Est-il possible d’être passé à coté de Shawn Carter, alias Jay-Z, depuis près de vingt ans ? Plus de cent millions d’albums vendus, vingt et un Grammy Awards, une fortune personnelle estimée à 800 millions de dollars… S’il existe encore un rêve américain pour les noirs aux États-Unis, Jay-Z en est devenu un des plus forts symboles. Légende du rap new-yorkais, le rappeur cultive pourtant un mystère autour de sa personne, façonnant à son envie ses choix de carrière et son image, à la façon d’un metteur en scène. Aujourd’hui plus puissant que jamais, il a su traverser les années de transition du rap commercial, au milieu des années 2000, pour devenir une figure inédite dans l’histoire de sa musique : un vétéran qui n’a jamais vraiment quitté son trône, malgré ses allers-retours, adulé de tous et obsédé par sa légitimité. A l’occasion de la sortie de 4:44, son dernier album plus introspectif, nous vous proposons un dossier en deux parties pour tenter de comprendre comment Hova a construit un des rares exemples de longévité dans le rap à travers ses six derniers albums.
Automne 2003. The Black Album. C’est le nom choisi par Jay-Z pour se retirer du monde du rap. Un « album noir », concept souvent utilisé pour parler de projets sans nom (le mythique Black Album de Metallica sorti en 1991, baptisé comme tel par les fans s’accordant à la couverture noire du disque), de projets maudits, ou simplement d’assemblages de morceaux inutilisés ou piratés (les enregistrements bootleg du Black Album des Beatles). Mais c’est plutôt du coté de Prince qu’on pourrait y voir un quelconque clin d’œil. En 1987, la star de la pop enregistre un album qui se démarque de ses autres projets par une tonalité plus sombre, certains lui reprochant de s’éloigner de ses racines noires avec sa pop funky et haute en couleurs. Le projet devait sortir sans crédit, sans photos, complètement anonyme en apparence. Le « black album » par définition. Il finira par annuler la sortie de l’album une semaine avant, considérant le projet comme maléfique jusqu’à ce que Warner finisse par le sortir au grand jour en 1994, en plein bouillonnement de la musique rap.
Grand fan de Prince, et toujours aussi subtil, Jay-Z entérine, peut-être inconsciemment, une certaine histoire du rap, inscrivant dans le titre même de son album la culture noire de son courant musical mais également son aspect marginal, tous deux étroitement liés. Une black music faite de maquettes, de faces B et de polémiques. De provocation, surtout, que Jay-Z n’oublie pas quand il nomme « Lucifer » l’avant-dernier titre de l’album.
Le rappeur de Brooklyn sort ainsi par la grande porte, avec l’aide des brillants producteurs de l’époque (Just Blaze et Kanye West, qu’il a découvert en 2000 sur The Dynasty) dans un album qui fait la part belle à sa virtuosité, enchaînant les tours de force sur des productions éclectiques. Comme ultime fondu au noir, il intitule ironiquement le dernier morceau « My first song ». Introduit par des propos de Notorious B.I.G (Jay-Z a cette qualité de ne jamais camoufler sa prétention), il y évoque ce qui a construit son immense carrière : une remise en cause perpétuelle et, plus concrètement, une volonté de garder intact l’esprit du jeune homme qui rapperait son premier morceau. « Stay hungry » (reste affamé), nous glisse également Biggie, conseil qui sera religieusement appliqué par tous les entrepreneurs du rap dont Jay-Z se fera le nouveau modèle au cœur des années 2000.
Sa carrière prend ainsi un nouvel essor, devenant le président du mythique label Def Jam entre autres affaires florissantes. Les sommets n’arrivant pas sans turbulence (il se met à dos Dame Dash, son ami de longue date et co-créateur de son label Roc-A-Fella), Jay-Z y puisera l’inspiration pour son grand retour, trois ans seulement après l’annonce de sa retraite. C’est une « fuite » sur Internet, phénomène majeur de la fin des années 2000, qui dévoilera le premier extrait de l’album un soir d’automne 2006…
Une boucle de saxophone, la voix samplée de Flava Flav, une orchestration live de Just Blaze : « Show me what you got » annonce la couleur de ce retour aux affaires musicales. Un entre-deux classieux, impeccablement fabriqué, entre tentative egotrip (souvent ratée) et justifications d’un rappeur sur le retour. A 38 ans, Shawn Carter n’est pourtant plus un simple rappeur mais un véritable patron à la tête d’un empire de plusieurs centaines de millions de dollars, entre contrats publicitaires, médiatisation de son couple avec Beyoncé, et impact culturel conséquent. Son come-back apparaît donc comme un événement majeur, à une époque où la vente de disques se faisait encore par millions pour les plus chanceux. Jay-Z n’avait pas disparu pendant ces trois années ; il s’était fondu dans le décor, fabriquant sa double image de rappeur-entrepreneur, tel un super héros sans masque, grande thématique de son nouvel album. Le rap n’est plus seulement le moyen de sortir des ghettos de Brooklyn, mais bel et bien le média privilégié de ses exploits et commentaires, légitimant son personnage public en dehors du rap.
Un nouveau code couleur fait alors son apparition : le rouge. Couleur symbolique des super héros de comics. Un rouge sombre qui tranche avec ses pochettes précédentes, plutôt orientées vers le noir ou le bleu. Toujours à l’affiche, au centre des attentions, Jay-Z est déterminé, une casquette des Yankees vissée sur la tête. Il réunit autour de lui une équipe spectaculaire, faite d’anciens collaborateurs (Kanye, Just Blaze, Swizz Beatz, Pharrell) mais également de nouveaux et pas des moindres : le rappeur mise sur Dr. Dre pour enregistrer l’album de son retour, en plus de lui récupérer quatre productions. Kingdom Come s’assume alors comme un blockbuster, tirant son nom d’un comics sorti dix ans auparavant narrant un futur où Batman et Superman doivent sortir de leur retraite pour montrer la vraie nature de l’héroïsme à une nouvelle génération. La métaphore est toute trouvée, doublée du message biblique très explicite («Que Ton règne vienne, que Ta volonté sois faite»).
En 2007, Ridley Scott s’attaque à la mise en image de la vie de Franck Lucas, figure oubliée de l’Amérique des années Vietnam. Derrière son aspect programmatique, American Gangster tire son importance de la façon dont il met en scène son héros; jamais on n’avait vu alors une figure noire avoir son propre film de gangster, genre pourtant primordial dans le cinéma américain commercial depuis les années 1930. Car filmer Franck Lucas, c’est également filmer Harlem, ses rues, ses codes, sa couleur locale afro-américaine. Et par cela, faire exister à l’écran une minorité raciale, actrice et victime de son époque, symbolisé par le parcours de Franck Lucas, icône populaire qui finira par pactiser avec le gouvernement pour écourter sa peine de prison.
Le film utilise la musique comme marqueur temporel tout du long, de Bobby Womack à Public Enemy, qu’il entend au fond de la rue une fois libéré en 1991, la mine défaite, seul face à son futur. Durant ses années d’incarcération, la cause noire et le rap se sont entremêlés, jusqu’à devenir symbole d’émancipation pour une jeunesse élevée dans la violence des ghettos, après-coup des ravages de la drogue sur la communauté noire dont Franck Lucas est un des grands responsables, inondant les rues de poudre blanche au début des années 1970. Oui mais voilà, Lucas est un entrepreneur, un génie des affaires, un créateur de «marque», le rêve de n’importe quel drug dealer des années 1980. Jay-Z était l’un d’eux, avant d’être rattrapé par le rap dans les rues de Bedford Stuyvesant. Le rappeur voit dans cette adaptation de la vie de Lucas l’occasion de faire son propre biopic personnel, un fantasme artistique greffant sa propre vie à celle du baron de la drogue.
S’ouvre alors un trio déformant, une analogie entre le rappeur, l’acteur et la figure historique. Qui joue qui ? Est-ce Jay-Z qui joue à être Denzel Washington, ou Denzel Washington qui s’inspire des codes du rap pour jouer Franck Lucas, lui même responsable indirect de la naissance du rap. On connaît l’impact qu’a eu Denzel Washington sur le rap américain, découvert jeune par Spike Lee, et devenant vite une des rares icônes afro-américaines à l’écran. Voir Jay-Z copier Franck Lucas n’a finalement rien d’étonnant, les rappeurs étant devenus eux mêmes des figures aliénées des ghettos américains. Si proches et si loins de leurs quartiers.
Le projet parait mineur derrière Kingdom Come, mais Jay-Z y retrouve l’inspiration de son premier album, Reasonable Doubt, classique du rap dit de mafioso, sous branche d’un rap new yorkais s’inspirant des codes, du sens des affaires et de la violence des histoires de la pègre italienne. Le rappeur y retrouve un terrain de jeu dans lequel il brille; un exercice de style fait de fantasmes, de storytelling, le tout baigné dans une ambiance de cigares, de flingues et de corners dangereux. Avec l’aide des Hitmen, la «super-équipe» de producteurs de P Diddy, il offre sa propre bande originale de la vie d’un drug dealer, de la réussite à la chute, d’«American Dreamin» à «Fallin». Mais Jay-Z ne chute pas dans la vraie vie…
Du film ou de l’album, on ne sait plus lequel inspire l’autre (Jay-Z enregistrait l’album avec les images du film), les deux formant les deux facettes d’un même récit, une fresque se jouant à une époque où les noirs devaient fabriquer leur légitimité, saisir l’histoire ou disparaître. S’y joue donc un travail de mémoire collective, dans le meilleur et le pire. Mais n’est ce pas là l’ultime ressort d’un rêve d’égalité? Le droit à déformer son histoire, la manipuler, la fantasmer, en assumer les archétypes ? On pense d’ailleurs au Pimp d’Iceberg Slim, dont l’ambiance enfumée se retrouve dans les choix de samples de l’album. Jay-Z rallume les braises d’un genre en perte de vitesse à l’époque où la mode transitera petit à petit vers les tourments « vocodés » de Kanye West ou les tubes populaires de Lil Wayne, que le rappeur invite sur l’album en contre pied (« Hello Brooklyn 2.0 ») mais aussi par pragmatisme commercial, principe qui ne le quittera jamais. C’est d’ailleurs le morceau qui sonne le plus dans l’air du temps.
Jamais vraiment parti, Jay-Z est revenu aux affaires en mentor d’une nouvelle génération qui a du mal à s’affirmer à la fin des années 2000. En plein cœur de la transition, le rappeur new-yorkais oscille entre formules savamment distillées et l’ambition de devenir le rappeur absolu, celui qui aurait traversé les temps, regardant la concurrence d’un œil amusé, la posture solitaire. Jay-Z marque toujours autant par sa capacité à absorber les tendances, à s’adapter aux ambiances et aux équipes de producteurs. Mais celui qui s’auto-proclamait «la réponse des ghettos à Trump» est devenu un mythe vieillissant, une figure toujours respectée mais peu encline à impacter sur le reste du rap. En 2007, les visionnaires sont ailleurs, le duel Kanye West – 50 Cent éclipse American Gangster, et Jay-Z se retrouve vieux roi d’un monde en mutation. 808s & Heartbreak sera l’électrochoc pour le rap en 2008, et Jay-Z sait qu’il ne pourra pas éternellement rester dans sa zone de confort. Avec son sens du pragmatisme, le rappeur se tourne naturellement vers Kanye West, son ami et nouveau concurrent, pour préparer le troisième tome de sa mythique trilogie, The Blueprint…
Cet article est le premier volet d’un dossier en 2 parties consacré à l’analyse de la longévité de Jay-Z à travers sa discographie depuis son Black Album de 2003. Suivez The BackPackerz sur Facebook ou Twitter ou abonnez-vous à notre newsletter pour être informé de la sortie du second volet.
Crédits cover photo : The Source
Tracklist de la semaine Titre Artiste(s) Album "Thank You" Snoop Dogg, Dr. Dre Missionary "ROTHER"…
Les OG’s sont de sorties cette semaine : A commencer par la collaboration entre Snoop Dogg…
Tracklist de la semaine Titre Artiste(s) Album "Maybe In Nirvana" Smino Maybe In Nirvana "Benjamin…
Le Marseillais dévoile sa première mixtape "Baked", laquelle réunit entre autres La Fève, Tiakola, Steban,…
La fin d’année approche à grands pas et nous réserve encore quelques belles surprises pour…
Tracklist de la semaine Titre Artiste(s) Album "STACKS" Dinos, Zed KINTSUGI "Le cœur d'abord" MC…