Le second et dernier album de N.W.A ‘EFIL4ZAGGIN’ fête ses 30 ans
Après un EP en 1990, notamment pour répondre au succès solo d’Ice Cube, les quatre membres restants du groupe N.W.A se savaient plus qu’attendus avec leur sortie suivante. Trois ans après leur premier album retentissant, Straight Outta Compton, l’attente était donc énorme pour cette suite. Retour sur ce projet capital qui fête ses 30 ans cette année et continue encore de faire débat parmi les fans.
Privé d’Ice Cube depuis son départ du crew à la fin de l’année 1989, le groupe N.W.A perd alors bien plus qu’un simple membre. Parolier et interprète hors-pair, le cube de glace le plus charismatique et brûlant du rap game décide donc rapidement de voler de ses propres ailes et s’émanciper d’une situation contractuelle qui ne lui a jamais convenu. Son premier LP solo, AmeriKKKa’s Most Wanted paru le 16 mai 1990, confirme sans surprise tout le potentiel du rappeur natif de South Central avec à la clé un véritable succès. Une sortie saluée par la critique qui positionne le MC en concurrent direct du crew de Compton dans un rôle de rival qui, de façon inéluctable, va bientôt faire des étincelles par morceaux interposés…
La rivalité avec Ice Cube
Si, dans un premier temps, Cube a imaginé Dr. Dre comme producteur principal de son premier album, la réalité de la situation rend cette collaboration tout bonnement impossible suite à son départ du label Ruthless Records. Obligé de se réinventer, c’est donc du côté de New York et de l’équipe de production The Bomb Squad que le rappeur californien va trouver ses nouveaux partenaires sonores, aidé également par un précieux Sir Jinx. La team de Public Enemy trouve en Ice Cube une nouvelle voix imposante et revendicative pour dépeindre une Amérique qui parfois continue à s’écrire avec trois ‘K’. Une rencontre évidente et déterminante qui aboutit à un chef d’œuvre intitulé subtilement AmeriKKKa’s Most Wanted.
Avec ce premier effort solo, O’Shea Jackson prouve qu’il peut exister en solo après N.W.A et met donc la pression sur ses ex-compères. Ces derniers répliquent trois mois plus tard avec leur EP 100 Miles and Runnin’ sur lequel on retrouve quelques références au départ d’Ice Cube. Tout d’abord, sur le single portant le nom de ce projet avec ce passage de Dre : “Started with five and, yo, one couldn’t take it / So now there’s four ’cause the fifth couldn’t make it“. Puis, les attaques se font plus explicites avec toujours le doc sur « Real Niggaz » : “We started out wit too much cargo / So I’m glad we got rid of Benedict Arnold” (le général Benedict Arnold est dans l’histoire des États-Unis l’incarnation du traître pour avoir voulu livrer le fort américain de West Point aux Britanniques durant la guerre d’Indépendance).
Si, précédemment, les différents échanges se font uniquement par interviews interposées, à partir de ce EP sortie, l’altercation s’invite également dans leurs morceaux. Sur leur projet suivant et second album du groupe, un interlude est même consacré à Cube avec un florilège d’insultes regroupés donc sur ce « Message to B.A. » (B.A. pour Benedict Arnold, évidemment). Le morceau suivant sur la tracklist, « Real Niggaz », qui sur le EP précédent du crew était destiné à la concurrence avec une intro différente, s’offre pour l’occasion une nouvelle lecture où O’Shea Jackson est maintenant le principal visé. Face à ces attaques répétées, Ice Cube décide ensuite de sortir son fameux diss track « No Vaseline ». Une réponse sanglante et destructrice où Jerry Heller, manager du groupe N.W.A, occupe le rôle central.
Toujours plus loin dans la provocation
Avec désormais une concurrence accrue dans une scène gangsta rap qui a pris son essor, les quatre membres restants du crew N.W.A veulent affirmer désormais leur domination sur ce style. Un genre qu’ils n’ont pas vraiment inventé mais qu’ils ont réussi à populariser à un niveau inimaginable. Pour cela, ils vont repousser une nouvelle fois les limites et aller encore plus loin dans la provocation. Teaser à la fin de leur EP, c’est DJ Yella qui trouve le nom de leur prochain album et surtout un moyen de contourner la censure qui sévit à l’époque. En retournant leur NIGGAZ4LIFE pour donner EFIL4ZAGGIN, le groupe se joue donc des règles pour imposer leur titre explicite malgré tout.
Murder was a dirty job, to rob a dead man was the best plan / ‘Cause a dead man never ran
Un tour de passe-passe qui n’est rien à côté du contenu même de ce projet. Quitte parfois à se parodier en tombant de temps en temps dans un excès démesuré, les différents protagonistes ont décidé de faire vivre un enfer à l’Amérique conservatrice. Le curseur est poussé à l’extrême avec des montées de violence exprimées dans des titres comme « Appetite for Destruction » et « One Less Bitch », précédés par leurs interludes respectives « Protest » et « To Kill a Hooker » qui plantent parfaitement le décor. Dans le premier titre cité, Eazy-E nous présente ses “Ten Commandments of the hip-hop thugsta / Known as the thief and murderer” dans une partie endiablée écrite par Kokane du groupe Above The Law.
Le second morceau met lui en scène l’exécution de plusieurs femmes qui ont eu des démêlés avec Dr. Dre et MC Ren. Des storytellings horrorcores et misogynes ponctuées par la ritournelle “One less bitch you gotta worry about / She’s outta here and that’s how it turns out” et conclues par un Eazy-E qui n’hésite jamais quand il faut surenchérir : “In reality, a fool is one who believes that all women are ladies. A nigga is one who believes that all ladies are bitches and all bitches are created equal. To me, all bitches are the same”.
Dans la même catégorie, les titres « Approach to Danger » et « Findum, Fuckum & Flee » répondent également au cahier des charges mis en place par la bande de Compton. Les mêmes thèmes tournent donc en boucle inlassablement dans une zone de confort dont ils semblent se contenter, notamment depuis le départ d’Ice Cube. En solo, MC Ren nous offre, avec l’explicite « She Swallowed It », une suite à leur fameux « Just Don’t Bite It » présent sur leur EP 100 Miles and Runnin’. Du pornaudio insidieux précédé par des réinterprétations tout aussi libidineuses des classics « My Automobile » du groupe Parliament et « I’d Rather Be With You » de Bootsy Collins.
Des performances menées par un Eazy de gala quand il s’agit de chantonner ses vices avec une insolence hallucinante : “I’d rather fuck with you cause I like the way you scream my name / I know you like this dick cause you enjoy the pleasure and pain”. Sur le morceau « Automobile », on peut également entendre un très rare Dr. Dre en train de chanter avec un investissement qui le rend quasiment méconnaissable sur la fin de ce titre.
Les prémices de The Chronic
Pour beaucoup, cet album EFIL4ZAGGIN marque aussi et surtout une évolution sonore importante dans le style de Dr. Dre. En effet, le passage dans les années 1990, avec des règles de plus en plus strictes en ce qui concerne l’utilisation des samples, déclenche chez Dre et Yella une envie de s’entourer de musiciens pour donner vie plus facilement à leurs idées. C’est lors de cette époque que l’important Colin Wolfe intègre l’équipe de production du crew, accompagné par deux autres connaissances, le keyboardiste Justin Reinhardt et le guitariste Chris Claremont. Le touche-à-tout Mike ‘Crazy Neck’ Sims vient également se greffer à cette bande et, pour l’anecdote, prêter également sa voix dans quelques interludes de ce projet en jouant le rôle d’un flic raciste.
Avec tout ce beau monde, et la découverte de quelques instruments qui vont changer à jamais le son de la west coast (on pense notamment au clavier Moog), Dr. Dre et DJ Yella injectent dans leurs productions une bonne dose de groove avec donc des instrumentalisations live. Un morceau comme « Niggaz 4 Life » incarne parfaitement cette évolution avec ces apports déterminants de la bande de Colin Wolfe qu’on retrouvera également aux crédits du prochain projet solo du D.R.E.
A l’écoute de quelques titres de cet album, on perçoit déjà ce que sera la révolution G-Funk avec quelques fondamentaux qui s’installent. Le single « Always Into Somethin’ » met déjà en avant ces notes aiguës si caractéristiques d’un style qui va rapidement déferler sur le rap game. Comment ne pas penser également au fameux « Deep Cover » quand on se réécoute le morceau « Appetite For Destruction ». Et que dire de cette version du « I’d Rather Be With You » de Bootsy Collins, si ce n’est qu’elle marque seulement le début d’un travail de réinterprétations qui atteindra des sommets une année plus tard avec The Chronic.
Avec EFIL4ZAGGIN, Dr. Dre évolue, apprend et fait donc de cette œuvre un véritable laboratoire d’expérimentation. Pour l’occasion, les BPM sont même ralentis par rapport à leur projet précédent pour laisser une place encore plus grande aux compositions et programmations en tous genres. S’il y a bien un sujet de cet album qui ne prête pas à débat, c’est bien le travail au niveau des productions qui est tout bonnement sensationnel. Des effluves de chronic se font sentir tout le long de cet opus et même au niveau des rares invités. Jewell commence à pointer le bout de son nez, ou plutôt sa voix, sur « I’d Rather Be With You », quand Warren G s’illustre déjà sur un interlude avec « 1-900-2-COMPTON ». C’est d’ailleurs lors des séances d’enregistrement de cet album que l’ensemble du crew N.W.A fait pour la première fois la connaissance d’un certain Snoop. Si pour l’instant le dogg de Long Beach est juste là en spectateur, son heure viendra rapidement…
Clap de fin
Lors des derniers jours de mixage de cet album, l’ambiance est complètement électrique et les dissensions au sein du groupe sont nombreuses et commencent vraiment à peser sur tout le monde. DJ Yella déclarera même quelques années plus tard : “Tout s’est fait précipitamment à la fin. L’ambiance n’était pas bonne et avant même la sortie de l’album le groupe était déjà séparé”. Les critiques d’Ice Cube sur la gestion des royalties par Jerry Heller et Eazy-E commencent à trouver un certain écho chez Dr. Dre qui demande enfin à voir l’intégralité de son contrat. Dans le même temps, ce dernier et The D.O.C. se rapproche d’un certain Suge Knight qui veut lancer son propre label musical. Suge fait même quelques apparitions remarquées en studio lors de la finalisation du projet EFIL4ZAGGIN pour convaincre Eazy de libérer Dre de son contrat…
Le début de la fin pour N.W.A avec donc un départ devenu inévitable d’Andre ‘Dr. Dre’ Young pour rapidement lancer le nouveau label Death Row Records avec son fidèle ami D.O.C. et Knight. Un divorce en très mauvais terme qui va aboutir à une guerre verbale médiatique et violente entre Eazy-E et Dre avec une implication de tous leurs entourages respectifs et des diss tracks qui resteront dans la légende.
La clôture de cette épopée se fait donc dans un certain chaos, sans tournée pour défendre ce projet sur scène, mais avec un engouement important de la part des fans de la première heure. Lors de sa première semaine de commercialisation, EFIL4ZAGGIN se classe à la seconde place du top albums avant de grimper à la première la semaine suivante. Une performance à signaler, d’autant plus que le groupe n’a aucun single en rotation permanente sur les grosses radios du pays.
Au moment de refermer cet article, avec le dernier titre de la tracklist, le débat n’est finalement plus en 2021 de savoir quelle est la place de cet album par rapport au précédent, ni même de s’interroger sur la pertinence d’un projet sans Ice Cube. Avec EFIL4ZAGGIN, le groupe N.W.A a écrit une dernière page essentielle de leur histoire commune sans s’écarter de la recette gangsta rap initiale qui les a fait connaître dans le monde entier. Une œuvre provocante qui conclut donc l’une des success stories les plus inattendues de la musique et qui s’achève en définitive aussi brutalement que son commencement.