Euphoria, Euphoria et encore Euphoria. Tel est le refrain lancinant qu’entonnait sans cesse les fans de Krisy depuis 2018 à la moindre occasion de rappeler que leur artiste fétiche n’était pas porté disparu mais bien en train de travailler sur son premier album. Il faut dire qu’ils ont pu s’égosiller tant l’attente fut longue et faites de surprises. Quand certains restaient convaincus du travail acharné fourni par l’artiste, d’autres ont préféré souligner une fainéantise théorique au point de quitter le navire Krisy. Pourtant, ce dernier avait pris d’assaut le rap francophone entre 2016 et 2019 aussi bien grâce à ses instrumentales percutantes sur des albums importants de la décennie passée (Agartha de Vald, Batterie faible de Damso, « Thibault Courtois » de Shay…) que grâce à ses performances au micro. C’est finalement cinq ans après l’annonce de la publication de l’album, que Krisy s’est décidé à sortir ce disque, tantôt attendu, mais aujourd’hui oublié du grand public. Néanmoins, l’artiste, déjà aux multiples casquettes (rappeur, producteur sous le pseudo De la Fuentes, ingé son), a profité de ce temps pour continuer à diversifier sa proposition. Euphoria est non seulement musical mais aussi littéraire. C’est finalement le pari audacieux qu’a pris Krisy : sortir un projet personnel grâce à son originalité évidente, quitte à avoir perdu une partie de son public, lassé d’une promesse longue de cinq ans. Ce pari s’est-il avéré payant ? Le jeu en a-t-il valu la chandelle ? Peut-être que l’enjeu est ailleurs pour un artiste, dont la réussite commerciale n’est pas la priorité.
Comme énoncé précédemment, dans l’optique de la création d’Euphoria, Krisy a vu grand en ne livrant pas seulement un album musical mais aussi une bande dessinée du même nom. Selon ses dires dans une interview donnée à Mehdi Maïzi, cette approche s’inscrit directement dans l’héritage de son métissage culturel entre la Belgique et la République Démocratique du Congo ; deux pays où la bande dessinée et la musique règnent respectivement. Ainsi, Krisy se démarque d’emblée grâce à un format inédit en réunissant deux genres artistiques qui n’ont pas l’habitude d’être associés l’un à l’autre.
Afin que les deux projets se répondent réciproquement pour former un tout, Krisy a dû penser la version musicale d’Euphoria comme une histoire contée où l’imagination des auditeurs et auditrices leur ferait créer une infinité de bande dessinées. S’inspirant d’albums qui l’ont marqué plus jeune comme 2001 de Dr. Dre tout en se reposant sur la tendance lancée par les deux derniers albums à succès de Laylow (Trinity et L’étrange histoire de Mr. Anderson), le rythme de l’album est régi par de nombreuses interludes (cinq pour être précis) qui permettent de faire la transition entre les morceaux qui déroulent à leur façon le narratif.
Ce narratif n’est pour le coup pas très complexe à suivre. En effet, l’auditeur·rice suit la trajectoire de « Kris » tant sur les plans professionnel que relationnel. Kris est un jeune rappeur rêvant d’ascension dans ce milieu extrêmement concurrentiel. En raison de la popularité actuelle du rap, des manières formatées et donc systématiques pour percer ont émergé. Ainsi, Kris se retrouve pris en étau entre conserver son identité musicale, faite d’émotions et de fragilité, et s’adapter à l’industrie pour toucher un plus grand public au risque de se perdre. On retrouve notamment cette dualité dès le début de l’album, où il déclare dans le premier morceau intitulé « Euphorie »: « L’euphorie, c’est la raison de mon être. Guidé par le désir, chuchoté par mon âme. Vendre l’amour, c’est ce que je fais de mieux », alors que son manager critique cette approche qu’il juge incompatible avec un succès commercial : « Arrête tes trucs d’amour et propose-nous de l’action, de la musique de bonhomme » (dans “Qu’est ce que t’as foutu? [Interlude]”).
C’est finalement ce dilemme qui régit l’album. Préférant la seconde option, Kris se retrouve démuni sur le plan relationnel. Il navigue désormais avec le « Cœur vide » alors qu’il était censé chanter l’amour, au point de s’éloigner inlassablement de sa famille, de se montrer distant avec Lucy, sa nouvelle compagne et de finir « seul ». Dès lors, le projet aborde de nombreux sujets liés à l’industrie musicale et certaines de ses dérives.
Toute la complexité de ce projet est d’en déceler sa part autobiographique. Si Krisy semble avoir connu un début de carrière similaire à Kris, il n’a jamais emprunté cette trajectoire commerciale au risque de compromettre son identité musicale. Ainsi, Euphoria se veut penser comme un projet mettant en garde les jeunes artistes face à une industrie qui tend à favoriser le profit par rapport aux volontés réelles de leurs nouveaux poulains. Si cette inlassable lutte semble être un des moteurs de la pensée de Krisy ; qui a d’ailleurs monté sa structure et qui produit de nombreux artistes dans l’ombre ; le dernier titre « sisyphe » laisse entrevoir une part de défaitisme. Autrement dit, Krisy et d’autres auront beau s’acquitter corps et âme à cette tâche, ils n’arriveront jamais à contrecarrer cette part malveillante de l’industrie, à l’instar de Sisyphe qui pousse continuellement son rocher sans jamais réussir à s’établir au sommet de la colline, selon le mythe conté par Homère, Ovide et Camus.
Ainsi, la notion de complexité va de paire avec celle d’Euphoria tant sur la forme que sur le fond où les constats sur l’industrie musicale et une part de mystère engendrent de nombreux questionnements chez les auditeur·rice·s. En dépit de ces atouts évidents, l’album peine à décoller pour tenir la promesse qu’il avait laissée dans la bouche du public.
Avant toute critique, il ne s’agit absolument pas de dire que ce disque est mauvais voire médiocre. À cette structure et ce fond intéressants, s’ajoutent un début d’album assez tonitruant porté par une des meilleures introductions de l’année et une diversité musicale rare pour un album de rap. En effet, Krisy et les différents producteurs présents sur l’album (Neg Dee, Ekany, lui-même, Ponko et bien d’autres) s’évertuent à naviguer dans la culture rap mais pas que ; grâce à des instrumentales épousant les bases du groove, attrapant la mélodie de la West Coast (Dr. Dre encore lui) tout en laissant place à un rap technique où Krisy excelle. Mention spéciale à l’une des collaborations les plus surprenantes de l’année offerte par Krisy et Marc Lavoine sous le nom de « lucy & les chanteurs pour dames ».
Néanmoins, ceci ne suffit malheureusement pas à en faire un excellent projet. Si le début de ce disque est excellent, il pâtit tout d’abord de sa longueur (1h02 et 22 titres en comptant les interludes) et donc d’un trop grand nombre de morceaux. Au fil de l’album, la formule Krisy faite de couplets techniques parlant de relations et de refrains un peu plus mélodieux tend à s’épuiser pour produire des morceaux en deçà du reste. Or, trois ou quatre de ces morceaux s’enchaînent à partir des trois quarts de l’album et font donc relativement sortir l’auditeur·rice d’une écoute de grande qualité, au point où les trois derniers excellents morceaux se retrouvent noyés dans cette longueur et subissent cette baisse de niveau les précédent.
Si l’on pourrait très bien argumenter que trois ou quatre morceaux moins bons sur dix-sept (si l’on ne prend pas compte des interludes) ne représentent pas grand-chose, la déception est alimentée par d’autres facteurs ; même lorsqu’il s’agit de très bons morceaux. Afin de faire patienter son audience qui manifestait graduellement son désarroi, Krisy avait tout de même sorti certains morceaux au cours des cinq années d’attente. Or, certains morceaux sortis en single en 2019 ou 2020 (« hors de ma vue » et « bounce » respectivement) se retrouvent sur l’album. Comment expliquer que des morceaux sortis il y a tant de temps n’aient pas le même impact, malgré leur qualité évidente ? C’est finalement ces quelques petites erreurs de casting qui, misent bout à bout, font d’Euphoria un bon projet mais qui l’empêchent d’être un album qui risque de s’ancrer dans les mémoires.
En somme, Euphoria est le fruit d’une idée qui avait germée dès 2013 dans la tête de Krisy. Cette réalisation vient donc récompenser la complexité de cette pensée. Si l’album n’atteint pas des hauteurs vertigineuses, il n’en demeure pas moins intriguant et très agréable à écouter ; d’autant que l’enjeu est surement ailleurs pour un artiste qui se dit d’abord ingénieur son et qui tenait à sortir ce projet une fois qu’il se sentait prêt à allier sa vie personnelle à sa vie professionnelle. Une forme de consécration pour un artiste qui a pu s’offrir cette liberté de faire ce qu’il veut, sous la forme qu’il veut et de le sortir quand il le veut, quitte à perdre quelques auditeur·rice·s en chemin.
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Chronique rédigée par Hugo Branche
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