Jewel Usain : le voyage aux pays des adultes
Avec son premier album, Jewel Usain accomplit son destin tout en faisant le bilan d’une vie imprégnée tant de bouleversement que d’ennui.
Qu’est-ce qu’être un homme en 2024 ? Si la réponse d’une bonne partie des rappeurs français tergiverse entre des figures machistes et dépressives, Jewel Usain fait lui la part des choses en racontant l’homme sous tous ses angles. De la faiblesse dissimulée à l’envie de dévorer le monde, Où les garçons grandissent explore des thèmes variés et s’affranchit des non-dits. Un voyage aux pays des adultes orchestré par Béesau qui prône la sincérité et l’accomplissement à tout âge.
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Pour commencer, j’aimerais revenir sur un propos que tu avais dit dans une interview pour le média Hypesoul en 2021. Lors de cet entretien tu avais cité que l’album représentait pour toi “le dernier truc que tu livres sur terre”. As-tu toujours la même conception ?
J’ai conçu cet album comme si c’était le dernier, je me suis dit “prenez-le, peut-être que je ne reviendrais pas”. J’ai pris la tête aux musiciens et aux beatmakers durant toute l’élaboration de ce projet car je voulais vraiment atteindre un stade de perfection parce qu’on ne sait pas ce qui peut arriver. Il fallait que ce soit un produit parfait.
J’ai l’impression que ton projet Mode Difficile est comme un point de divergence dans ta vie. Est-ce que tu penses que tu serais là aujourd’hui sans lui ?
Je pense que c’est impossible, Mode Difficile était hautement nécessaire pour tout un tas de choses dans ma carrière, c’est un projet tellement important. Il m’a permis d’arrêter de travailler et donc de partir en tournée pendant deux années. J’ai également pu me remettre en question car je n’étais pas satisfait entièrement musicalement de ce projet. Il m’a également apporté des collaborations. Sans la petite visibilité du projet, Jewel n’existerait pas aujourd’hui.
Tu n’étais pas plébiscité par d’autres rappeurs auparavant ?
Je n’étais pas identifiable, non. J’avais sorti le single “Skateboard” en 2020 qui m’avait mis dans une bonne position. Là, je commence à être identifié par certaines personnes et j’enchaîne avec d’autres morceaux qui fonctionnent plutôt bien. C’est pourtant Mode Difficile qui m’a vraiment apporté. Les gens ont vu que j’étais capable de faire un projet cohérent et que cela pouvait être intéressant de collaborer avec moi.
Comment s’est déroulée l’après Mode Difficile ? Tu étais directement focus sur ton album ?
Après Mode Difficile, je n’avais même pas envie de faire du son, j’étais au bout du rouleau tant mentalement que physiquement. Je travaillais encore, je vendais des chaussures alors qu’au même moment je devais faire en sorte que le projet sorte le mieux. Pour tout te dire je sentais aussi qu’il manquait de la cohésion dans mon équipe donc je ne kiffais pas pleinement la sortie de mon projet. J’ai fini par retrouver l’appétit au fur et à mesure du temps et à partir de là j’ai eu envie de me dépasser complètement.
J’aimerais savoir comment t’es venue l’idée du titre de Où les garçons grandissent ?
Ce n’est pas venu naturellement, je me rappelle que j’avais même peur de dire à voix haute le titre pendant un certain temps à mes potes. Je voulais vraiment trouver le titre qui synthétise tout ce que je raconte tout en apportant une dimension extra musicale. Il fallait qu’il y ait un aspect littéraire, voire film d’auteur. La réflexion m’est venue en repensant à un livre que je lisais étant tout petit qui se nommait max et les maximonstres. En anglais il se nomme “Where the wild things are” et j’ai toujours trouvé que ce titre avait une puissance évocatrice assez intéressante. J’ai gardé cette notion d’endroit hostile tout en la mélangeant à une référence de Peter Pan. J’aime énormément cette histoire, j’ai même l’impression d’avoir étudié le syndrome en lisant des livres sur cela et en regardant différentes adaptations. Il y a cette notion de départ sans retour dans cette histoire et j’ai voulu expliquer cela avec le titre de mon album. Quand les garçons grandissent, ils ne reviennent plus à leur vie initiale.
C’est un titre difficile à clarifier pour moi, car on peut y trouver de nombreuses lectures.
C’est très important d’apporter plusieurs clés dans un titre d’album où dans les textes je trouve. Il se passe la même chose quand tu regardes un film. Tu n’as pas envie de regarder quelque chose sans questionnement ou symbole. Il faut vraiment chercher à questionner ton public.
Personnellement je l’ai interprété comme un questionnement envers la condition d’homme en 2023.
Il y a de ça également. C’est un album qui assume clairement la condition d’homme.
Peux-tu me parler de cette cover réalisée par Alegria Blue ?
J’avais plein d’idées pour cette cover à l’origine. C’était un peu comme une séance studio dans ma tête, les idées partaient à mille à l’heure. Il y a eu un moment important où j’ai fini par vraiment la définir. On a fait le tournage d’un clip et une des photos plateaux m’a vraiment éblouie. C’était un peu une photo volée dans un studio avec un setup particulier. Quand je l’ai vu j’ai dit à mon équipe que je ne voulais plus d’une cover avec photographie. Il fallait une peinture, c’est cela que je voulais réellement. On a donc reprit cette photo sur la peinture mais en y ajoutant plus de moi-même. J’ai donc choisi d’ajouter mes deux fils pour exprimer l’idée d’évolution masculine.
Venons-en aux thèmes de l’album. Dans un premier temps, tu cites dans le morceau “OLGG“ : “Je crois que j’ai enfin pu tenir une promesse, à chaque fois que je drop je ramène un new level”. Est-ce que finalement s’accomplir tard est bénéfique selon toi ?
Si j’avais réussi jeune je n’ose imaginer ce qu’aurait été ma vie. Est-ce que j’aurais géré ? Je n’en sais rien. Aujourd’hui j’ai énormément de recul sur les choses qui peuvent m’arriver, je suis très conscient des choses. Je sais que tout ce qu’il m’arrive aujourd’hui est une forme de renaissance mais je peux très vite faire face à une nouvelle mort. Tout peut basculer du jour au lendemain et j’y suis préparé. Je pense que des gars comme Souffrance et Tuerie sont comme moi, on ne se laisse plus aller facilement à l’euphorie car on sait de quoi ce monde est fait. On arrive à appréhender les choses étapes par étapes avec calme. C’est une très bonne chose d’arriver à la reconnaissance tardivement car je sens encore l’énergie que j’avais à mes débuts. Je pense que je suis en train de faire la meilleure musique de ma carrière actuellement, elle sera davantage intemporel de ce que je faisais à 23 ans.
Les médias ont fait de nombreux éloges sur ton projet. J’ai notamment remarqué que la sphère Twitter t’avait vraiment validé ce qui est vraiment rare sur ce réseau. Tu t’es rendu compte de tout cette intérêt médiatique ?
J’ai du mal avec Twitter, c’est rempli de malveillance pour moi, mais c’est aussi pour ça que c’est dingue d’avoir des éloges venant de ce réseau. Il y a encore ce truc lié à ma génération qui fait que je ne me rends pas encore compte de tous ces retours positifs. Je crois que je m’en détache un peu.
Tu avais une certaine pression aux vues du nombre de personnes qui attendaient l’album ?
Tu sais, j’ai eu peur avant d’annoncer l’album car j’ai vu qu’il y avait un engouement fort autour de moi. Ce n’était pas arrivé dans ma carrière donc je me mettais une pression dingue. Je me disais “putain imagine l’album n’est pas à la hauteur”. J’ai eu chaud mais maintenant je suis dans un état inversé. Les gens ont aimé l’album et ça m’apporte une pleine sérénité. Je vais très bien, j’ai encore envie d’en découdre en musique, ce qui ne m’arrivait jamais auparavant après avoir sorti un projet. D’habitude je profite pendant une longue période mais là j’ai juste joué à Spider Man 2 pendant quelques jours et je suis retourné au studio (rires). Les gens m’ont vraiment donné l’envie de continuer.
C’est clairement un nouveau départ dans ta carrière finalement ?
C’est exactement ça. En tout cas, c’est une époque que je n’ai jamais connu. C’est-à-dire de me sentir épanouie dans ce que fait.
Tu soulignes souvent dans tes textes l’envie de se différencier des autres. On voit que c’est quelque chose qui te tient à cœur et qui te pousse à agir chaque jour. Tu n’as jamais aimé être mis dans une case ?
Je pense qu’on souffre du fait de ressembler à ses semblables. Cela voudrait dire quoi si c’était vrai ? Que si je meurs demain, il y a déjà un remplaçant de moi-même ? Non je pense qu’il faut réussir à créer une personnalité pour se sentir utile. Tu vas te sentir plus vivant chaque jour si tu te sens différent. Tu es un grain de riz parmi tous les autres c’est sûr mais il y a quand même cette envie de marquer le coup.
Tu n’étais pas la meilleure version de toi-même dans ta jeunesse ?
À l’adolescence tu te cherches. Tu multiplies les expériences, tu sors tard, tu vas voir des filles parce que tu ne te connais pas. Cela fait mal de pas se trouver après toutes ces années car tu te sens à l’écart rapidement. C’est un cercle vicieux qui va très vite et la dépression n’est pas loin à ce moment-là.
Il y a une limite d’âge pour se chercher selon toi ?
Non. Au contraire, j’envie les personnes qui à 50 ans, lâchent leur taff et se disent “je me barre, je vais aller surfer en Australie”. Tu vois ma mère par exemple a bossé pendant 30 années en tant qu’aide soignante et aujourd’hui elle est dans la pâtisserie. Je suis à fond derrière elle, je lui dit se faire un compte instagram, de faire son truc quoi. Tant qu’il te reste du souffle tu ne peux pas dire que tu as fait le tour du jeu, ce serait trop triste. On n’est pas venu sur terre pour attendre la faucheuse donc ne cessez jamais de vous chercher.
J’ai d’ailleurs toujours eu du mal à comprendre comment on peut demander à des gosses de 8 ans ce qu’ils veulent faire plus tard. A l’époque il y avait aussi les fiches navettes qui te condamnaient en quelque sorte dès la troisième à un emploi. J’ai 14 ans, mon frère, comment veux tu que je prenne une bonne décision à cet âge ?
J’ai l’impression, par ces notions de dépassement, que le doute est aussi à l’inverse beaucoup présent dans ton lexique. On est parfois amené vers des phases ego-trip puis vers des remises en questions profondes. Est-ce quelque chose qui t’a toujours traversé intérieurement ?
J’en ai eu marre d’écouter des projets ou je retrouvais des sentiments uniques. Un coup c’était “Je suis trop fort”, l’autre “Je suis trop triste” de la première à la dernière tracks. Moi je suis quelqu’un qui peut se lever le matin avec la conviction que je vais dévorer le monde puis il y a des moment où ça ne va pas tout simplement. Il fallait retranscrire cela car ce projet parle beaucoup de temporalité. Tu te sens forcément minable à des moments dans ta vie et c’est important de montrer cela dans ma musique.
Dans le morceau “Grand”, tu abordes les relations paternelles. C’est quoi être père et rappeur à la fois ? Il n’y a pas un sentiment d’urgence en tant que rappeur pour nourrir ses enfants ?
Je suis conscient que le rap est mon travail et que je ne peux pas être en dilettante. En tant que père il faut que je me structure et que je me professionnalise sans oublier ma passion non plus. Il y a du monde derrière moi, à chaque fois que je passe voir mes parents à la cité j’ai ce sentiment de devoir les aider. Il y a ce sentiment d’urgence car on n’est pas éternel. Trouver la solution c’est bien mais il faut la trouver vite et j’ai à cœur de libérer les gens de leur fardeau.
J’ai commencé à travailler à 17 ans et je me suis arrêté il y a deux ans donc je sais très bien ce que représente le fait de se lever tous les matins pour trimer. J’ai vraiment envie de dire aux gens que j’aime d’arrêter de bosser et de leur donner le moyen de le faire.
On dirait une histoire à la Denzel Washington dans American Gangster.
Qui n’a pas déjà rêvé de voir ses parents arrêter de travailler. J’aimerais juste parfois aller au parc en famille sans la contrainte que quelqu’un ne puisse pas à cause du travail. J’ai envie de pouvoir donner cette liberté à mes proches car aucun d’eux ne l’a eu durant sa vie. Il est temps là ça y est.
Quel est ton rapport à l’argent aujourd’hui ? C’est un thème présent dans cet album et on sent vraiment la frustration d’un quotidien ennuyeux que tu veux briser coûte que coûte.
Je n’ai jamais voulu vivre de manière indécente. J’ai mes kiffs à moi qui se résume à acheter des figurines (rires) mais je n’ai jamais pensé à acheter des tonnes de voitures ou autres. Je veux juste atteindre le seuil de liberté, c’est ça le vrai bonheur. Tout est lié à l’argent de toute façon et même la santé malheureusement. Si tu veux les meilleurs soins il te faut des tunes et même en France. C’est le papier qui résout le problème, c’est triste mais il faut l’accepter et suivre les règles. Comme je le dis dans le morceau “Poussière” : “un jour où l’autre on sera libre et j’espère pouvoir l’expliquer aux autres”. Je veux deliver ce pouvoir et dire aux gens “Soyez libre !”.
Est-ce que définir ton écriture comme une imagerie est pertinent pour toi ? J’ai l’impression que chacune de tes lines sont ponctuées par des comparaisons, des messages cachés qui font vraiment travailler le cerveau.
Je ne fais pas exprès mais je vois ce que tu veux dire. C’est un sujet qui est souvent revenu dans ma carrière et même quand ma musique était mauvaise. Je ne pourrais pas vraiment développer là dessus car je fais ça de manière instinctive. Je suis tout de même content que mes phrases aient des résonances différentes chez les gens. C’est comme cela que j’ai appris à écouter de la musique de toute manière. En m’attardant sur des lignes précises et en ne me posant pas de barrières dans la découverte.
Tu écoutes quoi d’ailleurs ?
En ce moment j’écoute beaucoup de pop, notamment le dernier projet de Ichon qui m’a vraiment fait kiffé. J’ai besoin dans cette période de ma vie d’écouter des trucs joviales. Même si cette artiste aborde des trucs très deeps et assez triste je trouve que ça rayonne.
Avec les sorties de Papillon Monarque de Tuerie, Saison 00 de Luidji et ton album, j’ai l’impression que l’année 2023 à clairement mis à l’honneur la sincérité dans le rap.
Pour tout te dire on a pas fait exprès de tous sortir des projets dans cette veine là. Personne ne s’est passé le mot, on est simplement arrivé à des moments dans nos vies où on ne peut plus faire autrement. Si je suis aussi sincère aujourd’hui c’est dû à mes enfants. Je leur doit la sincérité et aussi à mon public. Je pense que Tuerie traverse la même chose. De toute façon on aurait tous trop de mal à maintenir un artifice dans nos musiques. On a dépassé les trente ans faut pas trop nous demander; on a juste besoin d’être nous-mêmes. Je crois aussi que notre longévité dans la musique, bien qu’il n’y ait eu du succès auparavant, fait qu’on en ait rien à foutre aujourd’hui. On fait ce qu’on veut et c’est ce qui donne cette sincérité. C’était peut-être le secret depuis le départ.