Atypique. Voilà le mot qui vient à l’esprit dès qu’on évoque Jonwayne. Fort d’un succès mondial avec le mythique label Stones Throw, le cowboy solitaire trace maintenant sa route en indépendant et livre Rap Album Two, un album intégralement auto-produit. Intime et expérimental, cet opus rompt le silence suite à deux ans d’errance parmi les bars poussiéreux, les plaines arides et les charognards du désert. Ultime catharsis face à l’alcoolisme et la dépression.
En tournée à travers les steppes européennes, Jonwayne a fait halte à la Bellevilloise le temps d’un concert jouissif et déroutant. Avant de chausser ses éperons, le californien s’est entretenu avec notre équipe dans une interview lunaire. Il y parle d’art, d’hommes et de villes, raconte comment il a survécu à l’ouest américain, tire son chapeau à ses artistes favoris et dévoile comment ses amours platoniques l’ont conduit vers l’amour de la musique.
Alors qu’il entre sur scène pieds nus, avec sa barbe hirsute et sa mine renfrognée, son public exulte. Le décor est minimaliste, à l’image de sa musique. Un sampleur, une chaise et des mots, encore des mots. Sans filet, le rappeur et producteur crache mesure après mesure son rap brut et ses poèmes virtuoses. Il nous reçoit ensuite en loge, un verre de camomille à la main et quelques avocats en guise de souper. Rencontre avec un marginal de génie.
Bonjour Jonwayne.
Hé, salut.
Quel est ton rapport aux poèmes que tu viens de lire sur scène ?
J’écris des poèmes et j’ai même auto-publié un recueil. J’espère être un jour publié par une maison d’édition. La poésie est quelque chose d’indispensable. C’est un art souvent mal compris qui véhicule beaucoup de clichés. Néanmoins, son potentiel va bien au-delà de ce qu’on imagine de nos jours. Je suis très content que le public ait eu la patience d’écouter.
Qu’est-ce qui t’a fait découvrir le théâtre et la poésie ?
Mes amours de jeunesse. Au lycée, j’étais amoureux d’une fille qui faisait du théâtre. C’est comme ça que j’ai commencé. Plus tard, ce fut la même histoire avec la poésie. La fille que j’aimais écrivait des poèmes qu’elle postait sur internet. C’était dans mes cordes, alors je m’y suis mis. Aucune de ces tentatives n’a abouti, mais je suis tombé amoureux de l’art.
Venons-en à la musique. Quand as-tu commencé à rapper et produire ?
Également au lycée, mais pas grâce à une fille. Une blessure m’a empêché de faire du sport pendant longtemps. Ne pouvant canaliser mon agressivité par une activité sportive, j’ai commencé la musique. Cet art m’a permis d’exprimer mes sentiments. J’ai aimé, alors j’ai continué, même après avoir repris le sport.
Les rappeurs ne sont-ils pas les poètes du vingt-et-unième siècle ?
Shakespeare est mon rappeur préféré. Cet homme a ajouté environ mille sept cent mots au langage courant. Tout comme E-40, qui invente un nouveau mot à chaque chanson. Les jeunes rappeurs se battent pour savoir qui a désigné en premier la marijuana par le terme « broccoli ». E-40 l’a dit en 93.
Quels sont les stéréotypes qui entourent les rappeurs ?
Mon rôle n’est pas de définir les pré-requis ou les stéréotypes qui font un rappeur. Qu’ils soient esthétiques ou visuels, ils n’ont aucun sens. Être rappeur, qu’est ce que ça veut dire ? Ce n’est pas mon problème, je laisse la question à d’autres. Est-ce que porter des salopettes fait de toi quelqu’un de moins talentueux ou influent ?
L’art est-il quelque chose de vital ?
Rien n’est obligatoire, à part mourir. Tout est une question de choix. Sur cette planète, chacun cherche sa raison de vivre. Certains choisissent l’art pour s’exprimer et revendiquer leur importance sur terre. Car une fois mort, c’est tout ce qu’il reste. Toutefois, l’art ne doit jamais être envisagé comme quelque chose qui doit absolument être fait.
Tout processus créatif doit-il être douloureux ?
En soi, le processus créatif est facile. C’est le monétiser qui est douloureux. Faire de l’argent avec la musique et s’en servir pour payer ses factures est compliqué. Les meilleurs chansons viennent quand il n’est pas question d’argent, lorsqu’il n’y a aucune pression.
Alors, la douleur est-elle à l’origine de la musique ?
La musique n’est jamais la cause de la douleur, c’est la solution. Toute activité est douloureuse, même respirer. C’est un sentiment que l’on expérimente à longueur de temps. En revanche, personne ne doit se torturer pour créer. Quelqu’un pour qui écrire ou composer est douloureux ne fait pas les choses correctement.
Sur scène, tu as l’air de te moquer de tout. Est-ce réellement le cas ?
Mon jeu scénique m’oblige à être présent et concentré. Dans mes concerts, je suis seul et n’utilise aucun backup vocal. Donc si je foire une rime, c’est évident. Ma seule angoisse est d’oublier mon texte. À part ça, j’aime être sur scène et je m’y sens à l’aise.
Dans ce sens, ton art se rapproche du cirque.
Absolument, je me compare à un trapéziste. Quand tu viens à mon concert, tu ne dois pas t’attendre pas à écouter mon disque. C’est une performance en direct, contrairement à la musique enregistrée. Or, accepter l’éventualité de se tromper fait partie de toute performance.
En studio, te fixes-tu des limites lorsque tu enregistres ?
Justement, cet album, c’est quartante cinq minutes de choses à ne pas faire. Dans ce disque, beaucoup d’éléments ne sont pas conventionnels, mais j’assume. L’album est tellement intime que c’en est inquiétant. Beaucoup de lignes ont été franchies. J’ai dû choisir où tracer la limite entre qui je suis et l’auto-portrait que je peins. Ma réponse a été de privilégier la qualité musicale.
Rap Album Two est authentique et expérimental. C’est courageux.
Se sentir seul ou incompris est à la fois très humain et spécifique à notre génération. Plusieurs morceaux m’ont effectivement demandé beaucoup de courage. En revanche, je n’étais pas seul en studio. Un de mes amis proches, Shane Sakanoi —ancien de Stones Throw qui travaille pour la marque de vêtements californienne Undefeated—, a été très présent. Sa présence est confortable voire thérapeutique.
Cet album parle de soutien et d’amitié.
L’amitié est importante. L’homme est un animal social, il n’est pas fait pour être seul. En fait, nous sommes tous dans le même bateau. Le succès de mon album n’est pas tant lié à mes talents de musicien qu’au fait que nous ressentions tous la même chose. Lorsqu’on vit de telles expériences, on tend à s’isoler. À l’inverse, nous devrions tendre la main aux autres et nous entraider.
Quel lien entretiens-tu avec la scène électronique britannique ?
C’est étonnant à quel point un lieu ou la météo peuvent t’aider à comprendre un morceau. Benji B (DJ et présentateur sur BBC Radio 1, ndlr) m’a avoué ne pas saisir totalement la musique californienne avant d’avoir mis les pieds à Los Angeles. Mes sentiments ont toujours été associés à d’autres régions, comme l’Angleterre. Bien que je ne sois pas new-yorkais, New-York m’inspire aussi énormément.
La ville de Los Angeles te paraît-elle superficielle ?
Los Angeles est un melting-pot culturel, ce qui est une bonne chose. Plutôt qu’une ville, c’est un amas de villes. Si tu vas à L.A., tu dois préciser où. Es-tu Downtown, à Santa Monica ou bien à Compton ? La ville est une idée vague. Ce que tu y vis n’est pas représentatif de sa totalité, mais en fait partie.
Comment l’héritage de Stones Throw t’influence-t-il ?
L’héritage de Jay Dee, Madlib et MF Doom a influencé la musique en général, pas seulement le hip-hop. Les fondations qu’ils ont posées durant la seconde moitié des années 2000 font partie du patrimoine musical. Quelles que soient tes influences, tu dois reconnaître que ce sont de grands artistes.
En parlant de grands artistes, tu as beaucoup produit pour Homeboy Sandman.
J’ai présenté Homeboy Sandman à Stones Throw, car j’aimais sa musique. C’est ainsi que l’on s’est rencontrés. C’est un excellent parolier, très sélectif. Travailler par email ne m’intéresse pas. Quand je travaille avec quelqu’un, je lui demande toujours de venir à Los Angeles.
Pourquoi avoir utilisé des marques comme Coca-Cola et Apple pour les pochettes de ta série Cassette ?
C’est une idée de Jeff Jank (directeur artistique de Stones Strow, ndlr), que je vénère. Il est l’un des meilleurs créatifs dans le milieu hip-hop. Impossible de mettre en cause quelqu’un comme lui. Quand il a une idée, on l’accepte sans hésiter.
Comment as-tu commencé à rapper sur tes propres beats ?
Il y a deux raisons. D’une part, je ne pouvais pas payer pour des instrumentales à 200 dollars. D’autre part, très peu d’instrumentales remplissaient mes exigences en termes de qualité. En outre, j’ai des goûts très particuliers et la majorité des instrumentales que j’écoutais ne me convenaient pas.
Qu’est ce qu’Authors Recording Company ?
Notre label indépendant, distribué en digital par Order et en physique par Fatbeats. Tout est mixé et masterisé à Cosmic Zoo, un des meilleurs studios de Los Angeles. L’idée n’est pas de signer des artistes, mais des projets. Notre priorité n’est pas la propriété d’un artiste. Il s’agit plutôt d’une marque de fabrique, un label de qualité. J’ai hâte de sortir les prochains projets.
Si tu faisais une conférence TED, quel serait le sujet ?
« Leur chier dessus et rapper sans cesse ». Maintenant, j’imagine que c’est à TED de me payer pour que j’en dise plus (rires).
Merci à Jonwayne pour ses mots, et à Ludivine pour avoir organisé l’interview.
Photo : Felix McCabe
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