Dans le secteur récemment florissant des projets communs, Bitume caviar vol.01 n’est pas comme les autres. Limsa d’Aulnay et Isha nous y servent un succulent apéritif avant les fêtes qui méritait bien une analyse.
Un oxymore saisissant en guise d’apéritif (serait-ce déjà une invocation du caviar?) ; c’est finalement ce que ces deux rappeurs, artistes du bitume, ont choisi comme titre plus qu’évocateur pour ce premier album en commun. Évocateur déjà car il vend la promesse d’une musique caviar provenant directement du bitume. Autrement dit, le maître mot de l’album serait d’exceller dans un style inspiré de quatres décennies de rap en France tout en restant connecté à la réalité du bitume d’aujourd’hui. En témoigne Isha sur le morceau “Le plan B” : “Moi, tu m’verras jamais faire du rap à la con ou bien me dandiner avec des mouvements atroces”. Pourtant, cette excellence n’est généralement pas le maître mot des projets communs, souvent utilisés par les artistes pour se renouveler, tenter des choses et s’amuser. Or, un aspect récréatif transparaît effectivement dans ce titre riche de sens. Quoi de plus convivial et amusant qu’un moment passé au restaurant entre amis autour d’une belle entrée, moment des retrouvailles ? On retrouve cette convivialité dans la pochette amusante de ce disque où les deux artistes, sûrement après plusieurs heures à pêcher, ont visiblement réussi à faire une sacrée prise. Ainsi, si ce titre est mémorable, c’est bien par ses aspects comique et polysémique qui permettent d’emblée d’offrir de nombreuses clés de lecture pour un album plus qu’attendu. Il est clair que cette attente n’est pas uniforme dans le rap. Néanmoins, dans le secteur moins commercial, cette réunion de deux techniciens, capables de partager leurs vécus respectifs avec beaucoup de sensibilité, est bel et bien un des grands événements de cette fin d’année dans le rap français. La langue française ne devrait pas ressortir indemne d’un projet recentrant le rap au cœur du sujet si l’on s’en fie à la promesse d’Isha dans “Jimmy Fallon” : “La langue française, je ne pense qu’à la découper”. Analyse.
Un projet qui tombe à pic
Si les projets communs, longtemps rarissimes dans le rap français, se succèdent à un rythme effréné depuis près de trois ans, quitte à parfois paraître forcé ou du moins calculé, Bitume caviar vol.01 défraie la chronique tant la connexion entre les deux artistes semble évidente.
Entre Isha et Limsa d’Aulnay, les points communs sont nombreux. En effet, ils partagent une sensibilité artistique particulière encadrée par une esthétique de rap commune. S’ils sont tous deux qualifiés de rappeurs techniques, ils n’en demeurent pas moins des artistes produisant une musique dans laquelle les émotions sont omniprésentes.
Rare sont les artistes qui se livrent autant qu’Isha sur sa trilogie La vie augmente parue entre 2017 et 2020; un phénomène synthétisé par des morceaux comme “La vie augmente” (présent sur le premier volume), “La maladie mangeuse de chair” (sur le deuxième) ou encore “Les magiciens” (sur le dernier). Or, ce rapport à la trilogie n’est pas anodin dans leur relation. Limsa d’Aulnay, déjà admiratif de son futur acolyte de studio, a lui aussi sorti une trilogie, celle des Logique entre 2020 et 2022, dans lesquels il s’émancipe de son passé de “freestyler” aux passages marquants sur diverses épisodes chez Grünt, pour dévoiler une palette musicale beaucoup plus large. Il navigue dans son histoire habilement en dévoilant la dureté de son enfance passée à Aulnay-sous-bois dans le 93 avec un regard souvent rieur grâce à une maîtrise subtile des multisyllabiques. Il le souligne d’ailleurs sur le dernier morceau du projet intitulé “SRSD” : “Être dans ma peau, c’est terrible, à chaque fois que je subis des drames. Premier truc que ça m’inspire, c’est des rimes, le deuxième truc que ça m’inspire, c’est des blagues”.
C’est notamment à l’occasion du deuxième épisode de cette trilogie que les deux ont fait leur première apparition commune sur le morceau “Starting Block” où la complémentarité musicale entre les deux artistes fut telle que la connexion semblait être une évidence. L’aisance au micro et les traits comiques de Limsa d’Aulnay se marient à la perfection à la sensibilité et l’écriture sans détours d’Isha. Par ailleurs, les hauteurs des deux voix, plus grave pour Isha, se répondent pour former un tout agréable et cohérent. Ainsi, les deux se nourrissent mutuellement et ce sur tous les styles comme le public avait pu l’observer lors de leur connexion sur “Modou”, un titre plus ensoleillé présent sur l’album Labrador Bleu d’Isha sorti en 2022.
Inspirés par la fusion réussie des deux anciens rappeurs solos Caballero et Jeanjass pour la trilogie marquante des projets Double Hélice, les deux avaient donc l’intention de faire de même pour se tirer mutuellement vers le haut. Néanmoins, la réussite musicale ne demande pas seulement d’avoir de bonnes intentions, aussi légitimes soit-elle, mais surtout de sortir son projet au bon moment pour frapper un grand coup. Or, il y a encore seulement un an, Isha était un rappeur nettement plus établi que Limsa d’Aulnay, tant par son ancienneté dans le milieu, que par la parution de son album déjà mentionné, ou encore par des collaborations avec des rappeurs connus comme Dinos, PLK ou encore Laylow. Pour autant, depuis, la côte de Limsa d’Aulnay n’a cessé de monter grâce à de multiples featurings où il a su systématiquement marquer un grand coup. “Symphonie” avec Souffrance, ses passages légendaires sur l’épisode Grünt historique au Bataclan d’Isha, “Régal” avec Aketo (ex-membre de Sniper), “Tornado” avec Caballero & Jeanjass et Enima, “Bougies” avec Absolem, “Domaine” avec Deen Burbigo, “Islam Slimani” avec Okis et plus récemment “Strass” avec Tuerie sur la compilation Raplume. Tous ont pour point commun d’avoir vu Limsa d’Aulnay virevolter sur les instrumentales avec une facilité souvent déconcertante sur des schémas de rimes des plus difficiles mais toujours différents.
Ainsi, cette fin d’année semblait être le bon moment pour la parution de Bitume caviar vol.01 pour deux artistes se vouant une admiration mutuelle qui n’ont cessé de se rapprocher au cours des trois dernières années. Le timing est donc optimal. Mais le rendu l’est-il pour autant?
Un projet commun marquant pour le rap français
Après leurs diverses projets solos où chacun se livrait beaucoup personnellement, nombreux sont ceux qui attendaient un projet plus récréatif. Or, c’est le cas mais pas comme nous l’entendions. En effet, les deux artistes sont unanimes sur le plaisir qu’ils ont pris à réaliser ce projet et sur la facilité qu’ils ont à travailler ensemble. Ainsi, le projet est bel et bien une source de renouveau dans leur conception musicale mais paradoxalement dans la forme rien de tout cela n’en ressort. L’exigence mise sur la cohérence des instrumentales et la mélancolie faisant office de fil conducteur des paroles du projet vont à l’encontre de ce préjugé. C’est justement sur ces points que cet album se démarque des autres disques collaboratifs parus récemment et même dans l’histoire du rap français.
Tout d’abord, l’album a une couleur musicale bien définie. Reposant sur l’héritage du rap français des années 2000, les instrumentales sont simples sans être négligées, où des rythmiques lentes sont accompagnées de pianos mélancoliques pour laisser place aux textes des deux artistes et à leur maîtrise de la technique. L’objet du projet n’est donc ni de produire des tubes ni de tenter d’ouvrir leur musique à un plus grand public mais bien d’appuyer sur leurs points forts en dressant un portrait intéressant lié à leur expérience mutuelle, comme le rappait ironiquement Limsa d’Aulnay sur le morceau “Le Plan A” : “Je fais pas de son qui te donne envie de serre ta sine-cou ou de faire la fête au village”.
Or, les deux fins techniciens qu’ils sont se mettent au service de cette ambiance posée en favorisant la qualité des morceaux à la démonstration parfois inutile. Du haut de leurs 37 ans respectifs, les deux artistes dressent un portrait saisissant de la rue (ou du bitume) avec beaucoup de recul sans jamais l’embellir. En effet, une certaine amertume se ressent au fil du projet car l’horizon est si loin d’être rose pour les jeunes de ces milieux-là que même les familles n’y croient plus : “Les amis de ma mère et ma mère également, n’auraient pas misé sur le fait que je m’en sorte légalement” (“Clio 4”). Ainsi, ce disque offre un contre-pied ambitieux tant dans la forme que dans le fond, se positionnant à l’encontre du rap commercial qui glorifie trop souvent la rue dans chaque morceau sans être conscient de ses travers. Grâce à ses textes riches de sens et à des morceaux qui se répondent, le disque prend donc une certaine ampleur. Le subtil couple de morceaux “Le Plan A” et “Le plan B”, où le piano de la première instrumentale s’assombrit pour laisser place au second morceau, permet notamment de saisir le parcours de rescapés qu’ils partagent autour d’une passion, tout en portant un regard comique sur la difficulté de ces milieux. En témoignent les différents couplets de Limsa d’Aulnay sur ce dernier morceau où il jongle entre des réalités très dures et des phrases amusantes : “les petits, ils ont même plus l’école en tête. Si t’as grandi ici sans ber-tom, on peut dire que t’as remporté Kohlantess”; “on n’a pas reçu une seule excuse; Pour avoir grandi là où le sang et les larmes ne font que couler; Là où les rebeus, les renois et les sentiments se font refouler”.
Ainsi, si le projet ne se veut pas lourd de sens, le récit entretenu par les deux artistes n’en demeure pas moins marquant et représente clairement une des forces du projet. À cet égard, la courte durée du projet (28mn) et “Flûtes recyclables” en featuring avec Caballero & Jeanjass permettent tous deux d’alléger le projet pour rendre l’écoute agréable.
En somme, Bitume caviar vol.01 est un excellent projet de rap et certainement un des meilleurs projets collaboratifs de l’histoire du rap français tant l’alchimie entre les deux est impressionnante. Réunis par la volonté de partager une musique indépendante sans concessions, les deux rappeurs aux nationalités différentes, français pour Limsa d’Aulnay et belge pour Isha, ont réussi à frapper un grand coup. C’est finalement un pari qui s’est avéré payant pour des artistes qui ont toujours attaché une importance particulière à cette notion de partage de la musique, de leur vraie musique, comme le souligne le lancement du studio Papa shango d’Isha donnant directement sur les rues de Bruxelles et ouvert à tout jeune artiste. Partager leur musique, en rendre visible la conception, transmettre leurs valeurs sans filtre, telles ont toujours été les valeurs prônées par ses deux artistes. Malgré ses conceptions parfois contradictoires avec un succès commercial, il semblerait que le duo est tout de même réussi à donner tort à Nekfeu qui pouvait dire : “si t’écoutes du bon rap, t’as perdu trop de gens” (“Moins Un”, un morceau de Dinos) si l’on s’en fie à l’excellent retour du public à la sortie de ce premier opus, comme le titre le rappelle habilement. Dans une interview donnée à Mehdi Maïzi, ils mentionnaient déjà la conception du deuxième volume, apparemment en cours; signe que cette union est partie pour durer. Alors savourons Bitume caviar vol.01 avant de nous resservir allègrement d’ici quelques mois !
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Chronique rédigée par Hugo Branche