Joe Lucazz est aussi discret qu’efficace. Reconnu pour ses talents d’écriture et de conteur « urbain », il sort en ce mois de juin son dernier projet Paris Dernière intégralement produit par Char du collectif Le Gouffre. Au programme : une balade dans Paris à toute heure de la nuit.
Joe Lucazz est un homme de l’ombre dans le rap français. Ses différents projets ont tous rencontré un succès d’estime énorme, loués pour le soin apporté dans l’écriture, pour leur authenticité, la facilité déconcertante avec laquelle « Mimile » enchaîne les rimes sans jamais tomber dans la démonstration tapageuse. Si le rappeur officie depuis une vingtaine d’années aujourd’hui, sa carrière a connu une sorte de nouveau départ avec No Name, sorti en 2015 auquel Joe a donné un petit frère, No Name 2.0 au mois de janvier. Paris dernière vient donc succéder à ces deux projets, porté par une idée transversale, un concept : raconter la vie dans la Capitale à travers tous les morceaux (l’album en compte vingt, comme le nombre d’arrondissements dans Paris). Pour ce faire, Joe a fait appel aux services de Char du Gouffre aux machines. Embarquons donc pour une ride de plus d’une heure à travers le Bériz des deux associés.
Dès la fin de la première écoute il reste une sensation frappante d’homogénéité, de consistance. A l’heure où le streaming incite les artistes (qui ne se font pas prier) à proposer des projets qui prennent de plus en plus la forme de playlists ou de compilations, Joe Lucazz livre ici un album compact, cohérent, malgré le nombre élevé de plages qui le composent. Aucun doute que le fait d’avoir un beatmaker exclusif sur tout l’album n’y est pas pour rien. Char rapporte une esthétique très affirmée qui, sans marquer une vraie rupture avec les projets précédents (sur lesquels produisaient principalement Pandemik Muzik), donne une couleur plus minimaliste. Ses beats se caractérisent comme à son habitude par des boucles courtes, travaillées avec les machines historiques des années 90 (les MPC d’Akai en tête de liste) et leur grain si particulier. Une ligne de basse simple soutient le sample, et les drums, toujours très typées des productions du Queensbridge des 90’s donnent la cadence. Toutefois Char remplace ici les sonorités piano et violon qu’il affectionne pour d’autres plus soul, jazzy, un peu piano bar qui s’adaptent à merveille à la voix timbrée de son acolyte. Il se tourne même sur certaines pistes vers des ambiances planantes à la frontière du trip hop, comme sur « Nuage Noir » ou « Sans Pression ».
Joe de son côté n’a sans surprise rien perdu depuis le mois de janvier et No Name 2.0, dans la forme comme dans le fond. Les rimes se succèdent, une image chassant l’autre, avec cette impression que chaque mot est exactement à sa place, et qu’en retirer le moindre chamboulerait l’équilibre parfait des textes. Ces derniers contiennent tout ce qui fait l’essence de la musique de Mr Lucazzi, oscillant entre une description désabusée de la vie de rue, l’identification aux gangsters américains les plus iconiques, l’amour pour la ride, la crainte de Dieu. Quand Joe Lucazz cite des mafiosos comme Gotti ou Lucas, c’est une échappatoire plus qu’une glorification, une façon d’invoquer des figures ayant contribué à forger un imaginaire commun aux rappeurs, cinéastes et écrivains Outre-Atlantique depuis des décennies.
Comme beaucoup de rappeurs et ce depuis toujours, Joe Lucazz est rempli de contradictions, qu’il exacerbe et injecte dans son rap qui occupe un rôle de soupape, de providence chez lui. Lunatique, il semble toujours tiraillé entre ses rêves d’argent, souvent associé à une vie dans l’illicite, et des aspirations plus candides, entre une vie dans l’opulence et celle d’un ascète pieux. Il en résulte des formules souvent touchantes, parfois drôles et toujours très justes.
Aussi à l’aise dans la peu d’ce jeune nègre que dans celle d’un vieil O.G gangster sorti tout droit d’un Scorcese.
« JMF »
Le personnage principal du film Paris Dernière, c’est bien sûr la capitale elle même. Joe nous emmène dans ses coins a priori les plus insignifiants, loin des parcours touristiques, des Champs Elysées, de l’Opéra Garnier, pour nous traîner dans des bistrots à la sobriété inversement proportionnelle à celle de ses clients ou des after enivrés jusqu’à 15h du mat’. Ce concept de description de la ville à travers tout le projet est un terrain de jeu idéal et propice aux accents naturalistes des textes ; Joe Lucazz ayant un talent pour balancer une image d’apparence banale sur son environnement et planter un décor réaliste, facilement imaginable, comme savent le faire des rappeurs comme Flynt ou même Guizmo dans leurs registres respectifs.
Chaque invité vient représenter une partie de Paris et sa banlieue, en plus de tous livrer des couplets de bonne facture : Nakk pour Bobigny, Dinos pour La Courneuve, Sinik pour l’Essonne, Despo Rutti pour Saint Denis…
A l’origine du disque, plus de trois décennies à arpenter Bériz, côtoyer l’infâme, festoyer avec le sublime.
« Bleu Nuit »
On se retrouve en conclusion avec un album intemporel, qui ne satisfera sûrement pas ceux que les productions à l’ancienne ont fini par lasser, mais au crédit duquel il faut porter une grande élégance dans la réalisation, dans l’écriture, dans l’interprétation. Joe Lucazz est dans la droite lignée de ce qu’il a proposé avec les deux No Name, et se montre particulièrement productif puisqu’aux deux albums déjà sortis cette année devrait venir s’ajouter un projet commun avec Eloquence courant 2018. En attendant, vous trouverez largement de quoi patienter avec ce Paris Dernière.
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