Si l’année 2023 avait marquée un cap pour nos voisins d’outre-Manche, l’année 2024 aura paradoxalement était celle de toutes les critiques.
Une scène ennuyeuse, des artistes complaisant·es et un manque de prise de risque, voilà en somme ce que certain·es reprochent au rap britannique actuel. Un message relayé notamment par le producteur TSB en interview dans nos colonnes en septembre dernier.
Constat trop alarmiste ou réel besoin de remise en question ?
Force est de constater que l’année passée a effectivement été globalement en deçà du niveau des 5 dernières années. Premièrement cela s’explique par l’absence d’albums des plus grosses têtes d’affiche (Central Cee, Skepta, Dave ou Stormzy) et des albums plutôt décevants pour les autres (Simz, Headie One, NSG, Steff London).
Deuxièmement, on n’a pas non plus eu grand-chose à se mettre sous la dent du côté des projets de nouveaux artistes. Quelques rappeurs émergents se sont démarqué le temps d’un hit sur Tik Tok comme Pozer, LeoStrayTrill, Jordan Adenuji ou YJ mais ils ont encore tout a prouvé. Enfin, il n’y a pas eu de singles au retentissement international (mise à part peut-être « BAND4BAND » de Central Cee et Lil Baby) comme cela avait été le cas en 2023.
Pourtant tout n’était pas à jeter en 2024, loin de là.
On a vu émerger plusieurs tendances intéressantes sans qu’aucune ne semble prendre le dessus : engouement retrouvé pour le grime avec les freestyles de Chip, évolution de la drill vers la sexy drill ou la post jersey de Pozer, renouvellement de la trap avec une texture futuristique chez Fimiguerrero et surtout l’influence grandissante des rythmiques africaines et caribéennes sur l’ensemble de la scène. Le rap UK ne fait pas du sur-place mais semble plutôt se chercher après l’âge d’or Afroswing des années 2017-2018 et raz de marée drill des 5 dernières années qui arrive en fin de cycle.
Et si l’année 2025 s’annonce comme une année excitante avec de grosses sorties (Central Cee, Skepta, Dave) et de nouveaux artistes émergents qu’on a hâte de suivre (Cristale, Kwn, Glizz), le cru 2024 mérite qu’on s’y penche. Il contient même selon nous de très bons albums et un tout simplement exceptionnel.
Nous vous proposons donc de revenir sur les 5 projets qui ont selon nous on marqué l’année 2024 et risque d’avoir un impact sur le rap de ces prochaines années.
Date de sortie : 25/10/2024
En 5ème position on a choisi It Means Hope Where I’m From de Bawo l’un des rappeurs émergeants les plus talentueux de la scène UK . Connu pour son approche multi-genres et ses influences grime, garage ou soul, le jeune rappeur Londonien délivre un projet certes court (24min) mais extrêmement efficace. C’est la suite logique de l’album Legitimate Cause sorti l’année dernière et sur lequel Bawo apparaissait en costume cravate dans un bureau monotone. Sur ce nouveau projet, il dévoile son costume de super héros mais continue de développer des thèmes introspectifs (spiritualité, anxiété) avec authenticité tout en démontrant l’étendue de sa puissance vocale.
My therapist said i was gifted , is it?
La force de ce 3ème album réside aussi dans un travail remarquable au niveau de la production. Manny Dubbs et Kxmel nous proposent des instrumentales aériennes et planantes qui laisse assez d’espace à la puissance mélodique de Bawo. Le résultat est souvent hypnotiques voir jouissif. C’est le cas de l’excellent « Man of the Yeah » et son clin d’oeil à ScHoolboy Q ou du tout aussi excellent, « Tricky Stepper ». Bawo est en train de se faire une place sur la scène musicale britannique aux côtés d’artistes tels que Knucks ou Kojey Radical et cet album montre qu’il a le potentiel d’aller beaucoup plus loin.
Morceaux à écouter d’urgence : « Man of the Yeah » et « Tricky Stepper »
— Florent Hacq
Date de sortie : 15/11/2024
Il faut remonter quelques année en arrière pour comprendre le contexte de cet album. Novembre 2020, la première mixtape de Pa Salieu Send them to Coventry devient l’une des sensations rap de l’année. Le jeune artiste (il a alors 22 ans) est au milieu d’un run impressionnant jalonné de bangers (notamment avec Gazo) et d’apparitions remarquées, chez Jimmy Fallon ou à Glastonburry. Ses ambitions, qu’il nous avaient alors partagées en interview, sont malheureusement freinées par une incarcération de 2 ans pour des faits remontant à 2018. Fast forward à Septembre 2024, Pa Salieu est à peine libéré qu’il sort déjà « Belly » excellent morceau à l’énergie contagieuse qui deviendra le premier single de son second album Afrikan Alien. Pa Salieu est de retour, plus motivé que jamais et il n’a rien perdu de la singularité qui lui avait permis de se démarquer 4 ans plus tôt.
En effet, le rappeur d’origine gambienne est capable de mélanger influences afro-caribéennes, afrofuturisme et analyse de la société anglaise comme personne. Cette direction artistique se retrouve tout au long de l’album, dans les rythmiques comme dans les featurings. Pa Salieu réuni sur l’album trois des jeunes artistes afro-caribéens les plus chauds du moment, les rappeurs nigérians Black Sherif et ODUMODUBLVCK et le jamaïcain Byron Messia. Le résultat est saisissant : 11 titres riches et singuliers qui alternent trap à l’énergie brute (« Ya Zee » ou « Dece »), rythmes Amapiano (« Soda », « Big smile ») et titres plus posé (« Round & Round » ou « Regular »).
Le dernier morceau de l’album, « YGF » (pour Young Great & Free), reprend magnifiquement une boucle déjà utilisée par Kheops pour la compilation Sad Hill sortie en 1997. Avec ce projet Pa Salieu nous montre qu’il faudra compter avec lui pour les prochaines années et nous donne sans doute un aperçu du futur du rap UK et du rap tout court.
Morceaux à écouter d’urgence : « YGF » et « Belly »
— Florent Hacq
Date de sortie : 29/11/2024
C’est l’homme en forme au UK et ses ambitions semblent au niveau de son talent. Potter Payper nous avait impressionné l’année dernière avec Real Back in Style, un premier album de haut vol qu’on avait d’ailleurs retenu parmi les 10 meilleurs projets anglophones de 2023. Et le rappeur de l’Essex n’a pas chômé en 2024 avec une tournée et 3 projets : Thanks for hating, 36 hours avec M Huncho et Nightmare Before Christmas. C’est ce dernier que l’on retient pour notre top 5.
Reposant sur un concept intéressant mais pas non plus révolutionnaire, cette mixtape « film d’horreur » permet à Jamel Bousbaa de son vrai nom de développer un peu plus son univers sombre. Il démontre tout au long de 16 titres cohérents ses talents de rappeur et de lyriciste. Les productions sont très réussies et les rappeurs invités pertinents notamment Fredo sur l’excellent « Let it go » et le rappeur espagnol Skinny Flex sur le surprenant mais réussi « 3am in Barcelona ».
My daydreams and nightmares got the same people in
Le thème du cauchemar revient tout au long du projet mais on atteint une apogée créative sur « Strangest Dreams » dans lequel Potter Payper décrit ses cauchemars les plus fous avec des images saisissantes. Au final Nightmare Before Christmas est une vrai réussite et permet à Potter Payper d’asseoir encore un peu plus son statut, celui d’un des meilleurs rappeurs UK avec un univers unique et une régularité impressionnante.
Morceaux à écouter d’urgence : « Strangest Dreams » et « Rap game »
— Florent Hacq
Date de sortie : 23/02/2024
Personnage important de la scène UK depuis 20 ans, Ghetts sortait en février 2024 On Purpose With Purpose, son 4ème album studio. Les productions assurées entre autres par Emil et TenBillion Dreams sont riches et puisent leurs influences dans la trap, le r&b l’afrobeats ou l’amapiano. Ces différentes textures sonores servent de toile de fond à un Ghetts introspectif et parfois même intime.
Dès l’intro il nous plonge dans ses interrogations, celles d’un père de famille de 38 ans qui dresse un premier bilan de sa vie et réfléchit au sens de son existence. Cette maturité se ressent dans les thèmes abordés, notamment sur le poignant « Jonah’s Safety » qui parle de dépression post-natale, d’avortement et de viol. Au fil des titres, Ghetts nous laisse entrevoir plusieurs facettes de sa personnalité. Guerrier sur « Anakin », plus léger sur « Tumbi » et sombre sur « Twin Sisters ».
L’album est également profondément engagé et aborde la réalité sociale de l’Angleterre des années 2020 avec habileté et sans tabou. Une conscience politique que l’on retrouve sur « Double Standards », sans doute le meilleur titre du projet dont la production signée Emil et R-Kay est aussi douce que le texte est dur. Ghetts y dénonce les incohérences d’un système planétaire hypocrite et injuste avec un texte brillant qui épingle tour à tour le racisme systémique, l’industrie de la mode et l’hypocrisie des géants de la Tech.
On Purpose, With Purpose est versatile et reflète l’évolution d’un artiste qui reste vrai mais est toujours en mouvement. Authentique et profond, il s’apparente plus à un film d’auteur qu’à un blockbuster mais reste une oeuvre à ne surtout pas manquer. Vous pouvez lire notre chronique complète de l’album ici.
Morceaux à écouter d’urgence : « Double Standards » et « Anakin »
— Florent Hacq
Date de sortie : 11/07/2024
Difficile d’être mesuré tant ce projet est brillant et mérite d’être célébré. Avec Being Poor is Expensive Bashy réalise deux exploits. Le premier est de réussir un retour après 15 ans sans sortir de musique. En effet Ashley Thomas de son vrai nom, n’a sorti qu’un album (Catch me if you can en 2009) avant de mettre de côté la musique pour se consacrer à sa carrière d’acteur. Le deuxième est de créer une oeuvre intemporelle à la fois solidement ancré dans les années 90 et profondément moderne. La comparaison est osée mais on s’y risque: Being Poor is Expensive est un Illmatic version Londonienne !
Ce parallèle n’est pas accidentel car le rappeur anglais avait forcément en tête le classique de Nas lorsqu’il a conçu son album. À commencer par la pochette très similaire et le premier titre de l’album qui, tout comme le classique du rappeur New-Yorkais, s’ouvre sur le bruit du métro, nous signifiant au passage l’intention de l’auteur de nous faire voyager dans sa réalité. Nas avait capturé et retranscrit brillamment son expérience de vie à 19 ans dans le Queensbridge de 1994. Trente ans plus tard Bashy livre un témoignage poignant de son expérience en tant qu’homme noir ayant grandi dans le Nord-Ouest de Londres durant les années 90s. Les deux albums sont personnels et universels, ancrés dans une époque et intemporels.
La couleur musicale de Being Poor is Expensive est au service de cette ambition et les productions sont teintées des musiques avec lesquelles le rappeur de Kensal Rise a grandi. Le reggae par exemple sur « Being Poor is Expensive » ou « Made in Britain » dans lequel Bashy retrace, par le biais du parcours de sa grand-mère, l’histoire de la génération Windrush (nom donné aux immigrés caribéens arrivés au Royaume-Uni sur un bateau du même nom dans les années 50). On retrouve aussi des influences grime sur l’excellent « Sticky » et le hip-hop des années 90 avec le sample de « Keep it real » de Miilkbone (repris par Big L et Jay Z pour un freestyle d’anthologie) sur « Lost in Dreams » et de Soul II Soul sur « Midnight in Balans ».
Le morceau « Sweet Boys Turned Sour », premier single de l’album et son clip impeccable illustre la force de l’album et le juste équilibre trouvé entre nostalgie du passé et réflexions actuelles. Bashy y décrit son enfance : les Pogs, Street fighter, Arsenal ou Hey Arnold, l’innocence de ces souvenirs étant progressivement entachée par l’effet de son environnement sur son parcours.
Musicalement abouti, intelligemment construit, personnel et touchant Being Poor is Expensive a tout ce qu’on peut attendre d’un album de rap réussi. Fait rare, il est l’oeuvre d’un quadragénaire dont c’est seulement le deuxième album. Indubitablement le meilleur album rap de 2024 au Royaume-Uni, il semble qu’il a tout pour devenir également un classique du genre.
Morceaux à écouter d’urgence : “Lost in Dreams” et « Earthstrong »
— Florent Hacq
Les autres projets qu’on a aimés : Skrapz – Reflection, Fimiguerrero, Len & Lancey Foux – Conglomerate, Nines – Quite While you’re Ahead, BXKS – One Time, Headie One – The Last One, K-Trap – SMILE?, Meekz – TRU
DA : @soaznls
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