Intituler un album en référence au deuxième numéro de maillot du légendaire Kobe Bryant; quelle promesse ! Était-ce déjà là le signe d’un artiste qui, à l’instar du black mamba, avait laissé derrière lui ses erreurs de jeunesse pour nous proposer une version plus aboutie, plus expérimentée et donc tout simplement meilleure ? Si le 8 avait laissé place au 24 pour la légende de Los Angeles, c’est donc ici la Errr tape (2021) qui s’éclipse pour laisser 24 sur le devant de la scène. Si cette interprétation basketballistique est strictement personnelle, soulignons qu’elle n’est pas si étrangère aux intérêts de La Fève comme en témoigne sa référence dans « DJ » : “Si j’étais pas un footeux, je le ferais comme Wemby, je le ferais comme D Rose”. Cette allusion ouvre tout de même d’emblée la traversée de l’Atlantique sur laquelle La Fève nous embarque tout au long d’un des projets les plus américains de l’année 2023 du rap français. En effet, La Fève nous emmène tout droit sur la côte Est des Etats-Unis pendant une heure, au début de la décennie passée pour revisiter à sa façon la trap de l’époque. Dès lors, analysons ce qui, n’en déplaise ou pas à Kery James, représente le retour d’un rap français aux carrefours des cultures, le retour du rap français de la Fève. Souvent décrit depuis quelques années comme la future tête d’affiche destinée à faire le lien entre la scène underground et la scène plus commerciale, La Fève a-t-il réalisé sur 24 ce que bon nombre d’auditeurs et auditrices attendent de lui ? Ou, bien au contraire, s’en est-il affranchi pour marquer encore et toujours plus son originalité ?
Si La Fève comptait rendre hommage à une culture qui a sûrement accompagné l’éducation de son oreille musicale, il a tout fait pour s’approcher de la perfection en termes de production et d’habillage de l’album. D’emblée, l’introduction intitulée “Zay intro” donne le ton aussi bien dans la forme que dans le fond : “Ramener une sonorité en France” ; “Je voulais juste me faire connaître dans ma ville. Maintenant, ça me connait d’ATL (Atlanta) à Montgomery”. En effet, cette dernière est produite par l’un des pionniers de la trap aux Etats-Unis, à savoir Zaytoven, qui a fait ses armes aux côtés de Gucci Mane depuis plus de quinze ans.
De fait, La Fève propose un voyage immersif dans cette culture de la trap; qui a explosé au cours des années 2000 et du début des années 2010 aux Etats-Unis, et ce particulièrement à Atlanta (Young Jeezy, Gucci Mane, T.I, Migos, Future, Young Thug, 21 Savage…) ; aux côtés de pointure de la production pour offrir un rendu exceptionnel en matière d’instrumentales. En témoignent littéralement tous les morceaux de l’album qui ont chacun des instrumentales léchées et équilibrées entre des basses puissantes et des douces notes de piano, de saxophone et de guitare ; pour rester synthétique tant ces dernières sont riches. Cette production exceptionnelle, partie principale de l’habillage de l’album, découle du travail méticuleux d’une équipe de producteurs renommés. Ce n’est pas moins que Kosei (producteur historique de La Fève qui a notamment produit l’entièreté de sa mixtape Kolaf et une grande partie des morceaux de Errr) et Lyele Gwapo; pour rester aux acolytes habituels de La Fève; qui allient leurs forces avec Zaytoven, Tarik Azzouz, FREAKY! ou encore D1gri (et quelques autres) sur l’entièreté de ce projet.
S’il faut insister sur ces producteurs qui brillent tout au long de l’album, c’est qu’ils ne sont pas de simples musiciens qui accompagnent La Fève mais bien de véritables acrobates qui jonglent avec les différents registres de la trap sans aucune faute de goût. De même, ils ont des plages réservées au sein de nombreux morceaux pour souligner leur talent. En atteste notamment l’outro musicale du morceau éponyme “24” où Tarik Azzouz brille par sa finesse au piano. Ils sont donc aussi bien les artisans des morceaux trap purs comme “7W”, “Suite” ou “Navré” que des morceaux plus mélodieux à l’instar de “Rip Keed” ou “Ma chienne de traplife”. Même un morceau boom-bap comme “Homestudio”, un brin plus classique dans la rythmique, prend tout son sens grâce aux subtiles touches de piano et aux voix envoûtantes en arrière-plan.
Dans la lignée de ce positionnement musical, les deux collaborations anglophones avec Knucks (rappeur londonien) et Yung L.A (rappeur américain d’Atlanta) coulent de source, fait assez rare pour être souligné, d’autant qu’ils font revivre un ADN un peu plus “bouncy” de La Fève omniprésent sur ses albums précédents.
En somme, il est clair que cet album sort du lot. La Fève semble continuer son inlassable ascension sans pour autant faire de compromis sur sa musique. Exception notable : l’incohérent et médiocre “500” avec Tiakola, qui semble surfer sur la vague de popularité de ce dernier sans avoir le moindre rapport avec la thématique musicale du disque. Malgré cette petite faute de goût, il affirme donc encore une fois son oreille musicale exceptionnelle en rendant sa musique encore un peu plus riche (“La prod elle est luxueuse”, d’après ses mots introductifs sur “24”) et un peu moins expérimentale que sur les projets précédents. Par exemple, sa voix plus grave, est désormais systématiquement préférée aux jusqu’alors trop récurrentes voix extrêmement aiguës, souvent désagréables à l’oreille à tel point que 404 Billy s’en était fendu d’un trait d’humour piquant sur “Strictement Business” : “J’aime pas trop la New Wave, ils ont des voix de Chipmunks”.
L’instrumentalisation de 24, comme dit précédemment, n’a peu d’équivalents dans le rap français et avait tout pour faire de ce disque un classique de la discographie du encore jeune La Fève. À cela s’ajoute la dextérité au micro de La Fève, toujours aussi tranchant. En effet, il offre constamment des variations dans ses flows qui donnent du relief aux instrumentales. Les mélodies sont meilleures et les refrains plus accrocheurs que par le passé. Bref, 24 est extrêmement agréable à écouter et il faut bien avouer qu’il est très difficile de cesser de hocher la tête tant les morceaux s’enchaînent bien. Pour autant, en étant plus pointilleux, l’album est limité par certains bémols.
Tout d’abord, nombreux sont les auditeur·rice·s qui se sont extasiés du petit discours sincère de l’artiste sur l’outro du projet (tout simplement “Outro”). Bien que ce discours soit intéressant et plutôt qualitatif, ne doit-on pas être interpellé par la réaction du public concernant cette parenthèse clôturant l’album ? Si ce dernier s’est dit aussi satisfait de cette infime partie émergée de l’homme qui se cache derrière La Fève, c’est que les albums n’étaient pas personnels en matière lyricale et ne le sont toujours pas. À l’exception de l’assez nostalgique et excellent “Ma chienne de traplife” où il se livre sur son rapport à son art, les morceaux ne sont qu’une succession d’egotrips et de thèmes déjà vus sur lesquels La Fève n’apporte pas de réel plus-value (loyauté, rapport au succès, vie sentimentale…). Songeons par exemple à “Zaza pt.2” où la mélodie est excellente, l’instrumentale très intéressante, le refrain extrêmement efficace mais les couplets sont anecdotiques. En somme, il est maintenant clair que La Fève est un excellent rappeur doté d’une oreille musicale hors-pair. Toutefois, son plus grand axe de progression demeure encore et toujours l’écriture qui n’est clairement pas assez personnelle et souvent trop générique.
Par ailleurs, tout le monde sait que le flow linéaire est un de ses plus grands atouts au micro pour apporter du “bounce” à ses morceaux. Néanmoins, cette formule tend à toucher certaines limites lorsque l’instrumentale demande une interprétation plus sentimentale pour que le morceau prenne une nouvelle ampleur. Souvent, l’interprétation de La Fève donne l’impression de quelqu’un de marbre derrière son micro, ce qui peut parfois être un peu regrettable.
Pour conclure, ces deux derniers éléments contrastent légèrement avec l’engouement autour du projet, qui est sinon excellent sur tous les autres plans. À ce jour, 24 est assurément le meilleur projet de La Fève. À la fois plus complet et moins expérimental que les précédents (qui étaient déjà très bons), 24 va probablement faire passer un cap à un artiste de moins en moins underground (sans qu’il ne s’en détache complètement pour l’instant), tant sa côte de popularité explose. Sur la question de l’écriture, permettons nous d’être plus exigeant avec un artiste qui a d’ores et déjà toutes les cartes en main pour disposer d’une grande discographie d’ici quelques années s’il continue sur ce rythme. L’avenir est donc plus que prometteur.
La prochaine étape n’est-elle pas de développer un nouveau son La Fève ? En dépit de l’excellente musicalité de 24, ses influences sont si évidentes qu’on ne peut pas encore parler de son La Fève. Au vu des promesses musicales esquissées sur ses trois derniers projets (Kolaf (2020), Errr (2021) et 24 donc), il y a peu d’inquiétude concernant sa créativité qui pour l’instant ne cesse de donner des produits totalement différents les uns des autres mais tous membres d’un même chemin : celui d’un classique dont il ne cesse de se rapprocher.
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