Considéré comme l’un des leaders du cinéma afro-américain des années 90, il a donné une version réaliste de South Central avec son Boyz N The Hood. Film culte par excellence, son esthétique a été ensuite repris des milliers de fois par les rappeurs de Los Angeles. Donnant des rôles principaux à Ice Cube ou 2Pac, son oeuvre a eu une influence majeure sur des générations de rappeurs. On se devait donc de rendre un dernier hommage à ce réalisateur du Hood à travers cinq points qui le reliaient directement à la culture Rap.
En 1991, un jeune réalisateur noir inconnu sort un objet cinématographique non identifié, Boyz N The Hood. John Singleton vient tout juste de terminer ses études de cinéma à la fameuse University of Southern California. L’idée de raconter les préoccupations des jeunes noirs de South Central le hante depuis les années 80. Le film traite des causes qui provoquent une hécatombe chez les adolescents, victimes du « Black On Black Crime ». Un sujet tabou, seulement évoqué avec ferveur par les « Gangsta rappers ». Une réalité qui dépasse largement la fiction. L’Amérique reganienne sort alors péniblement de l’embarrassante affaire Rodney King. Mais Singleton est au fait de l’actualité bien avant ce célèbre fait divers.
Le titre du film renvoie directement à celui d’une chanson interprétée par Eazy E sur la compilation NWA and The Posse en 1987. Dans ce morceau, le leader de NWA conte les déboires crapuleux d’un toxicomane, tué après le vol d’un autoradio par un gangster de Compton. Si le sujet de la chanson diffère de la trame du scénario du film, le thème aborde avec la même virulence les maux qui gangrènent la communauté noire américaine. Malgré les recommandations bienveillantes de la figure patriarcale du film, les trois principaux protagonistes tombent dans des dérives violentes, les mêmes que celles décrites avec plus ou moins de compassion par les groupes locaux comme NWA, Compton Most Wanted ou South Central Cartel.
Néanmoins, Singleton cristallise sur pellicule des problématiques inédites. Au cours d’un entretien, Lawrence Fishburne affirmait que le jeune réalisateur avait réussi à transmettre un message universel à travers la philosophie du film. Celle-ci s’appuie simplement sur le fait de devoir choisir entre le bon ou le mauvais chemin déterminant une existence. L’ovation reçue par le film lors de sa projection au festival de Cannes tend à confirmer les dires de l’acteur. Singleton fut le premier spectateur ébahi par la résonance du film en Europe. Ice Cube exprime ce message dans « How To Survive In South Central », extrait de la bande originale. Une B.O. qui contient autant de titres d’artistes rap que de musiciens confirmés comme Quincy Jones ou Stanley Clarke.
Avec du recul, les amateurs de rap californien constateront une similitude entre l’esthétique de ses films et celle des clips des rappeurs du cru. Depuis, le film n’a cessé de fournir une source d’inspiration inépuisable au rap. Et ce dans le monde entier, comme le montre l’utilisation du titre Boyz N The Hood par les français Kaaris et Sexion d’Assaut.
En plus d’être un réalisateur hors pair, Singleton excellait dans la direction d’acteurs. Inconnu au moment de monter son premier film, il réussit à enrôler la star du rap, Ice Cube. Au firmament de sa gloire, Cube entretient sa réputation sulfureuse, notamment auprès de l’industrie holywoodienne. Il accuse cette dernière de caricaturer les noirs dans le clip « Burn Holywood Burn » aux côtés de Big Daddy Kane et Public Enemy en 1990.
L’auteur de Boyz N The Hood prend tout de même le risque d’engager l’ex-NWA pour interpréter Gras du Bide. Il se montre d’une subtile habilité pour orienter le jeu de Cube. Alors que le rappeur possède une image de roc inébranlable et insolent, son personnage secondaire mais indispensable au scénario Gras du Bide révèle quant à lui des failles, malgré un air bougon commun au rappeur. L’artiste se révèle comme un acteur doté d’un sens de la comédie insoupçonné. Ice Cube collabore une seconde fois avec J.S. pour le tournage d’Higher Learning en 1995. Récemment, le rappeur ,devenu réalisateur, a même avoué s’être inspiré du travail de son mentor.
Singleton possédait ce talent pour développer le potentiel dramatique des rappeurs. En 1993, il l’applique auprès d’une de ses plus grandes icônes, 2Pac. Pour son troisième long métrage Poetic Justice, il réunit deux fortes personnalités à l’image diamétralement opposée. Janet Jackson représente la « gentille », et Tupac Shakur le « méchant ». A cette époque, Tupac possède une image déplorable suite à de nombreux démêlés avec la justice américaine. Cette image est renforcée au cinéma par son interprétation magistrale de Bishop dans Juice. Le réalisateur déjoue l’image ingérable de l’artiste en lui donnant le rôle de Lucky. L’auteur de 2Pacalypse Now interprète un père célibataire, postier et fan de rap, en quête d’amour. Poetic Justice dévoile ainsi le côté sensible de Tupac. Cet aspect attendrira le temps du film un public partagé entre l’envie de le haïr et de l’aimer.
Dans ses films suivants, le cinéaste mettra un point d’honneur à donner des rôles non caricaturaux à ses amis rappeurs. Dans cette longue liste, il donne cette opportunité aux artistes Tone Loc, Q Tip, Snoop Dogg, Andre 3000, Busta Rhymes ou Ludacris. Certains se serviront de ce tremplin pour se lancer dans des carrières d’acteurs concluantes. Singleton leur a souvent offert des interprétations souvent à contre-emploi, contrastant ainsi avec les rôles de gangsters ou de minables tenus jusqu’alors par les stars sollicités par le cinéma. A son échelle, le cinéaste a grandement contribué à introduire les rappeurs dans le cercle fermé d’Hollywood.
Les trois premiers films de Singleton constituent une fresque sociale sur la condition des noirs américains en cette fin du vingtième siècle. Il prend comme décor la zone la plus défavorisée de Los Angeles, South Central. Les personnages de Tre (Boyz N The Hood), Malik (Higher Learning) ou Lucky (Poetic Justice) incarnent la figure du jeune noir-américain de l’époque. Une génération tiraillée entre son attirance pour les affres de la rue et son désir de s’élever dans la société. Une dualité qui demeure un thème fort dans la filmographie de Singleton.
Le cinéaste use de ressorts poétiques pour raconter ses histoires. Le meilleur exemple reste la première scène de Baby Boy, où Tyrese Gibson énumère les termes employés par les « mâles » noirs pour montrer leur côté infantile. Certes l’œil est critique, mais aussi plein de tendresse amusée. Le procédé n’est pas sans rappeler le langage imagé employé par les rappeurs dans leurs lyrics. De la même manière, le scénariste de Boyz N The Hood utilise les codes de la rue, avec des nuances. Son sens poétique donne une dimension universelle à ces contes urbains, où l’environnement ne semble que violence et chaos.
A ce propos, la présence de la poète Maya Angelou sur le tournage de Poetic Justice s’avère très parlante. Angelou apparaît quelques minutes dans le film, et écrit même un poème pour l’occasion. 2Pac, lui-même, s’effondre devant les remarques acerbes de l’auteure sur son arrogance. Au-delà de l’anecdote, Singleton établit ainsi involontairement un pont entre la poésie et le rap, incarné par ces deux grandes figures. Par la suite, certains affirmeront que le directeur de Boyz... a perdu son âme en signant de grosses productions comme 2Fast2Furious. Pourtant, le rythme de ce film n’est pas sans rappeler le rythme saccadé de la Trap, alors dominante dans l’industrie du Rap.
Quelques années plus tard, en 2017, il répondra à ses détracteurs en créant la série Snowfall, qui reprend les thématiques sociales de Boyz.. A travers l’histoire de ce brillant étudiant dealant du crack dans les années 80, Singleton renoue avec des personnages du ghetto, ayant plus d’épaisseurs psychologiques. Il prend également à contre-pied les critiques en retournant filmer dans son Hood californien. La boucle est bouclée. Snowfall figure donc comme le testament d’une oeuvre poétique et sociale. Elle a approfondi en images de manière militante le discours des rappeurs. Ainsi, John Singleton est devenu l’œil cinématographique de la West Coast.
Envisagé depuis quelques années, le film consacré à la légende Tupac Shakur est développé en 2011 par la société Morgan Creek. Mais le projet s’enlise dans d’interminables lenteurs d’écriture. Initialement prévu à la réalisation, Antoine Fuqua (Training Day) quitte finalement le navire. L’attention se porte légitimement sur Singleton. Il n’est pas uniquement l’homme qui a dirigé l’auteur de All Eyez On Me sur Poetic Justice : Singleton avait également tissé de solides liens avec Tupac, au point de contredire la star, en lui affirmant qu’il jouait mieux qu’il rappait.
Singleton s’attaque donc à la réécriture du scénario. J.S. veut à tout prix éviter la biographie condescendante, qui mettrait Tupac au-dessus du commun des mortels. Le script tient à montrer autant les côtés sombres que le côté attachant de l’artiste. Sa volonté est également de dévoiler les mécanismes qui poussent 2Pac à devenir la personnalité la plus détestée de l’Amérique de Bush. Des divergences artistiques naissent bientôt entre le scénariste et le producteur L.T. Hutton. Singleton construit son histoire autour d’un personnage empreint à la solitude. Une scène en particulier pose problème au producteur : celle du viol de l’artiste en prison, qui montre les failles de l’être humain dans un contexte particulièrement violent.
Malgré le soutien d’Afeni Shakur, John Singleton abandonne à son tour le projet. La déception est immense. Singleton décide alors de monter son propre projet. Il garde pour le rôle titre l’acteur, Marcc Rose, qui interprétait 2Pac dans Straight Outta Compton. Malheureusement, le film ne verra jamais le jour. All Eyez On Me reste la plus grande désillusion de sa carrière. Dans de multiples entretiens donnés à la presse, il ne cessera de dénoncer le but mercantile de la production. Le résultat final lui donne plutôt raison.
Les premiers films de Singleton s’inspirent certainement des clips des rappeurs West Coast, et vice versa. Cette inspiration réciproque s’illustre notamment dans l’esthétique, où la lumière passe de l’aveuglement solaire à la pénombre de la nuit étoilée. Le rythme des films est également à l’image de la musique, parfois « laid back », puis accéléré par une scène de « drive-by shooting ». Ce schéma sera longtemps repris par les artistes de la Côte Ouest dans leurs vidéos. L’influence n’est jamais explicitement assumée par les artistes, car des films comme Boyz N The Hood appartiennent au patrimoine de cette culture « Gangsta Rap ».
En 2012, Kendrick Lamar procède à une piqûre de rappel avec son morceau « Poetic Justice », en compagnie de Drake. Les deux complices insistent sur l’importance du choix des mots dans la poésie urbaine. K-Dot a sûrement en tête les poèmes écrits par Maya Anjelou portés à l’écran par Janet Jackson. Auparavant, Beyoncé avait utilisé le même procédé en 2009 pour son morceau « Baby Boy » aux côtés de Sean Paul. L’épouse de Jay-Z s’est sans doute inspirée de l’idylle tortueuse vécue par Jody et Yvette dans le film pour l’écriture de ses paroles. Ces clins d’œil ne sont pas innocents, et démontrent l’influence de l’univers singletonien sur la musique afro-américaine.
Pendant plus d’une décennie, le cinéma amorcé par le réalisateur de Shaft a longtemps été occulté par une génération. De peur d’être comparé au véritable culte inspiré par Boyz N The Hood ? Peut-être. Le constat est simple : seuls des rappeurs issus de ces quartiers arrivent à restituer cette ambiance. La peinture sociale du maître parait inimitable, et Hollywood et ses studios semblent avoir aujourd’hui délaissé ce genre par manque d’intérêt.
Cependant, il faudra attendre 2015 pour revoir une vision aussi pertinente des quartiers noirs dans le film Dope. Le réalisateur, Rick Famuyiawa, multiplient les références à l’âge d’or du rap. De plus, il donne un des rôles principal à A$AP Rocky. Des procédés utilisés pendant des années par John Singleton. Cette année encore, l’influence de sa filmographie est clairement perceptible dans le film de George Tillman, The Hate U Give. Les situations subies par ses protagonistes ne sont pas sans rappeler celles vécues par les héros de Boyz.., Baby Boy ou Poetic Justice. La figure paternelle renvoie directement à celle jouée par Lawrence Fishburne dans Boyz. Le thème principal, les violences policières, nous replonge dans l’univers de Shaft. Le personnage principal de The Hate... représente une figure féminine noire. Mais les problématiques auxquelles elle est confrontée restent identiques à celles des adolescents noirs des années 90. La reprise de l’acronyme THUG pour le titre met en relation la critique sociétale des deux réalisateurs. Enfin, l’utilisation de la chanson « Keep Ya Head Up » pour illustrer la scène clé du film constitue une référence directe à la philosophie de Boyz N The Hood.
L’héritage culturel est donc assuré. Premier réalisateur noir nommé en 1992 aux Oscars, John Singleton n’a jamais eu la reconnaissance officielle de sa profession. Par contre, il a depuis le début le soutien et le respect indéfectible de sa communauté, et notamment celle des rappeurs. En 2005, il se mue en producteur pour le film Hustle and Flow de Craig Brewer. Un film qui rend hommage au difficile parcours d’un proxénète voulant devenir rappeur. Un nouveau coup de pouce à un milieu qui lui a toujours prouvé sa profonde admiration, car sa vision du Hood ne s’est jamais montrée juge, mais l’avocate d’un mode de vie subi. Ice Cube affirmait que les deux hommes avaient la même perception du ghetto. Et celle-ci restera éternelle.
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