Jewish Gangsta : le goon rap d’Ill Bill et Necro raconté par Karim Madani
Rencontré il y a un an à l’occasion de la sortie de son précédent ouvrage Kanye West, Black Jesus, Karim Madani est de nouveau à l’honneur dans nos colonnes et nous dit tout de son livre Jewish Gangsta, via une interview fleuve réalisée par Alexandre Liebart et Samuel Pinto. Rencontre.
Stars and stripes. Les étoiles et les bandes du drapeau américain. Stars. Le pare-brise étoilé d’une Ford Torino en cavale qui se mange le mur de l’American Dream. Stripes. Les traces laissées sur le bide par les coups de brosses à dents aiguisées en schlass dans les douches de Riker’s Island. La bannière étoilée, Karim Madani la connaît bien. Il a eu de nombreuses occasions de poser le pied sur les terres de l’oncle Sam. Pionnier du journalisme Hip-Hop dans les années 1990, il a cotôyé l’aristocratie du rap-jeu et s’est vite trouvé assis sur un trésor d’entretiens inédits. Fast forward jusqu’en 2017 : journaliste ayant réussi la douloureuse mue en auteur de romans noirs, il exhume 4 interviews parmi les centaines réalisées, mêle leur transcriptions à une galerie de portraits que ne renierait pas Georges Pellecanos.
Synthèse de ses années journalisme et de sa reconversion dans la fiction, Jewish Gangsta est un livre passionnant, fantastique plongée dans le New York de l’ère Giuliani. Dans une langue rythmée comme le flow d’un jeune Antonio Hardy, Karim Madani retrace la trajectoire erratique de 4 stray bullets qui ricochent d’un foyer monoparental à une cellule de Riker’s Island, perforant une paire de destinées au passage. Parfois la leur. A l’occasion de la sortie de son livre, il revient pour The BackPackerz sur sa carrière de journaliste, confirme que les MC’s qui ont les plus grosses (grillz) ne sont pas forcément les plus féroces. Où il est également question des frangins les plus dégueu du rap-jeu et des maladies respiratoires de vos MC’s préférés.
RAP PAGES
Je te propose de commencer en parlant de cette période que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître. Cette époque où des magazines rap sortaient chaque mois en kiosque. Si je te dis RER et l’Affiche, c’est facile, tu y participais. Mais il y avait aussi des titres comme Radikal, Real, Syndikat… Comment tu t’es retrouvé à écrire pour certains de ces magazines ?
C’était une presse où on se connaissait tous ; il y avait très peu de journalistes, donc on se croisait tous pendant les interviews et c’était assez bon esprit. Sauf Get Busy, mais tu le savais. Du coup ça faisait partie du jeu. Pour lui (Sear) t’étais un vendu, quand tu bossais chez RER. Dès le moment où la maison de disques mettait un billet de 100 Francs pour avoir son artiste en couverture. Je le cache pas, ça a toujours fonctionné comme ça. En général, la couv’, c’était systématiquement un gros artiste. Tu vas pas mettre un petit artiste en couverture. Sauf chez Real ou Syndikat. Eux, c’était différent, ils étaient vraiment dans le fanzine de qualité. L’Affiche c’était un petit fanzine mais très vite, ça c’est professionnalisé, ça a attiré de la pub. Pareil pour RER : au début ça s’appelait Rage, c’était orienté rock, et RER, c’était le pendant rap de Rage.
Certains des mecs qui ont fondé ces magazines étaient de vrais puristes, des passionnés. Yann Cherruault, qui a monté The Truth, Camorra Rouge puis iHH Mag plus récemment… Aujourd’hui les rappeurs font la gueule sur la promo alors que dès qu’ils sortent un disque, tous les media en parlent. Des Inrocks jusqu’à France Culture en passant par le Monde… A l’époque, il faut se rappeler que si tu sortais un disque de Rap, t’étais chroniqué que dans la presse rap.
« Aujourd’hui les rappeurs font la gueule sur la promo alors que dès qu’ils sortent un disque, tous les media en parlent. »
Il y a avait quelques journalistes qui essayaient quand même de faire une petite place au rap dans la presse rock. Je me souviens d’une journaliste qui chroniquait régulièrement des albums hip-hop dans les pages des Inrockuptibles, c’était Laure Narlian.
Ouaaaiiis..! T’avais aussi un mec chez Best, José Guerrero, qui poussait aussi le rap. Mais j’ai arrêté de lire Best le jour où ils ont écrit en intro d’une chronique des Roots : «chronique d’un album de hip-hop intelligent». J’ai lu ça, je me suis dit «bon, ben je vais arrêter de lire Best, hein…» (rires) Imagine l’inverse : «chronique d’un album de rock intelligent». Tu vois la condescendance ?
Comment on devient journaliste spécialisé dans le rap à une époque où la presse rap n’existe pas encore ?
Ben déjà, j’étais un cancre à l’école.
Un cancre qui aime écrire ?
Oui. J’ai passé péniblement mon bac. J’étais un peu un naufragé du système scolaire et je savais pas trop quoi faire de ma vie. J’ai accompagné les débuts du hip-hop à Paris, j’écoutais du son, je taguais un peu, je scratchais un peu sur ma petite platine… Et puis un jour, je croise un pote de mon quartier en bas de chez lui. C’était Olivier N’Guessan, qui bossait déjà chez RER et qui s’occupait de toute la partie rap US. Il me fait : «ça te brancherait ?» Je lui réponds : «euh… ouais…» (air dubitatif). Tu vois, pour moi c’était un truc tellement énorme… Il me dit d’écrire une chronique. J’ai écrit la chronique d’Illmatic je crois, et je l’ai envoyée à Jean-Eric Perrin, le rédacteur en chef. Un super bon gars, qui venait du rock mais qui a été un des premiers à sentir que le hip-hop allait devenir une grosse culture. C’était un de ces gars qui étaient à la croisée des deux genres, qui écoutaient Cypress Hill, les Beastie Boys, qui en parlaient dans des magazines rock comme Rage et qui ont eu envie de créer un vrai support rap. Des gars comme lui, Philippe Roizès… En plus c’était des gars qui avaient une plume, des mecs qui savaient écrire. Aujourd’hui, quand je vois la façon dont les mecs écrivent, des fois… Bref… J’envoie ma chronique à Jean-Eric Perrin un jeudi. Le lundi suivant j’étais dans son bureau et j’étais pris. Le lendemain je faisais ma 1ère interview : Daddy Lord C, au KFC de Porte de Clignancourt et 2 semaines plus tard je partais à New York faire ma première interview US. Ca s’est fait tout simplement.
Ce qui nous amène à Jewish Gangsta. Dans l’introduction, il y a une scène frappante dans laquelle tu te décris, tout jeune journaliste pris dans l’hiver new-yorkais, en train de faire le pied de grue dans une cabine téléphonique, attendant que des artistes daignent te rappeler…
(rires) Complètement… Pour re-situer le contexte, les portables n’existent pas, Internet en est à ses tout débuts. Ceux qui l’utilisent galèrent à avoir une connexion qui fonctionne. Je sais pas si tu te rappelles, il fallait un téléphone et ça faisait un drôle de bruit.
Ça avait été samplé sur un morceau de Pharoahe Monch, non ?
Tout à fait.
https://www.youtube.com/watch?v=ggTMX8evqrA
Du coup, je prends plein de contacts avant de partir. N’Guessan m’avait demandé de ramener des papiers sur des rappeurs underground. En l’occurrence j’étais parti un peu en speed, j’appelais, ça répondait pas… J’arrive sur place, c’était la vraie galère. J’avais prévu de choper les mecs de Artifacts, Arsonists, les gars de D.I.T.C… Et plein de mecs me faisaient : «ouais, t’inquiète, on te rappelle…» Or, ils rappellent pas (rires). C’est compliqué parce qu’au bout d’un moment t’es coincé… Au bout de 10 jours, j’avais que dalle.
Ca te fait de belles vacances…(rires)
Ben non, t’es en stress, parce que Olivier, il m’évaluait sur ma capacité à me débrouiller, à ramener des trucs qu’il m’avait demandé, voire plus. Si tu ramènes pas de papier, ça part mal…
BEATS RHYMES AND TRIFE LIFE
Au bout d’un moment, DJ Eclipse, de chez Fat Beats, me file le numéro d’Ill Bill et Necro. J’appelle : rien pendant 4 jours. Je rappelle et je tombe enfin sur quelqu’un. Une meuf, hyper vener, en mode new-yorkais, c’est à dire : «qu’est-ce qu’il y a ? J’ai pas le temps !» J’explique que je veux parler à Ill Bill et Necro, elle me répond : «qui ? Tu veux parler à Richard et Ron, c’est ça ? Comment tu les appelles ? Ill Bill et Necro ? C’est quoi ces conneries ?» C’était leur tante, elle savait pas que ses neveux se faisaient appeler comme ça.
Tu sais, c’est comme chez les rebeus, dans le tag par exemple, t’appelais chez un pote, tu tombais sur le daron, il te répondait : «qui ça ? Clyde ? C’est qui lui ?», tu l’entendais gueuler à l’autre bout du fil : «Rachid ! Y’a quelqu’un pour toi !» (rires)
Bref, je tombe enfin sur Necro. Pas super amical. Le premier rendez-vous était assez fou. Au moment de le caler, au téléphone, il me demande quand même en préambule si je suis gay : «you’re a faggot ?» (rires)
Bon… Ca campe le décor (rires)
Mais bon, c’est Necro. Un mélange de déconnade, de menaces… Au début t’es déstabilisé… Tu vois, j’avais déjà fait pas mal d’interviews de Français à Paris, des mecs du ghetto… Mais bon, c’est pas pareil. Culturellement, t’es chez toi. Même si t’as rendez-vous Porte de Clignancourt et qu’il vient pas, c’est pas grave, tu pourras toujours faire tes trucs et le capter plus tard.
Là, le gars te donne rendez-vous dans les projects, à Farragut. Déjà ça fait une trotte, tu mets des plombes pour y aller. En plus de ça, si tu les traverses et que tu casses pas les couilles, ça va. Mais à partir du moment où tu y vas et que tu mates les gens, là les mecs ils vont arriver : «ouais ? Tu cherches quoi ?» On va te proposer de la drogue. Leur criminalité, elle est très liée à la came. Mais de façon très locale. Si tu t’assois sur un banc et que t’essaies de vendre quelque chose, tu vas te faire tirer dessus. Par contre, tu t’assois sur le même banc et que tu dis que t’attends Cormega, que t’es un fan et que tu veux faire son interview, on va te laisser tranquille. Le gars il va même aller te chercher Cormega et te le ramener. Bon, il va venir 2 heures plus tard, mais il va venir. Ils vont te payer un Mountain Dew à la bodega du coin, te mettre bien et tout va bien se passer. Donc Necro me file un premier rendez-vous à Brooklyn. Je monte chez lui : y’a tout le monde. Ill Bill, Goretex, Sabac Red… Eclipse était pas là.
C’était encore des gars en solo qui parlaient de faire un projet commun ou bien est-ce que c’était la première incarnation de Non Phixion ?
J’ai écouté les premières maquettes de ce qui allait devenir The Future is Now (album classique du groupe Non Phixion sorti en 2002 et retenu dans notre classement des 100 meilleurs albums de rap des années 2000, NDLR), . Des maquettes crades, mal mixées, mais dedans t’avais déjà le son de Pete Rock, t’avais « Futurama », « Black Helicopters »… Donc je me retrouve là, dans un appartement hyper glauque, avec des gars qui sont quasiment les seuls blancs de leur quartier.
Le ghetto dans le ghetto ?
Oui c’est ça. Et pourtant, y’a pas d’embrouille. Tu sens que le mec est chez lui, on le salue. Souvent les mecs ils vont dans leur quartier, ils tournent un truc 5 mn et après ils sont en panique. Après, comme je l’explique dans le bouquin, quand tu vois le background social, tu comprends pourquoi on les respecte, les mecs se sont fait un nom…
Toute cette matière que tu as accumulée, comment est-ce que tu l’as travaillée pour en arriver à Jewish Gangsta ?
T’avais pas beaucoup de place dans les magazines, donc tu écris un petit paragraphe, tu cases un morceau d’interview, mais sur tout ce que je récoltais, j’avais énormément de matière inutilisée, des rushes en quelque sorte. A l’époque j’avais envie de faire un bouquin en me servant de toutes ces cassettes. Je charbonnais dans le journalisme et j’avais pas le temps. Et en 99, je bossais pour la première revue littéraire sur Internet, Inventaire/Invention, basée à Aubervilliers. Je leur lâche deux petits textes. Ca s’appelait « Fragments de cauchemar américain ». J’étais parti à LA, où j’avais interviewé Cypress Hill. Ils m’avaient amené à Compton. J’avais traîné avec les Mexicains et j’en avais tiré un petit texte de 70 pages environ. Je parlais pas encore des goons ; j’avais parlé de Thirstin Howl the 3rd. Je racontais aussi mon séjour à New York.
17 ans plus tard, je croise les gens de chez Marchialy. On avait un pote en commun, quelqu’un qui avait travaillé pour la revue Usbek & Rica, qui avait lu mon papier sur les goons et qui leur dit : «Karim il a peut-être des histoires qui peuvent vous intéresser». Et la connexion s’est faite comme ça.
Du coup moi j’ai ressuscité mes bandes. J’en avais pas mal, mais le son était dégueulasse. Je me suis pas mal cassé la tête avec la transcription. C’est pour ça qu’en préambule, je précise bien qu’il y a des choses dont je suis pas sûr à 100%, notamment dans les dates. Et puis sur les 4 protagonistes du livre, il y en a 2 qui ont complètement refait leur vie et qui ne voulaient plus du tout évoquer cette période. Les mails qu’on a échangés avec Jane par exemple, t’avais presque l’impression de parler avec Julian Assange, tellement elle était parano. Ill Bill et Necro, les mecs te disent un truc, ensuite ils te disent le contraire… Un coup ils ont vendu du crack, l’autre fois ils te disent que c’est de la weed… C’est compliqué. Moi j’ai essayé de retranscrire tout ça et en exergue je dis bien que les rappeurs, ils te disent ce qu’ils veulent te dire. Y’a la street credibility, les trucs qu’ils te cachent… Je pense que 80% de ce qu’ils disent est quand même authentique et qu’il y a 20% d’exagérations.
Ce qui est une proportion plutôt raisonnable pour un rappeur (rires)
Oui, carrément. Tu prends un mec comme Horowitz, lui c’est vraiment un criminel, il rappe pas. Il se fait tirer dessus, la fille elle se retrouve en prison. Alors qu’Ill Bill et Necro, y’a pas de passage en prison. Pas à ce moment-là en tout cas. De toute façon, Necro, s’il était allé en prison à cette époque, il t’aurait fait 7 morceaux là-dessus. Tout ça pour dire que l’activité criminelle des mecs était assez mineure. Bon, ils vendaient de la weed mais eux leur truc c’était surtout les bastons. Les mecs sortaient avec des machettes, en mode Decepticons… Ils ont eu ce côté vachement spectaculaire.
NARRATIVE NON PHIXION
Ce que j’ai trouvé super intéressant dans Jewish Gangsta, c’est la fusion que tu as réussi à opérer entre une forme journalistique, avec des morceaux d’entretiens, des anecdotes… et une forme romanesque, avec des descriptions de la ville, des atmosphères, qui s’approchent parfois du roman noir.
Oui, c’est le principe de ce que les Américains appellent la narrative non fiction. La non fiction créative.
Et tu ne te mets pas en scène à la manière d’un Hunter Thompson.
S’impliquer c’est compliqué, déjà parce que ces histoires, je les ai pas vécues. J’aimerais le faire dans un autre bouquin. En plus s’impliquer, en France, c’est un peu compliqué, la posture : «Je fais… Je suis…», ça peut vite tourner au ridicule. Si tu as une personnalité haute en colère, à la Hunter Thompson, ça passe, sinon… L’aspect romanesque par contre, c’était important, parce que je voulais pas tomber dans le journalisme pur. Je voulais quelque chose dans les descriptions qui se rattache à l’univers dont il est question. Une touche «nouveau journalisme», un journalisme un peu inspiré qui te fait sentir le sujet, pas la position soi-disant objective du journalisme classique.
Par contre, l’aspect romanesque c’était important parce que je voulais pas me cantonner au journalisme pur. Dans les descriptions, l’atmosphère, je voulais quelque chose qui se rattache à l’univers de la ville.
Il y a un terme qui revient très souvent dans ton livre, c’est celui de «goon»…
«Goon», dans l’argot afro-américain, ça désigne un délinquant. Ou un abruti. Ce qui est marrant, c’est que c’était un terme qui était un peu tombé en désuétude et que plus personne n’utilisait. La clique de Necro s’est ré-appropriée le mot et s’est revendiqué « goons » avec une forme de fierté. Ce qui est marrant, c’est qu’aujourd’hui tu as des mecs comme Lil Wayne, Kanye west, qui l’utilisent à tout va.
« La clique de Necro s’est réappropriée le mot et se sont revendiqués goons avec une forme de fierté »
Tu fais une distinction entre le white trash et le goon ?
Oui. Par exemple, pour eux, Eminem, c’est un white trash, pas un goon. Goon c’est davantage new-yorkais, c’est lié à l’habitat urbain, aux logements sociaux… Les white trash c’est plus rural, ils vivent dans des mobile homes, des caravanes. Et puis chez le goon t’as ce côté loser qui a sniffé trop de colle, branché films de cul chelous.
Il y a un autre fil conducteur entre tes 4 personnages, c’est leur judéité. C’est quelque chose qui est ressorti par hasard, que tu as remarqué à mesure que tu dérushais tes interviews ? Ou est-ce qu’au contraire c’est une partie de leur identité que tu as voulu mettre en relief ?
Ces personnes-là, je les ai rencontrées complètement par hasard. D’ailleurs au début, Ill Bill, Non Phixion, je savais pas qu’ils étaient juifs. Tu vois, leur vrai nom, les frères Braunstein, moi je le connaissais pas. C’est apparu au cours des interviews. Ethan Horowitz, pareil. C’est souvent des petits marlous feujs qui m’ont filé leurs contacts, mais j’avais pas de volonté particulière au départ d’interviewer des voyous juifs. Il se trouve qu’ils étaient tous juifs.
Malgré tout, il y a une identité commune qui se dégage, celle d’enfants d’immigrés polonais, ukrainiens, toutes ces familles qui se sont installées à New York dans des coins comme Canarsie, Coney Island…
Exactement, grosse immigration juive dans ces quartiers de Brooklyn. Ce qui était intéressant en plus, c’est qu’ils se réclamaient tous des « jewish gangsters » de la Yiddish Connection des années 30. Meyer Lansky, Sam Rothstein, Bugsy Siegel… Ils avaient aussi leur propre mythologie criminelle, sans aucun communautarisme. Il n’y a rien de politique, ils s’en battent les reins, les mecs. Ils se disaient : «les Noirs ils ont Lex Diamond, Bumpy Johnson, Frank Lucas… On a nous aussi nos gangsters de légendes». J’ai découvert avec eux l’importance du milieu criminel juif dans la construction de la criminalité américaine. Murder Inc., c’était un truc énorme. La Cosa Nostra ne pouvait rien faire sans ces gars-là. C’est presque entré dans le domaine de la pop culture maintenant, chez eux. Aujourd’hui c’est très bien documenté avec des séries comme Boardwalk Empire, mais à l’époque c’était inédit. Et quand j’ai commencé à parler de ça ici, en France, la juxtaposition des 2 mots : «Jewish» et « Gangsta», les gens ont pas compris dans un premier temps. En France, l’imaginaire est très resté cantonné à l’univers de la 2ème guerre mondiale, de la Shoah… Les gens sont pas habitués à ce pan-là, moins connu mais très prégnant.
Ils se disaient : «les Noirs ils ont Lex Diamond, Bumpy Johnson, Frank Lucas… On a nous aussi nos gangster de légendes».
C’est peut-être aussi parce que c’est un thème qui est très peu traité. Autant «rap et Islam», c’est un sujet bien connu, autant «rap et judéité» ou «rap et judaïsme», pas trop. En tout cas, les rappeurs juifs mettent assez rarement cet aspect de leur identité en avant.
Tout à fait. Tu as des gars comme Shyne qui ont parlé de leur conversion, qui vivent en Israël mais c’est effectivement assez rare. Les Beastie Boys, 3rd Bass, n’en parlaient pas. Il y avait aussi Sons of Abraham, les Lordz of Brooklyn, qui étaient juifs italo-américains, mais de la même façon, ça n’était pas quelque chose qu’ils évoquaient. C’était parfois d’autres rappeurs qui le citaient, mais jamais eux-mêmes. Alors qu’Ill Bill et Necro, le côté tough jew, jewish gangsta, ils le revendiquent sans problème. Il faut savoir que le morceau « Black Helicopters », c’était vraiment un truc auquel ils croyaient. Ils étaient persuadés que des hélicoptères noirs rôdaient dans le ciel de Manhattan et qu’ils filmaient tout le monde. Ils adoraient ce film avec Mel Gibson et ils étaient vraiment parano (Conspiracy Theory, sorti en France sous le titre Complots, NDLR).
Je me souviens avoir fait un tour chez Fat Beats une fois. Ill Bill était aux platines, en train de mixer. J’avais rapporté des petites cartes postales video de mon voyage, des petites séquences filmées au caméscope. La tête qu’il avait fait en voyant que je le filmais… Il avait vraiment pas l’air content du tout (rires). Je pense qu’il se tâtait pour savoir si j’étais un touriste ou un agent fédéral…
C’était l’aspect théorie du complot qui les fascinait, mais expurgé de tous les trucs malsains qui ont pu arriver après et qui a été récupéré par des antisémites… Eux, ils étaient barrés dans le trip Reptiliens. Ca allait jusque dans le choix de leurs samples. Ils étaient vachement branchés série B, série Z. C’est des trucs qu’ils samplaient beaucoup.
C’est marrant parce que c’est des mecs qui sont foncièrement anti-gouvernement mais qui sont aussi très pro-business. Necro, si tu veux, tu peux lui acheter des chansons d’anniversaire personnalisées sur sa page Facebook (rires). Après, les mecs ont tourné complètement dingues. Je crois d’ailleurs qu’Ill Bill a eu une gamine et qu’il a changé d’état pour se calmer un peu. Necro il est toujours à New York il me semble… Mais leur gloire est derrière eux.
Qu’est-ce qui t’a donné l’envie d’utiliser leurs interviews plutôt que les centaines d’autres inutilisées que tu avais en stock ?
En fait j’ai trouvé que le parcours des deux frangins était vraiment très original. Très cinématographique, même. Chez les rappeurs afro-américains, je trouve que c’est toujours un peu les mêmes histoires, même si il y a des trucs dingues. Dans plein d’interviews que j’ai faites, il y a matière à écrire un bouquin mais vraiment, celles-là ressortaient du lot.
Ca pourrait donner lieu à des livres un peu dans la lignée des 2 volumes de Combat Rap, de Thomas Blondeau et Fred Hanak ?
Ah ben non… Parce que pour le coup, je trouve ça trop fastidieux, l’exercice de la transcription question-réponse. Là il y a avait quand même le côté odyssée, saga urbaine, la ville… Ca m’intéressait beaucoup plus que de rester au schéma questions-réponses.
Est-ce que tu as des souvenirs de comportements « larger than life » comme ils disent aux Etats-Unis ? De gens chez qui tu as vu davantage de choses que ce que tu imaginais dans leurs morceaux ?
Ben il y a RZA, que j’ai interviewé dans une baignoire… Complètement fracasse, dans la baignoire vide de sa suite. Cappadonna, allongé sur la moquette d’un hôtel, en train de fumer un gros blunt, complètement fracasse aussi, qui me parle des cavaliers de l’Apocalypse. KRS-One, qui réclamait 50 Fr pour une interview… M.O.P, dans un hôtel du 19ème : c’est l’été, ils entendent un bruit qui vient de dehors, qui ressemble à un coup de feu. Ils sursautent, en stress : «c’est un coup de feu, c’est un coup de feu ?» Lil Fame, asthmatique, qui a du mal à répondre aux questions… Billy Danze, avec une poignée de main qui m’a quasiment arraché le bras… Une autre fois, un des membres de D12 qui apprend en pleine interview qu’il est recherché pour une histoire de fraude fiscale.
Sinon, l’interview la moins intéressante de ma vie : 50 Cent.
Ah bon ? (surpris)
Ben oui, je le rencontre avant la sortie de Get Rich or Die Tryin. Il me récite un speech écrit par la maison de disques, très calibré, 15 mn à peine. On lui avait dit de pas trop parler à la presse. En plus il te parle en même temps qu’il commande un burger, du coca, du dentifrice… Toi t’arrives, tu as fait 9h d’avion, t’es un peu motivé, et face à toi le mec il s’en bat les couilles, du coup ta motivation, elle redescend un peu…
C’est peut-être un peu moins grave quand tu n’es pas trop fan de l’artiste au départ ?
Non mais j’étais pas fan de 50, mais j’étais intrigué par le mec, sa légende. En revanche, celui qui m’a beaucoup déçu, c’est Nas. Première interview que je fais de lui : le mec, t’as l’impression qu’il avait trop vu le Parrain, il se la joue padrino, inexpressif… En mode Nas Escobar, quoi… Ensuite il y a des gens qui m’ont dit qu’ils avaient eu l’occasion de rencontrer un gars beaucoup plus intéressant que celui que j’avais vu. Moi j’ai surtout eu l’impression d’un gars qui était fatigué et qui n’avait qu’une envie : dormir.
Sinon, Puff Daddy, je me fais virer de l’interview. On est à Londres, juste après l’affaire avec Shyne. L’attachée de presse me dit : «il faut surtout pas lui parler de ce qui s’est passé dans cette boîte». On démarre l’interview et bon… Je me retrouve à lui poser une question sur l’affaire. La meuf entre dans la pièce, me dit : «si vous jouez pas le jeu, on arrête l’interview». Bon. Elle ressort et là, j’ai commis une grosse erreur : je lui ai parlé du morceau de Jeru, « One Day ». Je lui dis : «tu connais le morceau de Jeru où il parle de toi ?» J’en avais un peu ras le cul, du coup j’ai peut-être eu envie de le titiller. Tu sais ce qu’il me fait ? «Jeru ? Je connais pas…»
«Jeru je connais pas» dans le sens «il existe pas à mes yeux» ou dans le sens «je sais pas qui c’est» ?
Non non, dans le sens «je connais pas, je vois pas de qui tu me parles». Alors je resitue : «ben si, 2 albums, DJ premier, tout ça…» Il continue de me faire «écoute, je vois absolument pas de qui tu veux me parler. Allez, au revoir». Et il finit l’interview comme ça. Par la suite, j’ai entendu dire qu’il était un peu vener envers sa prod, qu’il leur a dit : «c’est pas carré, les journalistes faut les briefer un peu». Insupportable.
Bonus #1 : Lectures choisies
Journalisme d’immersion, narrative non fiction, nouveau journalisme… Appelez ça comme vous voudrez. Jewish Gangsta s’inscrit dans la noble tradition de ces ouvrages dont les auteurs ont mouillé la liquette, quitte à s’approcher parfois dangereusement de la ligne rouge.
Gay Talese : ton père honoreras (ed. du Sous-Sol)
Pierre angulaire du nouveau journalisme, Ton père honoreras est certainement la bible de tous les créateurs qui se sont, un jour ou l’autre, intéressé aux coulisses du crime organisé. Pendant des années, Gay Talese recueille les confessions de Bill Bonnano, rejeton de l’une des plus grandes familles de la mafia new-yorkaise des 50’s. L’apport de ce livre à la mythologie du gangster américain peut se résumer à cette simple équation : pas de Talese = pas de Parrain = pas de the Wire et pas de the Soprano. Et peut-être pas de Jewish Gangsta.
Hunter Thompson : le marathon d’Honolulu (ed. Tristram)
Quand le protagoniste principal de Las Vegas Parano, père du gonzo journalism, par ailleurs doté d’un caractère orageux, est envoyé à Hawaii pour couvrir le marathon de Honolulu aux frais d’un magazine de running, inutile de préciser que les choses ne tournent pas comme prévu. Substances psychotropes, météo capricieuse et pétages de plombs homériques sous le soleil d’Honolulu. Si seulement Nelson Montfort pouvait le lire avant le prochain Roland Garros…
Jake Adelstein : Tokyo Vice (ed. Marchialy)
Coup d’essai, coup de maître. Pour leur première parution, les éditions Marchialy donnent le la d’une narrative non fiction tout en tension. Le journaliste américain Jake Adelstein, alors raconte la manière dont il s’est fondu, des années durant, dans les pas des yakuza, avant d’en sortir in extremis. Vivant. Un exploit jusqu’alors inédit pour un gaijin.
Bonus #2 : Playlist spéciale Jewish Gangsta
Rats dans le caniveau, araignées au plafond, crack en ébullition au fond du pyrex : voici la bande son idéale pour accompagner la lecture de Jewish Gangsta.
Le livre Jewish Gangsta de Karim Madani, sorti aux éditions Marchialy, est disponible en librairie ou sur le site de la Fnac.