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On a rencontré Joy Crookes, la Billie Holiday des temps modernes

Du haut de ses 21 ans et avec une maturité impressionnante, Joy Crookes récolte aujourd’hui le fruit des efforts qu’elle sème depuis le début de son adolescence. Elle qui a commencé à mettre en musique les déconvenues et autres questionnements de cette phase complexe depuis le fin fond de sa chambre d’enfant, s’affirme aujourd’hui comme une formidable conteuse des peines de l’âme et du cœur, trouvant son écrin dans un R&B intemporel. Ce qui lui a déjà valu d’être comparée de l’autre côté de la Manche aux divas Lauryn Hill et Amy Winehouse, de par l’honnêteté avec laquelle elle s’exprime dans ses textes, rien que ça.

2019 fut une année pleine pour Joy. Entre les sorties successives et bien accueillis de ses EPs, Reminiscence et Perception, la chanteuse qui s’impose peu à peu comme une valeur sûre de la nouvelle scène soulful britannique, décidément pas avide de talents, a déjà comme prochaine ligne de mire la conception de son premier album. Quelques heures avant de monter sur la scène du Pop-Up du Label à Paris, dernière date ultra sold out de sa première tournée européenne en solo, nous nous sommes entretenus avec une artiste, qui plus qu’une simple lyriciste, nourrit l’ambition secrète de devenir poétesse.

BACKPACKERZ : Récemment, tu as teasé la sortie d’un nouveau titre « Anyone But Me », où tu t’inspires d’une mélodie de Nina Simone pour le refrain ; tu as également sorti une reprise des morceaux « Yah » et « Element » de Kendrick Lamar. Comment est-ce que tu arrives à t’approprier ces influences pour créer ton propre univers ?

Joy Crookes : Ils m’inspirent juste vraiment. J’adore la chanson « Love Me Or Leave Me” de Nina Simone, ce n’est pas elle qui l’a écrite mais deux gars (Walter Donaldson et Gus Kahn, ndlr) il y a à peu près 92 ans ou quelque chose comme ça, et la chanson sonne tellement différente. Mais j’adore Little Girl Blue, l’album de Nina Simone (album où l’on retrouve « Love Me Or Leave Me », ndlr). Donc j’étais en studio, les gars de mon groupe jouaient simplement des accords, puis j’ai commencé à chanter « Love Me Or Leave Me » comme j’adore cette chanson, et dans le jazz, beaucoup de morceaux sont des reprises. Billie Holliday en faisait par exemple. J’ai donc repris les premières lignes du morceau : « Love me or leave me and let me be alone »,  j’ai un peu utilisé la mélodie et j’ai écrit mes paroles pour en faire ma propre version. Pour les reprises de Kendrick, ce n’était pas pareil. Je l’aime tellement, lui et ses textes, je pense qu’énormément de personnes se retrouvent dans ses paroles. Moi, je ne me retrouve pas forcément dans toutes ses chansons, donc j’ai sélectionné deux morceaux qui correspondent à mon univers, « Yah » et « Element » en l’occurrence, et j’ai mélangé les deux, car cela avait plus de sens pour moi.

Est-ce essentiel pour toi de veiller à garder les émotions pures lorsque tu écris ?

Non je ne pense pas, il y a un niveau de pureté évident lorsque je suis dans le flux créatif mais je ne me dis pas : « il faut que je recherche à être pure dans ce que je dit ». Parfois ce que je raconte n’est pas pur du tout, c’est même absolument horrible. Je pense qu’être honnête est très important alors qu’être pure ne l’est pas nécessairement. Tu vois, pour moi la pureté c’est de s’assurer qu’il n’y a pas de jugement, de doute, que je reste fidèle à moi-même.

Ma voix est comme le fil rouge de ma musique

Tu parles essentiellement d’amour dans tes morceaux et je trouve qu’il y a quelque chose de paradoxal dans ta vision, comme lorsque tu dis « Just ’cause I’m afraid of lovin’/ Don’t mean I don’t wanna love him » sur « Two Nights » par exemple. Qu’est-ce qui t’empêche de lâcher prise ?

Je pense que chacun d’entre nous est imparfait. Parfois, lorsque l’on tombe amoureux, on peut ramener ses mauvaises expériences passées sur le tapis, et ce n’est pas juste pour l’autre. Quand on est jeune, j’ai l’impression que certaines situations peuvent nous faire craindre l’abandon, la tromperie, les mensonges ou  des choses assez anodines dont on doit avoir le contrôle dans une relation. Donc lâcher prise ne veut pas dire que je vais aller voir ailleurs avec n’importe qui, ça veut juste dire que je ne ramène aucune de mes précédentes expériences sur le tapis, et c’est ce que je dis dans la chanson (« Two Nights ») : « I’m runnin’ through East Street with emotional baggage » et je demande à un passant s’il peut m’aider, et il me répond : «Where the fuck did you get this bag », ensuite je lui dis où j’ai eu ce sac et je rétorque : « Little did I know he was a veteran », comme s’il était un ancien soldat mais avec des bagages remplis d’émotions. C’est ce que j’explique dans le deuxième couplet du morceau.

Il y a des similarités entre ta musique, celle de Mahalia et d’autres jeunes artistes de la nouvelle génération R&B en Grande-Bretagne (Jorja Smith, Cleo Sol, Pip Millett…). Comment êtes-vous influencés et connectés entre vous ?

Je pense qu’elles sont toutes aussi très honnêtes. Mahalia a sa propre histoire, nos histoires personnelles diffèrent l’une de l’autre, nous n’avons pas grandi de la même manière, mais elle est très franche et véhicule un message d’empowerment fort, ce que je respecte vraiment. Je pense qu’on a beaucoup de respect pour nous-mêmes en fait. Et c’est pourquoi il y a une bonne entente entre nous en tant que personnes, parce que j’aime que les femmes se respectent.

 Il y a un passage que j’aime beaucoup dans « For a Minute » et qui m’interpelle, c’est lorsque tu dis : « We hide our griefs behind smiles ». Est-ce que pour toi la musique sert d’exutoire et te permet d’exprimer les peines que tu caches ?

Oui car je suis très honnête lorsque je parle de ce qui me rend triste ou lorsque je suis contrarié au sujet de quelque chose. Donc oui, la musique est définitivement une forme de thérapie pour moi.

La passion et l’honnêteté, c’est comme ça que je fonctionne

Le fait d’interpréter tes textes très personnels sur scène devant une foule d’inconnus te procure quel genre d’émotion ?

Ça ne me dérange pas. Enfin, tout ce qui m’importe c’est de m’amuser avec mon groupe. Je ne vois pas ça comme « oh non je vais exposer mon âme au public », mais plutôt comme un challenge, et j’adore ça. Et puis j’ai un groupe incroyable, c’est un peu comme ma famille, j’ai littéralement ma famille derrière mon dos. Parfois, quand j’ai l’impression d’avoir merdé, je jette juste un regard à mon batteur, à mon guitariste ou à mon bassiste et ça me suffit pour repartir. À Berlin cette semaine, je crois que je n’étais pas au top pendant une minute, j’ai juste regardé mon bassiste (elle mime son regard en haussant les sourcils) et tout allait mieux après. Quand je me dis « est-ce que j’ai foiré cette ligne » ou « je ne suis pas en train de m’amuser », je les regarde et ils sont comme ça (elle imite de nouveau ses musiciens en grimaçant puis éclate de rire).

Live @Le Pop Up du Label / © Emile Moutaud

Tu as sorti deux EPs en 2019, Reminiscence et Perception. De quelles manières ces deux projets sont-ils liés ?

Je pense juste qu’ils sont cohérents tous les deux. Du moins, je pense que c’est ma voix qui les relie, plus que la musique. Certes, « Two Nights » et « Hurts » ont une boite à rythmes similaire, mais ce n’est que lorsque tu entends ma voix que tu sais que c’est moi. J’ai cette impression que ma voix est comme le fil rouge de ma musique. Et non seulement la façon dont je chante mais aussi la manière dont j’écris. Je ne suis absolument pas une artiste conceptuelle. J’écris juste des chansons, c’est tout, et dès que je trouve ça bien, je les sors. La passion et l’honnêteté, c’est comme ça que je fonctionne.

Je ne suis absolument pas une artiste conceptuelle

Lorsque tu écris un morceau pendant une certain laps de temps, que ce soit de tes 15 ans à tes 21 ans ou que ce soit seulement une question de mois, il y a naturellement un récit qui se créé. Tu auras un morceau qui parle de ce que tu ressens envers la politique, un autre sera sur ton expérience de Londres… et tout ça fait Joy Crookes avec son univers qui parle d’amour, de santé mentale et d’autres choses. Et ce qui relie tout cela c’est ma voix, je suis assez fainéante sur ce point-là (rires). J’ai l’impression que certaines personnes réfléchissent vraiment au concept et j’aime ce type d’artiste conceptuel. Quelqu’un comme Rosalía, tout son album est inspiré d’un livre (El Mal Querer est inspiré du roman médiéval occitan Flamenca, ndlr). Elle a lu un livre ancestral espagnol, qui est divisé en chapitres et elle a fait pareil pour son album. J’adore ce qu’elle fait mais je ne voudrais pas faire pareil. Je ne voudrais pas faire d’album conceptuel. Le seul que je pourrais faire à la rigueur serait mon deuxième, troisième ou peut-être quatrième album.

Mon album conceptuel préféré est 808s & Heartbreak de Kanye West. Parce qu’il s’agit seulement de 808 et d’histoires de cœurs brisés, avec le décès de sa mère, la rupture avec sa copine…  pour moi c’est un album conceptuel formidable. Parfois, quand je pense à ce principe, je trouve que c’est très ouvert en terme d’interprétation, alors que certains vont juste parler de carrés et de cercles par exemple, et ça ne sera que sur des « carrés » et des « cercles », c’est comme ça qu’on se limite soi-même. Je trouve ça limitant.

Comment fais-tu pour que tes producteurs comprennent où tu veux aller avec ta musique ?

Alors là je ne sais pas, je n’en ai aucune idée. Ça prend beaucoup de temps, c’est souvent très difficile de travailler avec moi parce que j’ai des idées assez arrêtées et souvent, comme dans chaque milieu, beaucoup de personnes ont de l’ego. Et lorsque tu as une opinion, une opinion ferme surtout, c’est très dur de travailler avec les autres. Heureusement, les personnes avec qui je travaille me soutiennent vraiment dans mon implication. Et parce qu’ils me soutiennent, je les supporte également, j’ai confiance en eux et c’est collaboratif. Ma conception de la collaboration est assez différente de celle que peuvent avoir les gens en général. J’aime toucher à la production, si mon producteur a du mal avec une section de cordes, je vais m’en occuper. J’aime être impliqué dans tout le processus. C’est très embêtant. Je mets beaucoup d’engagement dans ce que je fais et je dirais encore plus quand il s’agit du mixage. Quand la musique est faite et que le producteur a fini le boulot, je veux directement savoir comment le morceau va être mixé. Je suis très attaché à ma musique.

J’étais surpris de voir que tu avais fait appel à des producteurs très différents sur chaque morceau de tes deux EPs, ce qui donne une atmosphère unique à chaque morceau…

Je trouve aussi. Je procède comme ça parce que je touche à beaucoup de genres différents, certains genres sont complètement étrangers pour un producteur et au contraire juste naturels pour un autre. Par exemple, pour « Since I Left You » et « Don’t Let Me Down », je suis allé voir un gars parce qu’il sait comment faire sonner ma voix de façon impeccable, et rendre le piano ou n’importe quelle autre chose fantastique. Il est vraiment à l’écoute de mon opinion et ça, c’est génial. Et si je veux un gars qui est vraiment bon avec la 808, je vais voir un autre de mes amis qui est rappeur et qui produit. Je vais l’aider sur la partie des cordes parce que je suis meilleure sur l’aspect live, alors que lui est meilleur pour les beats, tout est très collaboratif. Je pense que pour l’album, je vais unir un peu plus nos forces parce que c’est super fatigant, c’est comme avoir quatre petits amis différents, ça fait beaucoup. C’est tout un défi, c’est du travail.

© Jade Bigot

Tu as récemment dit dans une interview que tu voulais faire « un fantastique premier album ». Peux-tu nous dire plus sur ce qu’on peut en attendre ?

Je ne l’ai pas encore écrit pour le moment parce que j’étais en tournée dernièrement. Je veux juste qu’il soit totalement honnête, je veux qu’on se dise « oh putain elle a vraiment dit ça ? », et qu’il soit brut. Mon premier album sera une collection de morceaux de mes 15 ans jusqu’à 21 ans, donc le processus est long.

Comment vis-tu l’expérience de cette première tournée solo ?

J’adore. J’adore mon groupe, j’adore me produire sur scène, on est comme une seule entité tous ensemble, ce n’est pas juste « Joy Crookes et les trois gars qui jouent pour elle », nous sommes un groupe. Quatre forces réunies. Ils me mettent à l’aise et me rendent heureuse, et vraiment les meilleurs shows, c’est lorsqu’on s’amuse nous, et quand le public, inévitablement, s’amuse aussi. Comment peux tu regarder quelque chose de fun sans t’amuser toi-même ?

Live @Le Pop Up du Label / ©Emile Moutaud

En écoutant « Since I Left You », je me suis arrêté sur cette phrase : « Freedom don’t come for free ». Que veux-tu dires par là ? Tu penses qu’il faut souffrir pour se sentir vraiment libre ?

À chaque fois que tu penses à la liberté, libre d’une guerre par exemple, quand ma famille remporte une guerre, il y a des survivants mais ils perdent forcément quelque chose pour survivre. Il y a un compromis entre la survie et la liberté, tu vois ? Et c’est pareil pour l’amour, et pour tout d’ailleurs. Quand deux personnes sont vraiment très amoureuses l’une de l’autre mais que vous savez que le relation est morte, tu dois laisser cette personne pour aller de l’avant. Ce n’est pas forcément parce qu’elle a fait si ou ça, c’est parce que c’est le cours naturel de la vie. Pour passer à autre chose et être libre, peut importe ce que libre signifie pour cette personne, il faut passer naturellement par ces étapes.

Quand j’ai commencé à devenir musicienne et que je cherchais de la liberté, beaucoup de mes anciens amis ne comprenaient pas. Ils ne comprennent pas que ça n’a rien à voir avec ton ego, ils pensent que je fais de la musique pour mon image ou je ne sais pas quoi. On appelle aussi ça de la jalousie, il faut juste laisser ces personnes partir, ce ne sont pas eux qui vont te rendre libre. Parfois c’est mieux pour tout le monde, chacun retrouve sa liberté. Les personnes qui ne m’aiment pas et qui prétendent être mes amis gaspillent leur énergie, c’est un effort pour eux et ce n’est probablement pas une relation dont ils ont besoin, donc on se libère chacun de ça. C’est une façon positive de voir se détruire un moment difficile entre deux personnes qui se quittent, quelque chose qui arrive à son terme. Voilà ce que veut dire « freedom don’t come for free ».

Comment est-ce que tes origines s’imprègnent dans ta musique ?

Elles sont toutes les deux très honnêtes. Je suis Bangladaise et Irlandaise, et ce sont sûrement les peuples les plus honnêtes du monde. S’ils t’apprécient, ils vont absolument te rendre la vie impossible. Ils te disent les pires choses pour te montrer leur amour. C’est définitivement des gens très honnêtes et c’est ce qui m’aide pour mes textes, et aussi moi en tant que personne. Bien avant ma musique ça m’a influencé moi, leurs manies, la façon dont ils prennent soin d’eux-mêmes et la façon dont ils parlent, je pense que tout cela est apparent dans ma musique.

En t’écoutant chanter et en se plongeant dans tes paroles, on ne voit pas de différence entre la personne et l’artiste.

C’est exactement ça, c’est pour cela que je ne peux pas faire un album conceptuel. Comment je peux me conceptualiser moi-même, faire « un album Joy Crookes » ? Je n’ai pas encore de machine pour faire une autre version de moi.

Certaines personnes jouent un rôle pour devenir un artiste mais ce n’est donc pas ton cas.

Ce qui est fantastique ! David Bowie et tous ses alter-egos par exemple. Le jour où j’ai un alter-ego, ça veut dire que je suis dans une mauvaise passe et que j’ai vraiment besoin d’arrêter d’être comme ça.

Est-ce que tu as déjà pensé à écrire un texte comme une fiction ?

Je ne peux pas faire ça. Je suis vraiment trop mauvaise. J’utilise des métaphores mais ce n’est pas de la fiction, les métaphores ne sont que des métaphores. Je ne peux juste pas faire semblant, je ne sais pas pourquoi. Ce qui peut être embêtant parce que parfois je n’ai rien à écrire. Si je n’écris pas sur ce qui se passe à l’intérieur de moi, alors j’écris sur ce qui se passe autour de moi, les choses que je vois, donc ça reste quand même mon point de vue, ma perception. La façon dont je chante sur Londres n’est pas la façon dont tout le monde voit Londres, c’est Londres au travers de mes yeux. Certains détestent Londres, tu sais…

Cet entretien à été préparé et réalisé avec l’aide du facétieux gentleman Théo Hauquin. Merci à Angèle Häfliger-Brethès d’avoir rendu cette rencontre possible.

Simãozinho

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