Très attendue par une grande partie de la communauté hip-hop, Little Simz revient avec Grey Area, un nouvel LP retentissant d’une énergie brute, presque abrupte, quasi folle, mais foncièrement maîtrisée. Avec ce troisième effort, ni tout à fait blanc, ni vraiment noir, la jeune britannique aux vingt-cinq printemps explore son monde et réfléchit sur les processus qui l’ont mené là où elle est en aujourd’hui à travers (au moins) dix nuances de gris.
« Me Again, allow me to pick up where I left off… »
Mais quelle meilleure façon de débuter un album que par ces quelques mots que ne renieraient certainement pas les dialoguistes les plus chevronnés de tout bon western-spaghetti qui se respecte ; celle annonçant le retour du héros que toute la ville croyait mort, froidement assassiné par ce traître de Gilligan. La phrase d’ouverture d' »Offence », augurant des bottages de cul de Gilligans en masse, est déposée comme une fleur sur une batterie sèche et une guitare basse funk ultra-saturée : la couleur est annoncée. Au-delà de ça, cela laisse présager qu’une direction claire a bel et bien été définie malgré le caractère trouble et marécageux de la zone grisée où a décidé d’évoluer notre héroïne.
Le révélateur d’une solide ligne artistique est lorsque tout ce qui entoure la musique évoque presque autant, si ce n’est plus, que le propos de la musique elle-même. Ainsi, pour avoir une idée du contenant avant même la découverte du contenu, on aurait pu analyser le noir et blanc ultra-contrasté de la pochette, à son traitement brut de décoffrage pour le clip de « Boss », ou encore à cette absence presque étouffante de hautes lumières sur les textures pourtant très colorées du clip de « Selfish ».
On aurait pu également renifler quelques pistes à la lecture des titres de la tracklist : dix pistes pour onze mots ; chaque mot pris à part englobant un concept à lui tout seul plus ou moins lié à celui d’épreuve et d’adversité ; chaque mot pris dans la chronologie dessinant la trame d’un voyage introspectif mouvementé. Assez d’indices éparpillés donc, pour se faire une idée de ce que l’on va découvrir une fois le casque posé sur les oreilles.
Orchestration minima pour arrangements maxima
Ce projet doit énormément au producteur londonien Inflo, la tête pensante de cet album, et accessoirement un des amis d’enfance de Simz. Il a notamment travaillé au côté de Danger Mouse en 2016 pour la production de l’album Love & Hate du soulman Michael Kiwanuka ; un album largement plébiscité par la critique. Sur Grey Area, Inflo produit la totalité de morceaux, un des facteurs pouvant expliquer la cohésion globale du projet ; notons que l’on retrouve Sigurd et le cosmique Astronote à la co-production respectivement sur « Pressure » et « Flowers ».
Pour ce projet, le producteur a travaillé en prise de son directe. Partant d’une base batterie, guitare basse, il est ensuite venu étoffer sa base avec plusieurs instruments récurrents ; le piano et la guitare en sont les principaux. « Étoffer » semble cependant être ici un bien grand mot ; il ajoute tout juste quatre accords de piano sur « Selfish » qu’il boucle, et à peine autant d’accords pour les guitares teintés de blues de « Wounds » et de « Sherbet Sunset ». Des fragments de Son cependant suffisamment travaillés et assez intelligemment placés pour conférer aux productions une atmosphère propre.
Il serait pourtant mensonger d’affirmer que l’ensemble des productions est dépouillé dans leur forme. La plupart des morceaux fourmillent d’arrangements, et donc de vie ; à l’image de « Flowers » – peut-être le morceau le plus profond de l’album – de ses chœurs mellows et de sa trompette aérienne. Mention toute spéciale à l’extraordinaire morceau « Venom » qui, grâce à ses cordes horrifiques et au jeu des cymbales d’une batterie en laidback, réussit à représenter le trajet du venin et à recréer les effets de dédoublement de vision pour celui qui en reçoit la dose. Hallucinant.
Au vu du jeu et plus globalement du traitement sonore, l’album tire naturellement vers le funk-rock, mais s’autorise des détours vers la nü-soul avec « Selfish » ou vers le hip-hop des 80s aux relents punk avec « Boss » et « Offence ». Inflo s’autorise même le luxe d’incorporer des rythmiques et des sonorités d’Asie de l’Est sur le morceau respiration qu’est « 101FM ».
Simz like she got a lot on her plate
A part peut-être pour « Wounds », pas de grandes leçons sur le monde à lire en filigrane ici. Tout le travail d’écriture de Little Simz gravite autour de sa vie, de ses choix et de ses expériences dans sa quête ultime pour devenir artiste. Il s’agit d’un voyage ultra-personnel où fluctue amour et ego. Sur le morceau « Selfish », elle évoque son « très gros » ego et son appétence pour les belles choses. Mais n’oublie pas de rappeler, à juste titre, que tout ce qu’elle possède aujourd’hui, elle l’a conquis par ses propres moyens, à la seule force de sa volonté.
Diamonds will forever be a girls best friend
Everything’s imperative for the way I live
I know it’s material, but not irrelevant
All this here is worked for, not inherited– Selfish
Cleo Sol, l’une des étoiles montantes du R&B Britannique, vient contrebalancer l’énergie – plutôt canalisée sur ce morceau – de la native londonienne, bien aidée il est vrai, par le traitement doucereux de sa voix.
Aux morceaux très égotrippants du début se succèdent des morceaux plus profonds. « Pressure » et son piano mélancolique traite de la question de la célébrité et du revers de cette imposante médaille. Le morceau, favori de Simz d’après ses dires, est en collaboration avec le groupe de downtempo suédois Little Dragon. Le second refrain, que la chanteuse Yukimi Nagano chante, résume l’essentiel du propos.
So you wanna be filthy rich, then?
Put yes men by itself
When you walk along this route
Go, go swimming ‘gainst the tide– Pressure
Sur « Flowers », Simz, par l’usage du même thème de la célébrité, s’interroge cette fois sur l’intemporalité des grands artistes, et par ricochet, de la sienne. Le morceau conclusif voit Simz et le désormais incontournable Michael Kiwanuka rendre un vibrant hommage au fameux groupe des 27 : ces créatifs, musiciens, chanteurs ou peintres morts au sommet de leur gloire, tous à l’âge de 27 ans.
Sur « Therapy », elle effectue son auto-analyse et affirme qu’elle n’a pas besoin de thérapie, offrant par la même une illustration parfaite du mot ‘ironie’ à insérer dans le Larousse 2020.
Afraid of the dark, afraid of the past
Afraid of the answers to questions I never asked– Therapy
« Sherbet Sunset » est un morceau de rupture adressé à un ancien amoureux. En plein dans l’ambivalence du sujet, il s’agit surtout pour elle d’une excellente manière de s’ouvrir et d’accueillir ces émotions contraires ; émotions lui permettant de faire le point sur elle-même et d’ainsi mettre en lumière ce qu’elle (ne) souhaite (pas) dans une relation amoureuse.
I can’t do relationships for Instagram
Posing like my life is perfect, really it’s the opposite
Lately I been down a lot
I talk to no one about it– Sherbet Sunset
Il y a également « Wounds » en collaboration avec le chanteur de reggae Chronixx ; morceau évoquant le sordide problème des armes à feu dans les quartiers pauvres. Elle finit d’ailleurs par narrer la tragique histoire d’un fratricide sur son troisième et dernier couplet…
Le morceau « 101FM » la ramène dans le passé et à quelques événements ayant jalonnés sa jeune carrière. Dans celui-ci, elle se remémore ces journées passées à jouer à Crash Bandicoot et à Mortal Kombat avec ses amis de son label Age 101, ou à compter les fois où elle a manqué le couvre-feu imposé par sa mère pour aller fumer la concurrence de son flow sale dans des salles de radios fumeuses. Si le morceau peut sembler plus anecdotique dans l’album annonçant tout de même un tournant vers quelque chose de plus apaisé dans la suite de l’album, il faut surtout le voir comme un bel hommage à ceux qui ont contribué à son élévation dans le business mais aussi, et surtout, dans sa vie personnelle.
L’anti Cardi/Nicki ou l’énergie au service de l’égotisme positif
Ceux étant familier avec le travail de Little Simz savent pertinemment que celle-ci n’a rien a envier à ses pairs. Absolument rien. Pourtant à l’issue de la sortie de son concept-album Stillness In Wonderland en 2016, une question de direction artistique subsistait, une question inhérente à son propre Son, de celui qui la définirait bien moins en tant que rappeuse qu’en tant qu’artiste à part entière.
Elle ne fut pas beaucoup aidée par certaines « critiques » qui soulevèrent l’aspect imperméable au marché de ses choix artistiques, mais aussi du personnage qu’elle incarne. Comprenez : si l’artiste souhaitait toucher un public plus large, il aurait fallu qu’elle abandonne une partie de ce qui la caractérise, pire encore, de ce qui fait toute sa force. Bien mal leur en pris, car en plus d’avoir réglé ce problème de direction avec Grey Area, Simz délivre un message sans équivoque à tous ses détracteurs avec le morceau coup de poing « Offense », puis avec le morceau suivant à la même teneur prônant l’auto-détermination : « Boss ».
Rejected the dotted line but not the pen
Invested in myself, that was money well spent– Boss
Embrassant désormais pleinement ce style accrocheur sans concession largement inspiré du grime ; acceptant le fait qu’elle ne sera probablement jamais aussi « bankable » que certaines de ses compères Américaines, Little Simz réalise ici un quasi sans faute et réussit largement son pari alors même qu’elle est supposée évoluer dans la zone grise.
L’album pourrait bien être, à terme, considéré comme son tout dernier laboratoire, celui où elle s’est dégoté la formule lui permettant d’être enfin l’artiste qu’elle a toujours été. On ne serait même pas surpris de la voir lâcher la particule « Little » pour ses prochains projets. Soyez en assuré, vous n’avez pas fini d’entendre parler de la « patronne dans sa putain de robe ».