Cela faisait un petit moment que nous ne vous avions pas parlé de beatmaking sur BACKPACKERZ. Suite à la release de 5th Season, on a rencontré les quatre artisans du beat qui composent La Fine Équipe. De l’impact de La Boulangerie I (devenu culte depuis) au dernier né de leur discographie, en passant par l’évolution du genre ou l’influence (forcément) de J Dilla sur leur travail, voilà les principales thématiques évoquées lors de notre entretien, à découvrir ci-dessous.
BACKPACKERZ : La Boulangerie I a forcément une place à part pour vous. Que pouvez-vous en dire, dix ans après sa sortie ?
Blanka : Déjà, quand tu sors des trucs d’un artiste mort, on ne peut pas vraiment savoir à quel point le projet en question est validé.
Chomsky : Il y a quand même eu de belles sorties. Je pense à Dillatronic (2015). Mais il y a aussi eu des beat tapes assez faiblardes, il faut l’avouer. Des trucs sortis via la fondation de sa mère, tu sens que c’est juste une affaire de gros sous.
Blanka : Il y a eu de belles choses oui, mais au final on ne sait pas vraiment ce que Jay Dee aurait validé ou pas. C’est assez dommage.
Mr Gib : Il a fait son chemin. Ce qui nous intéressait à l’époque, c’était l’aspect nouveau du mouvement. Même s’il réactualisait d’anciennes musiques, il samplait des choses venues d’une autre époque, il avait une manière de faire qu’on trouvait très « nouvelle ». Du coup, il n’est plus vraiment un modèle pour nous aujourd’hui, même si cela aurait été super de voir la direction qu’aurait pu prendre sa musique.
Chomsky : Je pense qu’il serait dans l’electro, dans la scène « Future Beat », ces choses-là. J’aurais aimé voir comment il se serait approprié ces genres. Mais nous ne sommes pas arrêtés sur sa musique. Il y a des trucs vraiment biens dans son œuvre posthume, le gars a quand même produit des milliers de beats et c’était un génie.
Blanka : Il a enfanté beaucoup de producteurs qu’on connait aujourd’hui. Je pense à Kaytranada, Disclosure, aux gars de Soulection. Ils ne font pas exactement la même musique, les rythmiques sont changeantes, mais musicalement, ce sont des enfants de Jay Dee.
Oogo : Après sa mort, il y a eu un net regain d’intérêt pour son œuvre. C’était hallucinant. Cela a participé à façonner toute une génération de producteurs inspirés par Dilla, mais qui prenaient des voies différentes. Ce n’est pas le seul, un gars comme Madlib, et plus généralement Stones Throw, nous a également pas mal influencés.
Mr Gib : Ils continuent à sortir des artistes intéressants…
Oogo (le coupe) : Il y a quand même eu un ventre mou, il y a quelques années. Ils sortaient des choses dans lesquelles je me retrouvais beaucoup moins. Mais là, je pense que c’est reparti.
En tant que fan de Rap, j’ai un petit bémol concernant La Boulangerie I. Cela manque peut-être de rappeurs capables de sublimer tout cela. C’était une vraie volonté de votre part ? Ou bien des collaborations n’ont pas pu se faire ?
Oogo : C’est une volonté claire de notre part.
Mr Gib : C’est une volonté claire, mais c’est aussi parce qu’on était quatre à faire ce qu’on faisait et, à l’époque, notre entourage n’était pas constitué de rappeurs. C’est aussi une manière d’avoir plus de contrôle sur notre son, avoir la main sur tous les aspects.
Oogo : Au début, on ne se voyait que comme cela. Des faiseurs de beats. C’était le moment où, comme Dilla, le producteur devenait un artiste à part entière. C’est-à-dire quelqu’un qu’on va voir en concert, reconnu pour sa musique.
Chomsky : S’affranchir des rappeurs et sortir des albums de beats.
Oogo : A la même période, on a fait un album passé totalement inaperçu. Il s’appelle Fantastic Planet (2010). Fait en même temps même si sorti plus tard. On l’a fait en collaboration avec un rappeur américain qui s’appelle Mattic. Il y a des voix, des chanteuses. C’était un exercice cool aussi, même si c’était autre chose. On a toujours plus ou moins travaillé avec des rappeurs, mais le concept de La Boulangerie, c’était vraiment proposer du beat à 100%. On ne voulait pas non plus faire de beat tapes écoutées uniquement par les beatmakers, mais plutôt offrir un projet de qualité et facile d’accès. Je pense que le pari est réussi.
Quel est l’impact du disque à sa sortie ? Et comment le mesurez-vous ? On a finalement peu parlé de ce disque. Et en 2008, Internet n’était pas aussi développé qu’aujourd’hui…
Oogo : En 2008, on pouvait voir un gros changement arriver. La disparition progressive de MySpace, les réseaux sociaux qui arrivaient, et beaucoup de blogs et sites qui disparaissaient. Cela a effacé beaucoup de choses créées à cette époque, et YouTube n’avait pas la place qu’il a aujourd’hui. Je me rappelle aussi ne pas avoir eu de retours fous sur La Boulangerie I, même si on a eu beaucoup de soutien de la part de (Radio) Nova. On était aussi des artistes de studio, on ne faisait pas de live à l’époque. Il fallait faire un CD pour que ta musique existe, il n’y avait pas de streams.
Chomsky : Personne n’achetait non plus de MP3, c’était la grande époque du téléchargement.
Oogo : Voilà, et on a eu des retours venant de la presse papier. Il y a par exemple eu Clark Magazine.
Chomsky : On a aussi eu des magazines de skate. Tout cela avait été un peu récupéré par la culture skate, car on avait fait du son pour des vidéos de skateurs aussi.
Oogo : Globalement, les choses n’allaient pas à la même vitesse qu’aujourd’hui.
Mr Gib : On a commencé à faire du live en 2012. En terme de promo et de presse ce n’est pas du tout la même force de frappe. Si tu sors un album sans faire de tournée après, il y a beaucoup de choses auxquelles tu n’as pas accès. Ce n’est pas non plus un regret, car c’était pas franchement notre idée à l’époque. On faisait de la musique pour kiffer.
Chomsky : Et, pour être honnête, on ne savait même pas comment orienter notre musique pour le live.
Comment l’appréhendez-vous aujourd’hui, le live ?
Chomsky : A la base, eux trois (en parlant de Blanka, Oogo, et de Mr Gib, ndlr) sont DJ donc ils ont l’habitude de faire des sets. Le live, au départ, s’articulait comme une sorte de gros DJ set.
Oogo : On est plutôt turntablists en fait. On faisait du scratch par équipe, un peu comme Birdy Nam Nam ou C2C.
Chomsky : On a débuté comme cela, on avait qu’un seul disque à l’époque, donc cela se transformait en gros DJ set. On mélangeait nos différentes influences avec nos morceaux, et plus on sortait des disques, plus on incorporait notre musique pour le live, mais de manière déconstruite. Aujourd’hui, on est arrivé dans une formule live où toute notre musique est jouée, avec une scénographie et des lumières.
Oogo : L’évolution technique permet de faire plus de choses aussi. Au départ, on faisait de la musique dans notre chambre, avec des samplers, des machines hardware. Reproduire ta musique sur scène avec ce matériel-là peut être compliqué. Encore plus à plusieurs. Avec l’évolution technique et technologique à disposition aujourd’hui, on a quasiment tous les mêmes setups. On est tous sur notre ordi, avec le même logiciel. Tout est beaucoup plus simple. Les gens ont également compris que tu n’as plus forcément besoin d’un groupe avec guitariste-bassiste-batteur pour produire du son.
Et le fait de faire cohabiter votre live avec d’autres instruments, d’autres artistes ?
Chomsky : Je trouve cela délicat. Mélanger une musique clairement électronique avec des instruments, sur scène je trouve cela rarement réussi. J’ai même l’impression que, parfois, on met ces instruments en réponse à un complexe.
C’est-à-dire ?
Chomsky : Le complexe du musicien electro qui se dit que son live sera plus crédible avec de vrais instruments. Wax Tailor l’avait fait par exemple, mais je trouve que cela fait perdre de l’intérêt au live. Alors qu’un bon featuring vocal peut vraiment amener le live plus haut.
Oogo : Personnellement, cela ne me dérange pas, mais c’est vraiment selon ce que tu veux faire. Si l’on se décide à mettre une guitare sur scène, c’est parce qu’on pense que musicalement, cela peut nous apporter. Dans l’absolu, ce n’est pas un but. Alors que sur un album, on va le faire à fond. Collaborer avec plein de gens, des chanteuses, des rappeurs. Ce qui sera d’ailleurs fait sur l’album.
Mr Gib : Si tu écoutes La Boulangerie I et II, tu peux suivre l’évolution de nos envies. Musicalement, au niveau des influences, le prochain album est vraiment la suite de tout cela. On veut s’affranchir du sampling pour produire des sons. Faire intervenir des musiciens, les artistes du label aussi, des gens qui nous ont fait découvrir leur univers, et qui nous ont nourri.
Chomsky : On est très identifiés La Fine Equipe en live…
Oogo : On a des envies de scéno, de lumières synchro avec notre musique, de tableaux, et on a des envies de vidéo aussi.
Vos envies sont réalisables dans tous types de salles ?
Oogo : On n’est clairement pas Justice (rires). L’ambiance arène avec la douzaine de semi-remorques, on en est loin. On est forcément sur un format beaucoup plus modeste. Mais on a quand même envie d’amener un univers avec nous, d’emmener le public en balade avec nous. La scénographie est devenue un élément hyper important pour nous. Blanka synchronise beaucoup de signaux MIDI pour les envoyer aux techniciens lumière, et dans la musique électronique, c’est une part importante du show. Tu peux vraiment amplifier les sensations auditives que tu proposes aux gens grâce à la qualité visuelle de ton show.
Lors de notre dernière rencontre, on avait évoqué le fait que les frontières entre les différents styles musicaux que l’on affectionne étaient ténues. Aujourd’hui elles n’existent quasiment plus. A quel point cette nouvelle norme modifie votre manière de travailler?
Oogo : Cela nous nourrit. SoundCloud a fait un gros bond il y a quelques années. Nous, on est de la génération MySpace, et sans se comparer à eux, on assistait à l’émergence de producteurs tels que Flying Lotus ou Hudson Mohawke. La deuxième vague est arrivée avec SoundCloud, FL Studio, et Soulection qui montait. Avec Yann Kesz, un producteur qui est un peu notre grand frère, on réécoutait ces sorties-là et on discutait justement du vent de fraîcheur que cela apportait à l’époque. C’était excitant.
Les producteurs sortent désormais leurs propres albums.
Chomsky : On fait partie de cette génération MySpace sans étiquette. Je me souviens des débuts de Flying Lo, je cherchais personnellement à définir ce son. Puis le « Future Beat » est arrivé avec Soulection, mais avant, on appelait cela « Abstract hip hop », ou même « Wonky Beat ».
Oogo : Tu disais qu’on avait peu parlé de La Boulangerie I. Certes, Internet n’était pas ce qu’il est aujourd’hui, mais l’intérêt pour ce style musical était aussi moindre qu’aujourd’hui. On disait : « C’est ça la musique d’aujourd’hui », sauf que c’est vraiment entré dans les mœurs quelques années après. Il y a des artistes qu’on trouvait super forts, qui ont disparu de la circulation aujourd’hui, qui ont laissé place à toute cette génération de producteurs qu’on connait tous.
Chomsky : Une vague un peu représentée par Flume et Soulection. Même si Flume est très vite devenu pop.
Blanka : Il y a aussi de plus en plus de musiciens qui sont dans la musique électronique. Des personnes qui, à la base, ont appris un instrument et qui se mettent au beatmaking car, pour eux, c’est naturel. Alors qu’avant les choses étaient plus cloisonnées.
Chomsky : Phazz c’est un super exemple, il fait partie du label en plus (rires). On peut citer Superpoze aussi.
Parlons de 5Th Season. Comment vous sentez-vous suite à la release de l’album ? Quels ont été les premiers retours ?
Oogo : On se sent super bien, surtout que la release party à la Gaité Lyrique était complète, on n’avait pas sorti d’albums depuis cinq ans donc c’était super de voir notre public au rendez-vous. Nos invités ont aussi répondu présent, il y avait Medeiros, Madjo était là aussi, Fakear évidemment, et Sarah Lugo. Plage 84, un producteur qu’on apprécie beaucoup, a assuré pour la première partie !
Concernant les retours, ils ont été plutôt bons. Surtout au niveau de la presse plus généraliste et électronique en fait. Cela reste une grosse influence, mais on est pas à 100% « dans le Hip-Hop ». On n’est pas totalement identifiés à cette scène, les retours ne sont donc pas forcément venus de cette presse spécialisée.
5Th Season marque une rupture certaine avec vos précédents projets. Moins basé sur le sample, plus de compositions. Quelle est la prochaine étape ?
Oogo : L’album est beaucoup plus composé, il y a des chanteurs, ce qui n’était pas le cas avant, quand tout était quasiment instrumental. Il y a beaucoup plus de voix, mais on ne se donne pas de règles pour la suite.
On mangeait avec les gars hier en reparlant du sample. On se disait que c’est une façon de travailler qu’on maîtrise et qu’on affectionne particulièrement, pas se contenter de prendre une boucle et la laisser tourner. On a un EP qui arrive avec lui aussi beaucoup de compositions, on va aussi travailler avec des musiciens. 5Th Season était une étape un peu particulière, une évolution dans notre manière de travailler, de nouvelles choses qu’on voulait montrer, mais le sample reste hyper important pour nous.
Vous ne faites donc pas partie de ceux qui pensent que le sample a atteint une forme de plafond aujourd’hui ?
Oogo : Pas du tout. On pense qu’il y a autant matière avec le sample qu’avec la composition. L’un va avec l’autre. J’en parlais avec une copine DJ, il y a tellement de musique, tellement de manières différentes de la triturer que tu peux constamment découvrir de nouvelles choses. Cela ne s’arrête jamais, tu peux sampler de partout, tout le temps. C’est un puits inépuisable.
De belles collabs sont à noter sur l’album. Si celle avec Fakear était évidente, j’ai été agréablement surpris de retrouver Georgia Ann Muldrow, Declaime, T3 et Illa J sur le tracklisting. Comment s’est passée la collaboration ?
Oogo : Une super expérience ! On a pu avoir Georgia Ann Muldrow via Declaime (qui est aussi son mari). Cette collab date d’il y a quelques années, on l’a retravaillée pour la mettre sur l’album. On aimait beaucoup ce que faisait Declaime, qui bossait avec Madlib, je lui ai donc envoyé « Fonk Jedi », il a adoré le morceau et m’a proposé dans la foulée d’y inclure Georgia. On s’est vus à Paris suite à l’enregistrement des voix, l’alchimie était vraiment réelle. Georgia Ann Muldrow est une artiste assez niche, sans compromis dans sa manière d’aborder la musique. Par contre, que ce soit par Kendrick Lamar ou Flying Lotus, elle est reconnue par tous les grosses têtes du milieu.
T3, c’est tout simplement le rappeur de notre groupe favori, Slum Village. En termes de flow, la manière qu’il avait de connecter sa voix aux beats de Dilla… Il a toujours été parmi nos rappeurs favoris. La rencontre s’est surtout faite via Illa J, qu’on avait croisé à Paris, qui est venu au studio. L’idée de réunir les deux sur un même track trottait depuis un certain moment. Illa J, tu dois t’en douter, c’est hyper symbolique. C’est le frère de Dilla, notre artiste favori, mais on adore ce qu’il fait. Ils ont été à la même école, mais lui a une Soul dans la façon de chanter, dans la mélodie, qu’on a toujours trouvé impressionnante. C’était super enrichissant de bosser avec de tels artistes.
Pour finir, je voudrais vous parler de ces trois dernières années. On a pu vous voir en tournée au Canada, à Singapour, ou encore en Inde. Comment ces voyages nourrissent votre musique?
Oogo : Les tournées nous enrichissent énormément à chaque fois. On rencontre de nouvelles personnes, et avec ces personnes, on fait de nouvelles collaborations, c’est super motivant. On évolue musicalement. Par exemple, en Inde, on s’est retrouvés devant des gens qui ne connaissaient pas notre musique. La musique est universelle, et la notre est instrumentale. Je pense que cela fait connecter les gens à notre musique.
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