Mutation amorcée. Pourquoi limiter les variants et les lettres grecques au lexique médical ? Alors que le monde entame l’An III sous l’ère pandémique, le rap francophone semble lui aussi opérer une nouvelle mue. Après la période faste de la seconde moitié des années 2010, propulsée par beaucoup au rang de “deuxième âge d’or du rap français”, notre genre favori a remporté presque toutes ses croisades. Musique la plus écoutée, la plus streamée, la plus populaire auprès des jeunes… Que de superlatifs, synonymes de grandes victoires il y a seulement cinq ans mais qui ont conforté certains artistes dans des propositions peu aventureuses. À l’inverse, plusieurs artistes ont redéfini les contours du genre et les projets de qualité ont fusé en 2021, à tel point que le choix a été difficile.
Au milieu de blockbusters de qualité (avec notamment le grand retour d’Orelsan, l’ambitieuse narration de Laylow et le second volet de JVLIVS d’SCH), les espoirs de la nouvelle garde sont parvenus à tirer leur épingle du jeu. Alors que Frenetik a dynamité la concurrence avec une impressionnante technique rapologique, La Fève et Khali ont enfin émergé de l’underground grâce à des projets dignes de l’orfèvrerie. Tuerie, armé d’une folie lyricale et d’un storytelling décapant, a surfé sur des productions gorgées de soleil. Même sensation de fraîcheur chez Venlo, qui signe de belles prouesses mélodiques enrobées d’un RnB hybride et léché. Enfin, les grands Sheldon et JeanJass ont créé la surprise avec deux disques aussi introspectifs qu’inattendus.
Sortie : 22/01/2021
22 Janvier 2021. À l’aurore de la nouvelle année, un jeune rappeur belge sonne un coup de clairon et réveille le rap manu militari. L’arrivée tout en puissance de Frenetik n’a pas surpris les plus avertis qui avaient déjà été giflés par ses performances chez Colors. En porte-étendard de son univers, “Désordre” et “Infrarouges” ont placé Frenetik sur la carte du rap francophone, suscitant une attente légitime pour sa première mixtape. Jeu de couleurs a su y répondre en légitimant l’effervescence autour du début de carrière du rappeur belge. Portés par sa voix grave, son phrasé incisif et son flow appuyé, les quinze titres qui composent la mixtape ne versent pas dans l’énergie à outrance.
Au-delà d’une simple accumulation de bangers, le projet se veut diversifié dans les ambiances et les émotions qu’il invite à partager. Se glissent donc dans la tracklist des morceaux qui tuent dans l’œuf la monotonie qui pourrait possiblement s’installer. Avec Jeu de couleurs, Frenetik dévoile l’entièreté de sa palette chromatique et laisse ainsi une carte de visite flamboyante. En point d’orgue du projet, le featuring avec Sofiane Pamart : de sombres notes de piano que le flow du rappeur se charge d’asphyxier par son mal-être, prenant des airs d’exutoire violemment libérateur.
– Théo Lovestein
Morceau à écouter d’urgence : « Noir sur blanc »
Sortie : 12/02/2021
Sur cet album à l’éclat mystique, Venlo embarque le public dans un univers onirique empreint d’une douce mélancolie. La tête dans les nuages, les deux pieds ancrés sur le sol, ce rêveur nourrit pourtant des ambitions bien concrètes. S’il rêve, c’est à une vie d’artiste et à un succès qu’il appelle de ses vœux. Calme en apparence, le belge s’avère dangereux lorsqu’il rappe pour l’exercice de style, notamment lorsqu’il est en duo avec son complice Absolem.
Les critiques désabusées et les images fusent et sitôt qu’on s’intéresse au texte, on décèle une rage qui bouillonne sous la surface. Intégralement produit par le génial Dee Eye, déjà à l’œuvre sur le disque de JeanJass, cet album se distingue par ses arrangements subtils et ses lignes mélodiques à tomber, en contrepoint d’une voix à la présence très rap. Guitares et pianos laissent à l’artiste tout l’espace pour ses digressions et ses fantasmes de gloire, qui on l’espère pour lui, deviendront vite réalité. Côté musique, c’est déjà une victoire.
— Florian Perraudin-Houssard
Morceau à écouter d’urgence : « Juste un peu »
Sortie : 19/03/2021
Attendu comme le messie par une horde de fanatiques en constante augmentation depuis le succès du premier opus, JVLIVS deuxième du nom a bénéficié d’un lancement magistral début février par SCH, avec le clip à l’esthétique cinéma de “Marché Noir”. Si la filiation avec le premier volet de la trilogie est évidente dans les thèmes et les visuels, l’album semble moins marqué de références cinématographiques que son prédécesseur. Et ce malgré la présence renouvelée d’interludes narratifs, toujours assurés par José Luccioni (la voix français d’Al Pacino).
Comme à son habitude, le S habille ce nouvel album d’un lot de visuels extrêmement bien sentis, de “Mannshaft” à “Corrida”, avec une mention spéciale pour l’immense “Crack”. Peut-être moins original et intime que le volume un, JVLIVS II reste assurément un des tous meilleurs albums de cette cuvée 2021 et réussit l’exploit de faire d’un album de 21 titres un disque homogène, digeste et que l’on se surprend à écouter d’une traite.
— Antoine Bosque
Morceau à écouter d’urgence : « Fournaise »
Sortie : 16/04/2021
Après une longue période en duo incarnée par la série des Double Hélice, JeanJass a repris son chemin en solitaire pour livrer une des plus belles surprises de 2021. Hat Trick a un goût d’introspection inédit pour le belgo-marocain, qui livre sur ce disque de larges tranches de vie. Il nous invite dans son intimité et dévoile le parcours de son père sur “Berkane”, sa vie amoureuse sur « Derrière ses oreilles » ou encore la frénésie du succès sur « Qu’est-ce qui m’arrive ». L’esprit sarcastique qu’il affiche d’habitude aux côtés Caballero s’estompe à la faveur d’un album qui se veut plus “conscient”, comme l’indique la présence d’Akhenaton et de Raf.
Hat Trick marque également les esprits par sa direction artistique, qui synthétise l’ensemble de la discographie de JeanJass. Ambiances vieille école qui rappellent ses débuts, touches soulful dans l’esprit du label américain Dreamville et moments plus fun, qui évoquent les meilleurs heures de Caba & JJ, rythment un album varié tant sur le fond que sur la forme. Une variété sonore dont le producteur Dee Eye est largement responsable. Alors que les footballeurs belges peinent à soulever un trophée, JeanJass s’avère être le numéro 9 qui manquait au rap francophone en 2021.
– Malo Hervé
Morceau à écouter d’urgence : « Berkane » Ft. Nemir
Sortie : 21/05/2021
Aux côtés de ses contemporains de l’underground La Fève, J9ueve, Malo ou encore Sonbest, Khali fait partie de ce qui a été populairement qualifié de new wave. Si cette labélisation ne présente ni de grand intérêt ni de véritable sens, les artistes qui y sont rattachés développent chacun un art plein de caractère et de singularité, aux antipodes d’une soupe générique trop souvent servie ces dernières années. Parfois raillé pour son timbre vocal nasillard et pincé, parfois porté en génie pour cette même caractéristique, Khali ne sème pas l’indifférence sur son passage. Après son bel EP Le Tournesol sorti en 2020, le rappeur bordelais se devait de confirmer les espoirs placés en lui: chose faite avec LAÏLA.
La production des onze titres qui composent le projet offre à Khali l’assise émotionnelle nécessaire pour conter ses états d’âme aussi bien qu’elle se distingue par l’élégance de ses instruments. Écrits à vif, les textes de Khali dévoilent une tristesse à laquelle les remèdes semblent être la passion et l’abnégation qu’il insuffle dans sa création musicale. Cette ambition qui l’anime se matérialise par un véritable travail d’orfèvrerie. Chaque pièce qui compose le projet s’imbrique parfaitement dans l’autre et en résulte une œuvre harmonieuse, complète et précieuse. Nul doute que LAÏLA marquera un tournant dans la carrière de Khali, ouvrant par là de grandes perspectives.
— Théo Lovestein
Morceau à écouter d’urgence : « Couleurs »
Sortie : 08/07/2021
Sublimer la douleur par un humour cynique et une plume délicate, c’est la promesse que renferme Bleu Gospel, le premier effort de Tuerie. Découvert grâce à une série de freestyles qui ne laisse alors rien présager de la suite, le protégé de Luidji chez Foufoune Palace a pris le public par surprise. Son style théâtral où les personnages sont mis en scène par un jeu d’acteur évoque d’emblée l’interprétation de Kendrick Lamar. Du californien, Tuerie n’a pas hérité que d’un sens dramatique.
Le storytelling qui parcourt ses chansons capte tout de suite l’attention et véhicule les émotions avec finesse. L’influence gospel, assumée dès l’introduction, renforce la filiation avec l’américain et confère à cet opus une grande richesse sonore. Quant aux lignes mélodiques, elles complètent avec maîtrise une narration libre et sincère. Alors que l’ombre d’un paternel violent plane sur ses textes et infuse jusque dans les histoires d’amour qu’il raconte, Tuerie s’émancipe et trouve sa propre voix dans un projet que l’on devine cathartique.
— Florian Perraudin-Houssard
Morceau à écouter d’urgence : « Tiroir Bleu »
Sortie : 16/07/2021
À une époque où playlists thématiques et mode shuffle prédominent, il existe quelques irréductibles comme Laylow pour défendre avec virtuosité le format album. Un an tout juste après la sortie de Trinity, le rappeur toulousain récidive avec un opus sophomore au moins aussi conceptuel que le premier. Il se livre cette fois-ci à un exercice d’introspection et nous conte l’avènement d’un certain Mr. Anderson dans sa vie. Mettant en scène les débuts de sa vie d’artiste, Jérémy Larroux investit le projet de toute son âme et dévoile la genèse de son alter ego artistique.
Le message d’empowerment porté par L’Étrange histoire de Mr. Anderson se double d’une réalisation sonore très consistante. Accompagné d’un casting de titans (Damso, Hamza, Wit., Alpha Wann, Nekfeu, Fousheé et slowthai), Jey fait sur ce disque une véritable démonstration de force. Il se hisse au sommet de son art et fait du concept album un objet hype. Une performance qui consacré son génie et a mis d’accord les dernières oreilles encore récalcitrantes à son style.
— Christophe Freitas
Morceau à écouter d’urgence : « LOST FOREST »
Sortie : 05/11/2021
Après Lune Noire, un premier album studio aussi génial que pointu, Sheldon opère un virage à cent quatre-vingt degrés avec un disque beaucoup plus intime et rassembleur. L’architecte sonore de la 75ème Session délivre ici un projet dense, où il se dévoile avec une touchante sincérité. Tout au long des dix-neuf titres du projet financé à l’aide d’une campagne participative (un succès fulgurant), Sheldon expose ses craintes et réflexions, témoins de son entrée dans la trentaine, qu’il contre-balance par des instants de légèreté, entre rap pur et égotrip mesuré.
L’ensemble donne un album bluffant par sa cohérence, laissant penser que Sheldon s’est réellement lâché en le réalisant. Ce dernier n’a d’ailleurs pas oublié de convier des artistes gravitant autour de lui comme Zinée ou M le Maudit, mais aussi ceux moins proches du collectif et que le producteur-rappeur admire particulièrement, comme Isha. Le tout est produit d’une main de maître par un duo inédit composé de Vidji et Epektase, offrant à Sheldon un écrin musical sublime pour un album qui l’est tout autant.
— JuPi
Morceau à écouter d’urgence : « Top Boy » Ft. Isha
Sortie : 19/11/2021
Adressé à la fois à l’élue de son cœur et à toute la société, Civilisation est l’énième coup de génie d’Orelsan. Jusqu’ici centré sur lui-même, l’artiste en éternel décalage avec le rap devient roi de la pop et se tourne vers sa génération pour lui transmettre un message. En quinze titres, il encapsule l’époque en même temps que sa vie. L’une comme l’autre sont en perpétuel mouvement et Orelsan ne peut y trouver l’équilibre seul. L’appel qu’il lance dans le titre éponyme de l’album est à la fois une déclaration d’amour et un signal d’alarme. Tandis que l’homme vit la belle vie et s’apprête à avoir un enfant, l’artiste s’inquiète de l’état du monde et de la responsabilité qui lui incombe. Ou l’inverse.
Les productions créatives de Skread, magnifiées par la subtilité de Phazz, réussissent des parallèles osés entre des styles comme drill et jersey bounce, et fournissent à l’artiste le terreau fertile pour son histoire. Écologie, politique et sujets d’actualité sont traités par le prisme pseudo-naïf qui a fait son succès et la formule Orelsan trouve sa forme ultime. Une réalité commune à tous, chroniquée par un personnage à qui l’on s’identifie, qui tente ici le grand écart entre célébrer l’amour et éveiller les consciences. L’écueil populiste est évité de justesse et le rappeur normand vise dans le mille une année d’élection où les opinions sont plus polarisées que jamais. Aurélien Cotentin est-il le candidat qu’il manque à la présidentielle ?
– Florian Perraudin-Houssard
Morceau à écouter d’urgence : « Rêve Mieux »
Sortie : 17/12/2021
« Bounce ». Après une première percée à la rentrée 2020, La Fève est parvenu à transformer l’essai et faire resplendir la new wave aux yeux de tous. Largement propulsé par l’incontestable banger « MAUVAIS PAYEUR », ERRR est le fruit d’un travail remarquable. Là où son précédent projet KOLAF (réalisé en binôme avec le producteur Kosei) se voulait minimaliste tant en termes d’invités que de tracklisting, cette nouvelle mixtape se permet plus de folie et d’abondance.
L’influence américaine, que les sphères mainstream françaises ont quasiment délaissée depuis plusieurs années, revient ici en force. Playboi Carti, 21 Savage, Young Nudy : les parallèles avec la scène d’Atlanta ne manquent pas. Mais c’est avec ses formules bien de chez nous que le garçon de Fontenay-sous-Bois s’impose sur ces dix-huit (courts) titres, assurant au passage le retour d’un rap brut et sans concessions dans le paysage rap francophone. Sans être toujours flamboyant au micro, ses placements tranchés et sa voix placide se fondent au sein de productions chorales, donnant au disque des saveurs uniques et une cohérence certaine. Un véritable vent de fraîcheur ; force à la next gen.
– Elie Klarsänger
Morceau à écouter d’urgence : « VOIR AILLEURS » Ft. Zamdane
Les autres projets qu’on a aimés : Parcours accidenté de BEN plg, Mektoub de Di-Meh, ATHANOR de Django, Fantôme Avec Chauffeur de Benjamin Epps, OG SAN de Deen Burbigo, OFFSHORE de EDGE, Sacré de Georgio, Private Club de Jazzy Bazz, EDGE et Esso Luxueux, Everything Tasteful de Lala &ce, Avant la nuit de L’Or du Commun, In Love de Loveni, Effendi de Sameer Ahmad, Nuages de Sopico, La Vie de Luxe de Youv Dee et Cobalt de Zinée.
Pour retrouver l’édition des années précédentes :
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