Il n’y a aucune concordance entre ces événements, si ce n’est la rivalité entre les différents protagonistes qui les auraient provoqués. Pour autant, ils ont entraîné des interventions médiatiques et politiques plus affligeantes les unes que les autres, toujours prêtes à broyer les concernés pour générer de l’audience. En Angleterre, les pouvoirs publics s’en sont mêlés à coups de censure, déclarations médiatiques et de condamnations judiciaires, accentuant un peu plus la colère des populations face aux fractures sociales existantes pour qui la drill est un porte-voix et suscitant des questions dépassant le cadre de la culture rap. L’incompréhension des autorités et des médias face à ce genre musical en constante évolution fait-elle de la drill un contre-pouvoir pour une population laissée pour compte ?
L’Angleterre des années 2000 a vu débarquer le grime comme réponse contestataire à une politique sociale durement réduite par le gouvernement conservateur. Trouvant son écho au sein des banlieues londoniennes, le grime puise son essence dans l’état d’esprit du punk rock des années 70, un son garage agressif accolé à des influences afros et dancehalls porté par des MCs emblématiques tels que Wiley, Dizzee Rascal, Kano ou encore Lethal Bizzle. Véritable reflet identitaire d’une population laissée sans voix, le grime fut dès le départ méprisé par les médias car assimilé à la violence, mais aussi par l’industrie car jugé trop underground, trouvant alors ses propres moyens de diffusion notamment via les radios pirates comme Rinse FM.
Dans son ouvrage Inner City Pressure, le journaliste Dan Hancox établit un lien clair entre l’émergence du grime et la gentrification de l’East London. Le coup de grâce viendra en 2005 avec la mise en place par les autorités londoniennes du « Form 696 » à la suite de violents incidents dans certains clubs. Abandonné en 2017, ce formulaire obligeait les organisateurs d’événements à fournir à la police 14 jours à l’avance des détails sur les origines ethniques du public et le genre de musique attendu (« Y a t-il un groupe ethnique particulier présent ? Si oui, veuillez indiquer le groupe »). Et lorsqu’en 2011 Londres connaît encore une fois des émeutes urbaines suite à la mort de Mark Duggan tué au cours d’une fusillade avec la police dans le quartier de Tottenham, le grime est un coupable tout trouvé. La réponse du rappeur Professor Green résume l’intégralité du problème : « Ouais, interdisez la musique rap, réduisez-nous encore plus au silence. […] Ni ma musique ni celle de mes confrères n’est à blâmer ».
Censuré par les pouvoirs publics et ne traversant pas La Manche, le genre s’essouffle jusqu’en 2014 : Skepta lui redonne ses lettres de noblesse avec le morceau « That’s not me » puis avec la sortie de l’album « Konnichiwa » sur lequel il invite des rappeurs d’Outre-Atlantique. De nouveaux artistes comme Giggs et Little Simz poursuivent l’œuvre de leurs aînés en y ajoutant une musicalité différente avec des productions touchant davantage à la soul ou au jazz. Si les artistes fondateurs font renaître le grime de ses cendres, d’autres s’en emparent en l’associant à un mouvement né à Chicago en 2010 : la drill. Plus électrique, plus violente, plus crasseuse, la drill se veut être une représentation authentique de la rue sur fond de basses chargées, trafics de drogue et guerres de gang, attirant une nouvelle fois l’attention des pouvoirs publics. Le groupe 67 a par exemple vu sa tournée nationale avortée avant sa fin par les autorités britanniques.
Si le grime a connu un nouvel essor, propulsant sur le devant de la scène certains artistes autrefois « underground » aujourd’hui en majors, qu’en est-il des quartiers qui l’ont vu naître ? La gentrification de certaines banlieues londoniennes s’est accélérée, augmentant le prix des loyers et éloignant d’autant plus les populations n’ayant pas les moyens de rester. Ajoutés à ce contexte d’urbanisation les coupes budgétaires dans des domaines tels que l’éducation et la santé, la population se retrouve de plus en plus délaissée. La jeunesse est dépourvue d’opportunités d’évolution et un sentiment de dévalorisation permanent se développe. Un cocktail explosif intensifiant les guerres de territoire et les violences associées, contées par les textes de drill trouvant une résonance via les réseaux sociaux : en 2017, les agressions au couteau ont connu une hausse de 47 %. Rien que pendant la soirée du Nouvel An, 4 jeunes ont été assassinés à l’arme blanche.
La responsabilité de la drill a été mise en évidence en juin dernier lors du procès du rappeur M-Trap, accusé pour le meurtre de Jermaine Goupall alors âgé de 15 ans. Le juge Anthony Leonard l’a condamné ainsi que 3 autres agresseurs à des peines incompressibles allant de 18 à 22 ans de prison, affirmant « la musique jouait un grand rôle dans votre vie […] je pense que vous attendiez d’avoir l’occasion d’une agression » et se basant sur ses textes pour prouver la préméditation de ce meurtre. Le 1er août 2018, Sidique Kamara, 23 ans, membre du groupe Moscow17 et plus connu sous le nom d’Incognito, est retrouvé poignardé à Camberwell au sud-ouest de Londres. Plus tôt en mai, un autre membre du groupe, Rhyhiem Ainsworth Barton, âgé de 17 ans, a été abattu dans la même rue. Le crew se confrontait régulièrement à travers ses morceaux au groupe Zone2. Dans l’une de leurs vidéos publiées sur YouTube, Incognito clamait sa volonté « d’éclabousser » (autrement dit, poignarder jusqu’à ce que le sang gicle) les membres de Zone2. Ils ne lui en ont pas laissé le temps.
Que dire aussi des nombreuses victimes laissées dans l’anonymat. The Guardian a accompli un travail d’enquête incroyable sur elles, leur rendant hommage et surtout mettant en lumière les dysfonctionnements dans le traitement médiatique et politique des différentes affaires : « L’hypothèse que le hip-hop serait responsable des agressions au couteau ne se limite pas aux discours des politiciens. Chaque fois qu’un jeune est tué au couteau, regardez comment les réactions sur les réseaux sociaux sont différentes en fonction de l’appartenance ethnique de la victime. »
Le chef de la police londonienne, Cressida Dick, accuse les clips de drill de « glamouriser » la violence et souhaite intensifier le travail accompli depuis l’année dernière pour bannir certaines vidéos sur YouTube. À la demande de Scotland Yard, une trentaine de vidéos a déjà été retirée depuis le début de l’année. Pour beaucoup, cette censure ne répond en rien à la complexité de la situation, dépassant de simples faits de violence. Ironie du sort : les chaînes d’information diffusent en boucle des extraits de ces vidéos censurées pour illustrer leurs reportages sur les agressions au couteau. Une publicité gratuite pour ces jeunes qui se sentent de base sous-protégés et qui en viennent à se faire autorité eux-mêmes par manque de confiance en la police. Interdire la publication des clips de drill sur YouTube rendrait d’autant plus le genre underground, limitant sa diffusion dans d’autres canaux.
En juin dernier, le groupe 1011 a été condamné pour incitation aux troubles à l’ordre public après que ses membres aient été arrêtés avec des machettes, couteaux et battes de baseball. Le crew est désormais visé par une ordonnance leur interdisant de mentionner les codes postaux correspondant aux quartiers ennemis et de faire référence à des décès ou des blessures pendant 3 ans. Ils deviennent alors obligés d’informer la police locale de toute nouvelle sortie de clip avec un préavis de 48 heures. Cette condamnation a donné lieu à une pétition rassemblant déjà plus de 5 000 signatures malgré la détermination des autorités.
Si, plus globalement, le rap a longtemps consisté à documenter des luttes économiques et sociales, il y a un élément essentiel que les autorités oublient en raison d’un manque cruel de connaissance sur cette musique : qu’en est-il de l’exercice de performance lyricale inhérent au genre même ? Comme le disait le membre de D12 Bizarre sur l’intro de « When the music stops » avec Eminem, « Music, reality, sometimes it’s hard to tell the difference ». La police est-elle en capacité de distinguer un texte qui glorifie la violence de celui qui l’incite ou de celui qui ne fait que la décrire ?
La drill se veut être descriptive d’une réalité certes sombre et violente, presque électrique. Les rappeurs ne sont que les voix off d’un documentaire relatant un contexte socio-économique qui leur est défavorable. À la croisée des dominations raciales et sociétales, la drill est un rappel à la rue, la vraie, et les clips tournés au sein même des quartiers en sont d’ailleurs l’écho. Ici, pas de belles voitures ni de belles femmes : face à un public avide d’authenticité, les crews se filment dans des scènes de vie quotidienne à l’instar des clips de gangsta rap des années 90, le soleil californien en moins.
Le rappeur AM du collectif 410 affirmait au journaliste Dan Hancox pour The Guardian : « Nous allons continuer à pousser la musique, jusqu’à ce que quelque chose soit fait sur les problèmes réels. ». De la même façon, MC Abra Cadabra confirme que la drill n’est qu’une représentation d’un quotidien vécu par de nombreux jeunes et que cette censure n’est qu’un moyen de détourner l’attention d’une politique qui abandonne les quartiers défavorisés. Des domaines comme l’éducation nécessiteraient des actions plus immédiates. Certaines écoles ont par exemple pris l’habitude d’exclure les enfants vulnérables ou difficiles pour garantir des bons résultats dans leurs établissements, les privant d’une possible voie de réussite et leur ouvrant un autre chemin : celui d’une vie de crime.
En visant la musique plutôt que les sources réelles du problème, les autorités publiques témoignent d’un réel manque de volonté pour comprendre l’attrait de cette jeunesse désabusée pour la drill. En 2016, le responsable de la police Duncan Bell déclarait : « Nous parlerons probablement dans 30 ou 40 ans des problèmes sociaux sous-jacents de la violence. Ce sont ces problèmes qui nécessitent un changement de politiques sérieux et sur lesquels nous devrions nous concentrer. Je doute sincèrement que nous débattions de l’influence et des effets de la drill dans trois décennies. » Et si, en France, les événements sont heureusement moins tragiques, le traitement politico-médiatique des faits liés de près ou de loin au rap soulève tout autant les mêmes questions. Et il parait impossible de comprendre ces événements si les politiques et les médias persistent à ignorer le contexte historique et social dans lequel ils s’inscrivent. Pas de meilleure façon de conclure que cette ligne du rappeur Ali : « Ceux dont les yeux n’ont vu de la vie que distraction diront que notre science est fiction. ».
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