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J Dilla – Donuts

S’il faut vous expliquer mon histoire avec Donuts, c’est d’abord un amour adolescent. Le piratage est à l’aube de ses plus belles heures, et la soif de découverte trop importante pour en faire une quelconque crise de conscience éthique. Les pistes se succèdent, d’une très courte durée, mais toutes assez longues pour vous marteler un sample dont vous vous souviendrez toute la vie. Paradoxalement, il m’arrive encore d’oublier la moitié des morceaux à chaque fois que l’envie me prend de réécouter les 31 pistes. Vu comme ça, pas de quoi s’en vouloir. Car Donuts est dense. Très dense. Comme la pâte qui vous reste entre les dents à chaque bouchée dans la pâtisserie dont l’album tire son nom.

Comme dans une boite de donuts (plaisir coupable de Dilla), il y en a pour tous les goûts. Le rap a souvent eu un lien étroit avec la cuisine, dans une sorte de fantasme mêlé de recette, de savoir faire, d’appréciation par le public et d’avoir aussi droit, dans le meilleur des cas, à son étoile (ou son Grammy). L’étoile de Dilla, c’est son maniement des samples, son goût pour le surprenant, là où aucune cuisine n’a osé s’aventurer par peur du hors piste. La « désinvolture » comme le note si bien le producteur Odaiba (anciennement Nicko des Soulchildren) quand je lui demande son ressenti à la découverte de Donuts. Quoi de plus idéal comme terrain de jeu qu’un album instrumental, où se court-circuitent riffs et voix piochés ici et là dans quelques vinyles?

Car Donuts n’est pas le plus représentatif de l’éclectisme de son auteur. Connu pour son audace à dérégler les rythmiques ou sampler des morceaux improbables, Dilla est finalement assez classique dans son choix de catalogue sur cet album. En résumé, on se situe sur des morceaux américains de la fin des années 60-début 70. Comme à peu près tout ce qu’a samplé le rap américain sur les vingt années précédentes. Le génie de Donuts apparait finalement dans la manière dont Dilla se réapproprie un catalogue déjà connu de tous, en le dynamitant de l’intérieur, prouvant s’il fallait encore l’expliquer, qu’un sample ne se juge pas à son historique mais à sa manière d’être constamment (ré)inventé.

Découvrir « Airworks » à 15 ans, c’est pénétrer l’esprit même d’une musique qui vous précède de plusieurs décennies. C’est comprendre ce qui fait le génie d’un sous-genre destiné initialement à l’effet de mode, à la sensation de l’été. Le sampling n’a pas toujours été dans les mains de virtuoses et les premiers scandales de copyright l’ont certainement mis en difficulté et affiché au grand jour les complexes d’un genre qui se cherchait encore un destin. Il faut des années de digestion, de hits, de facilités pour créer des niches qui deviennent les garants d’un équilibre au sein d’un genre musical. L’un ne peut pas toiser l’autre car ils se nourrissent mutuellement. Pour le génie d’un Dilla, il faut trente rappeurs jetés dans la fosse aux lions du Billboard.

Si la vénération envers Dilla a pris des allures folles suite à sa mort, son passif était déjà conséquent. Pour le producteur Astronote, Jay Dee était « un grand maitre », de ceux qu’on « ne lâche plus » quand on les a découvert. Comment expliquer un tel succès posthume? La mort est un argument, certes, toujours, dont l’argument cynique ne peut pas être totalement écarté. Mais son succès post-2006 ressemble surtout à la réaction presque épidermique d’une caste d’auditeurs rejetant de fait la vague synthétique ayant déboulé au début des années 2000 et qui a véritablement pris son essor au milieu de la décennie. Les rappeurs sont les nouvelles popstars, les scènes alternatives deviennent mainstream (le Sud notamment), les codes changent. Dilla porte malgré lui l’héritage d’un rap « véritable », dans le plus pur esprit d’une musique artisanale, les mains dans les bacs de disques poussiéreux.

C’est oublier que Dilla est surtout porteur d’une expérimentation à toute épreuve, que ce soit dans les choix de samples, les expérimentations de découpage, les BPM inhabituels, la destructuration des batteries ou le jeu sur les filtres. Dilla était, certes, le garant d’un certain esprit de la culture hip hop, mais il a surtout participé à le définir et le rendre intemporel en le poussant dans ses retranchements. Quel beatmaker peut se targuer d’avoir rendu aussi émouvant les voix des sœurs Sylvers sur « Two Can Win »? La gestion des vitesses et des filtres sur « Don’t Cry » a même fait pleurer (c’est une gageure!) le producteur Math Mayer (de Hits Alive) qui en fait son morceau préféré. « Une gestion scientifique » rajoute t-il, comme pour marquer le fait que le génie ne surgit rarement sans une certaine maitrise technique.

Comment définir alors le « génie » de Dilla? Peut-on parler de « génie » au moment d’explorer le dernier disque d’un beatmaker, métier peu noble en apparence, mais ô combien important dans la conservation d’un patrimoine musical quasi oublié pour la moitié… Car l’art du sampling n’en finit plus de faire l’actualité, au détriment de sa compréhension par une vague de nouveaux auditeurs biberonnés aux beats trap et aux procès en tout genre, finissant de jeter le sampling à l’opprobre, et avec lui, toute une histoire de la musique rap. Il serait assez orgueilleux de ma part de me considérer à l’écart d’une génération avec laquelle j’ai fini par grandir, et dont je partage les excitations pour une certaine hybridité d’un rap 3.0.

@ Peter Adarkwah

Mais écouter Donuts, c’est comprendre ce qui agite l’esprit d’un tout juste trentenaire de Détroit, qui ne peut alors plus se déplacer sans chaise roulante, et pour qui il ne reste que la transmission de sa musique. C’est toucher du doigt une histoire de la musique qui nous dépasse et nous survivra. Non pas par un quelconque tour de magie, mais parce qu’un beatmaker, quelque part dans le monde, dans un shop miteux, a jeté son dévolu sur un disque plutôt qu’un autre. Par intuition sur une pochette, sur le nom d’un groupe oublié de tous ou en regardant les traces laissées par le temps sur chaque microsillon. C’est cette intuition, ce goût de la fouille, similaire au travail d’un archéologue qui dépoussière chaque ossement pour en dévoiler le plus large tableau, qui est au cœur de ce qu’on peut humblement appelé l’art du sampling.

Ce qu’il reste de Donuts, c’est cet art de la fouille. Ce sens de la vitesse, de la compréhension quasi intuitive de ce que doit être un beat rap. Non pas servir le rappeur, mais lui proposer un terrain de jeu. Non pas servir un quelconque intérêt, mais s’auto-suffire dans sa quête de la boucle parfaite, en accélérant, décélérant, changeant de voix, de passage, de tonalité au sein de la même piste. Trouver le cœur de la boucle, son émotion pure, dégagée de toute finalité. A l’ère des plateformes comme Tracklib ou Splice, qui vous offrent clé en main, et ayant-droits grassement payés, un sample pour utilisation commerciale, qui vous mâchent en quelque sorte le travail, des albums comme Donuts deviendront des pièces de musée. Pour des archéologues d’une musique coincée entre les sillons de quelques vinyles, la boucle serait finalement bouclée.

La MPC et le moog customisé de Jay Dee sont d’ailleurs déjà placés dans un musée. Au Smithsonian de D.C, pour être précis. Une reconnaissance peut-être démesurée, à chacun d’en juger, mais qui en dit long sur la portée du hip hop dans la culture afro-américaine. La dimension posthume de Donuts aura renforcé l’aura mystique d’un album concept qui n’en demandait pas tant. Composé entre de multiples passages à l’hôpital de Cedars-Sinai à L.A, où de nombreux mythes du hip hop se sont éteints, Donuts se révèle finalement être un long voyage dans l’esprit d’un homme condamné, qui n’hésite pas à sampler des morceaux aux titres évocateurs comme « Stay With Me », « Don’t Say Goodnight », « When I Die » ou encore « I Can’t Stand to See You Cry ». Une manière de conjurer le sort en maitrisant son discours d’adieu, en piochant ici et là les meilleurs interprètes, les meilleurs arrangements pour accompagner son départ vers l’autre rive. « Bye ».


BONUS

Un podcast consacré à l’album Donuts, en compagnie de Gaspard Aufort dans le cadre de son émission « Samplez-moi » est à écouter en ligne ci-dessous.

Benjamin Boyer

Essaie depuis 2007 de déchiffrer les écrits de Lupe Fiasco. Ex-groupie de Kanye West, ex-pirate repenti sur Apple Music. Internet lui a pris trop de temps.

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