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Kery James : « Les rappeurs n’ont plus ce rôle de contrepoids »

Vint ensuite la difficulté de savoir comment aborder une telle carrière. Doit-on passer du temps à revenir une fois de plus avec lui sur ses deux dizaines d’années de musique qui donnent le vertige à plus d’un MC ? Doit-on s’attarder sur la situation des banlieues ? Difficile d’élaborer un plan simple avec une personnalité si complexe et riche que Kery James. Voilà pourquoi nous avons décidé de mettre l’accent avec lui sur la période récente qu’il vient de traverser, entre sortie de son nouvel album, sa grosse centaine de représentations théâtrales ou encore son film Banlieusards, produit par Netflix. Kery fit le déplacement un samedi après-midi rien que pour nous, nous accordant tout le temps souhaité, répondant à nos questions avec un professionnalisme déroutant et avec un choix des mots qui rappelle à quel point l’éloquence est loin d’être son point faible. Rencontre avec un soldat présent sur tous les fronts.

BACKPACKERZ : 2018 fut pour toi une année riche entre album, théâtre, et cinéma. Comment as-tu vécu cette année passée ?

Kery James : C’était speed. J’ai fait plein de choses et en même temps j’aime être occupé, donc si c’était autrement ce serait difficile pour moi. C’est vrai que là, j’ai attaqué sur tous les fronts parce qu’il y a des occasions qui se présentent dans la vie que tu ne peux pas repousser. Nous avons commencé à jouer la pièce en 2017 et comme l’accueil a été très bon, nous avons eu la possibilité de faire une nouvelle tournée, donc je n’allais pas dire non.

Comment fait-on face à autant de si gros projets ? Fais-tu toujours autant de sport ?

C’est important je pense, cela demande une hygiène de vie, une vie assez rangée. Le théâtre aide pour ça. Je joue autour de 20 heures, la pièce dure environ une heure, après une petite rencontre avec le public, la soirée est terminée et je peux rentrer pas trop tard chez moi. C’est un exercice qui demande beaucoup de concentration, tu ne peux donc pas enchaîner une nuit de folie avec une représentation, il faut être très rigoureux.

Parlons d’abord de ton album. C’est un album qui est dans le prolongement de Mouhammad Alix mais avec un côté vindicatif retrouvé, notamment via plusieurs références à l’époque d’Ideal J. Pourquoi cette envie de revenir à ce rap hardcore ?

Je n’ai pas fait exprès ! Je m’en suis rendu compte une fois l’album bouclé. Je ne me suis pas dit que j’allais faire un album virulent, je pense que c’est la situation sociale du moment, ce qu’il se passe dans le monde qui fait que mes albums sont au final de plus en plus virulents. Il y a aussi des chansons comme “Sans moi” sur les valeurs, ce qui compte vraiment, avec une approche plus poétique. Je pourrais d’ailleurs, si ça ne tenait qu’à moi, ne faire que des chansons de ce genre mais comme je suis conscient du monde qui m’entoure, ça ressort dans mon écriture.

Dans plusieurs titres, on ressent une forme d’amertume envers la nouvelle génération, que tu sembles qualifier d’ingrate vis-à-vis de ses aînés. Penses-tu qu’au final ton message responsable n’a que peu d’influence sur eux ?

La nouvelle génération de rappeurs est plus difficile pour moi à toucher, mais l’explication est sociétale. Toute la société d’aujourd’hui tire les gens vers le bas, même du point de vue scolaire, le niveau intellectuel n’est plus le même. Ce qui fait que des choses qui pouvaient être perçues par un public du même âge il y a dix ans sont plus difficilement entendues de nos jours par les jeunes qui sont plus dans les réseaux sociaux, dans du divertissement non-stop. C’est beaucoup plus compliqué de leur parler, de les toucher, ce qui fait que j’ai un public aujourd’hui plus large, de 18 à 50 ans, mais qui est plus mature. C’est pour cela que je vais vers le cinéma. Ce que je n’arrive pas à leur faire entendre par la musique, je vais le faire par l’image. Je me souviens qu’un film comme Boyz N the Hood a eu un vrai impact sur la façon dont je me suis structuré. Après l’avoir vu je n’ai pas eu envie de devenir un gangster, c’était un avertissement, avec une fin malheureuse. Je pense donc que le film aura cet impact sur la nouvelle génération.

Tu déclares dans cet album que “les rappeurs maintiennent nos petits frères dans la médiocrité”. Comment en est-on arrivé là selon toi ?

Skyrock y est pour beaucoup. Avant, lorsqu’ils prétendaient être “premier sur le rap”, ils l’étaient, en quelque sorte. Ils passaient Ideal J, IAM, ils passaient du rap. Puis au fur et à mesure, ils sont passés dans le divertissement et ont donc fait la promotion de ce rap d’autodestruction. Les rappeurs d’avant étaient des sortes de journalistes qui informaient sur l’état des banlieues. Aujourd’hui on est passé de la constatation et de la dénonciation à la glorification de l’illicite. Je ne dis pas non plus que ce sont les rappeurs qui sont responsables des inégalités sociales en banlieue, des discriminations territoriales et autres, mais ils participent à maintenir les jeunes dans une certaine médiocrité, dans une logique purement mercantile. Ils n’ont plus ce rôle de contrepoids, et le rap est devenu un outil du système.

Beaucoup ne sont pas d’accord avec ton point de vue. Comment réagis-tu face à eux ?

Ceux qui ne comprennent pas ce que je dis sont soit inconscients de l’impact qu’a le rap chez les jeunes d’aujourd’hui, soit n’ont pas le courage d’assumer ce discours, qui peut sembler réactionnaire ou encore de droite. Mais quand on a pour seule préoccupation les gens, l’humain, je ne vois pas comment on peut tenir un autre discours. Je ne suis pas moi-même un défenseur du rap, je l’ai été étant jeune car j’avais un amour fou pour cette musique, mais au fur et à mesure, mon combat s’est porté sur les gens, pas sur cette musique.

Dans le morceau « Blues », tu traites de la condition de l’homme noir en France. Comment expliques-tu que tu sois obligé, en 2019, d’écrire ce genre de texte ?

J’aimerais bien un jour ne plus avoir à écrire ce genre de texte, mais on voit bien que le racisme est toujours aussi présent dans notre société. Ce texte, je l’ai écrit après qu’un jeune de banlieue parisienne en cavale se soit pris une balle dans le cou par un policier. C’est pour ça qu’au début du texte je dis “tu peux prendre une balle dans le cou quand tu t’appelles Fofana”. Ce racisme, c’est souvent lors de violences policières qu’il se manifeste de la manière la plus violente et concrète. J’aimerais bien arrêter de me plaindre, je suis bien avec ma couleur de peau, mais hélas la route est encore longue. Une personne m’a dit un jour que le combat était déjà gagné et qu’il fallait juste attendre que la génération de ceux qui sont encore de l’ancien monde et qui résistent encore au métissage disparaisse. J’espère qu’il a raison. 

Tu t’essaies de plus en plus à la chanson. Est-ce quelque chose que tu aimerais encore pousser plus loin à l’avenir ?

C’est fort possible, un album de chansons françaises, j’y pense sérieusement. C’est super intéressant de faire de la chanson engagée, ça n’existe plus aujourd’hui en France, il y a une vraie place pour ça.

© JuPi

Parle-nous du choix des invités. Comment cela s’est-il passé ? 

Ce sont pour beaucoup des gens qui gravitent autour du studio où je suis, des gens qui bossent avec Tefa. C’est le cas pour Chilla et Sofiane par exemple. Oumar c’est un coup de cœur, c’est là encore Tefa qui m’a fait découvrir, c’est un véritable auteur, ce qui devient rare.

Par ailleurs, il y aussi eu du teasing sur l’album de La Ligue (sur ton album, celui de Youssoupha, sur les réseaux…). Peut-on s’attendre à une sortie cette année ?

Non ça ne sera pas en 2019, je ne pense pas. On a essayé, on s’est retrouvé en studio l’année dernière, on a maquetté 5-6 titres, dont le morceau qui s’appelait à l’origine “My Life” et qui était un morceau pour notre album, mais au final il ne nous a pas apporté pleine satisfaction, et comme c’est un projet qui engendre beaucoup d’attente de la part de nos auditeurs, on a préféré ne pas le garder. Les gens s’attendent à du 9/10 et là c’était à peine du 6/10.

Avez-vous identifié les sujets que vous souhaitiez traiter ? Vous avez chacun vos producteurs fétiches, quels collaborateurs peut-on attendre sur ce projet ?

Ce que nous avons décidé pour le moment, c’est de ne prendre que deux ou trois producteurs pour que l’ensemble reste cohérent. On part à chaque fois sur un brainstorming, mais de toute façon ce sera un album qui dira des choses, c’est évident.

Comment as-tu vécu le traitement médiatique reçu par Médine suite à sa programmation au Bataclan ?

Médine est dans la provocation et il l’assume. Là où ça devient compliqué, c’est lorsque ne serait-ce qu’une personne de la famille des victime s’oppose. L’affaire était alors pliée. Tu ne peux aller à l’encontre de cela. Le reste n’a été que prétexte pour certains pour distiller leur idéologie.

En fin d’année, tu vas jouer à l’AccorHotels Arena. Qu’est-ce que tu ressens lorsque tu joues devant tant de personnes ?

J’ai déjà joué dans cette salle en 2012 et je n’y avais pas pris de plaisir. Comme c’est un gros événement avec beaucoup de gens, on essaie toujours de préparer un hyper-spectacle qu’on ne joue qu’une fois. J’ai voulu engager trop de moyens, ce qui fait que tout était nouveau. Pour le public c’est très bien, mais moi j’ai eu peur à chaque instant que tout ne se passe pas comme prévu. Et au final, ça prend le dessus sur mon plaisir. Au Zénith, je n’ai pas reproduit les mêmes erreurs, avec un spectacle identique à celui joué en province, donc j’ai vraiment kiffé ces moments-là. Pour le prochain AccorHotels Arena, je sais exactement comment je vais gérer le show pour en profiter un maximum en produisant un spectacle que je maîtrise de A à Z, et avec beaucoup de guests.

Tu m’avais d’ailleurs bluffé sur le Zénith de l’album Mouhammad Alix, où tu enchaînais corde à sauter, sac de frappe et rap sans même être essoufflé.

C’est vrai que physiquement j’étais bien préparé, mais c’est aussi pour ça que j’ai Teddy Corona et OGB (ses backeurs, ndlr) à mes côtés, pour me permettre de mieux gérer mon souffle.

© JuPi

Parlons du théâtre à présent. Abordes-tu une pièce différemment qu’un concert ?

C’est totalement différent. A ce jour, nous avons joué la pièce environ 130 fois et pourtant chaque soir je suis obligé de revoir et réviser mon texte en intégralité. En tournée pour mes albums, il m’est arrivé de monter sur scène sans même avoir fait les balances. Pour le théâtre, c’est tout simplement impossible, c’est beaucoup trop dangereux. En plus c’est sur la parole, l’éloquence, il n’y a pas d’artifice, pas de backeur. Les gens entendent tout ce qu’on fait et nous on entend tout ce qu’ils font. C’est très très spécial.

Le stress est-il différent ?

Oui il est différent. Au théâtre, je ressens un stress qui se transforme au bout d’un moment en excitation. Donc si la représentation a dix minutes de retard, je ne tiens plus en place car j’ai vraiment envie d’en découdre. Mais le jour où je ne ressens plus ce stress c’est que ce ne sera plus mon métier et qu’il faudra passer à autre chose.

Est-ce que la pratique de l’art théâtral a influencé ta manière d’appréhender ta musique ?

Ça a influé ma manière d’appréhender la scène, de maîtriser l’espace. Mais pour ce qui est de la musique, je n’ai pas encore trouvé quoi puiser dans le théâtre, mais ça viendra sûrement. 

Lors d’une des premières représentations d’A Vif au Théâtre du Rond-Point, j’avais quelques rangées devant moi Tefa, mais aussi Arnaud Montebourg. La pièce ne manque pas d’allusions croustillantes à nos politiques et j’imagine que tu es prévenu de leur présence en salle. Penses-tu pour que cette pièce peut les amener à se poser les bonnes questions sur les banlieues?

Oui ils sont beaucoup à être venus voir la pièce comme Benoît Hamon ou Arnaud Montebourg en effet. Malheureusement, j’ai trop souvent eu comme retour : “C’est bien que les jeunes entendent cela”. Visiblement il n’y a qu’un point de vue qui a été entendu. Pourtant, Yannik Landrein, qui incarne l’autre personnage, déclare à la fin de la pièce: “Ils font semblant de se diviser en partie et de nous laisser un choix mais ces carriéristes entêtés soumis aux ogres de la finance n’ont aucun scrupule à passer de l’un à l’autre” et ça, en réalité, c’est précurseur du mouvement actuel des gilets jaunes, il y avait plein de choses à entendre pour eux…

Justement, sur le mouvement des Gilets Jaunes : pourquoi la banlieue semble-t-elle peu impliquée et pourquoi le mouvement ne semble pas réellement vouloir impliquer la banlieue selon toi ?

Je pense qu’en banlieue, on a l’impression de faire ces revendications depuis longtemps et que nous n’avons jamais été soutenus. Les gilets jaunes découvrent les violences policières, nous ça fait 20 ans que nous les dénonçons. La rupture vient de là, c’est un sujet qui m’intéresse et je compte écrire un truc là-dessus.

Passons enfin au cinéma. A t’entendre, on tend à penser que la musique n’est plus pour toi le moyen approprié pour véhiculer ton message. Le théâtre et le cinéma en seraient-ils les bons véhicules ? Notamment avec l’impact massif qu’a Netflix…

Tout à fait. Pour plusieurs raisons. Tout d’abord dans la musique aujourd’hui, nous sommes dans le jeunisme perpétuel, même les jeunes se remplacent entre eux chaque année. Alors que dans le théâtre, un metteur en scène qui a beaucoup d’expérience, on lui ouvre toutes les portes, c’est même considéré comme un signe de qualité. Aussi, dans le théâtre, les gens n’ont aucun problème avec le fait que tu tentes de les faire réfléchir, ils viennent même pour ça ! Et entre le théâtre et le cinéma, je dirais que c’est le théâtre qui me correspond le mieux car il y a cette composante “live” qui me parle et me plait énormément, là où dans le cinéma, c’est beaucoup plus artificiel par nature. Voilà pourquoi on a beaucoup hésité à faire une captation de la pièce, car on voulait garder ce côté exclusivité : si tu veux voir la pièce, tu dois venir. Mais comme la pièce va à présent vivre par elle-même avec d’autres acteurs, j’aimerais tout de même bien garder une trace.

© JuPi

Le film Banlieusards a connu quelques problèmes de financement. Comment expliques-tu autant de réticences de la part d’investisseurs français ?

Je pense déjà qu’ils ne se rendent pas compte – voilà aussi pourquoi j’écris un morceau comme “Blues” en 2019 – mais ils sont entre eux et ils n’ont pas envie de donner la parole à d’autres. Si j’étais venu avec un réalisateur notoire, qui co-écrivait avec moi, qui me tenait par la main, si c’était, excuse-moi, un réalisateur blanc, sûrement que le film aurait eu moins de difficulté à se faire financer. Ils n’aiment pas quand on raconte notre propre histoire, quand on apporte notre connaissance des banlieues et qu’on présente comment cela se passe vraiment, et donc je pense que ça aussi ça a pu leur faire peur.

Est-ce que Netflix a un droit de regard sur le contenu ?

Netflix n’est jamais intervenu sur le scénario, on a fait le film que l’on voulait de A à Z. C’est notre film, s’il n’est pas apprécié, ça ne sera pas à cause de Netflix .

Tu co-réalises donc Banlieusards avec Leila Sy, la réalisatrice de la quasi-totalité de tes clips. Comment s’est passé cette transition derrière la caméra ? Avez-vous dû redéfinir ou créer une nouvelle dynamique de travail pour ce projet ?

Je me suis beaucoup appuyé sur Leila, qui a une formation dans l’image. Ma part de réalisation réside davantage dans la véracité des scènes, des comportements que dans l’aspect technique. Je n’ai pas la prétention d’avoir le coup d’oeil nécessaire aux métiers de l’image, je suis quelqu’un des mots. Lorsque je rentre dans une pièce, je ne vais pas retenir ce qui était accroché au mur ou ce que portaient les personnes, mais je vais me souvenir de chaque propos, de son attitude. Je suis davantage sur l’humain que sur la technique pure. Je lui ai fait entièrement confiance dans la direction, comme elle l’a toujours fait pour mes clips.

Interview préparé et réalisé avec Antonin Lacoste. Merci à Nadjer et Bendo Music pour avoir rendu possible ce bel échange. 

JuPi

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