On a rencontré la 75e Session au Dojo
Quand on parle du rap parisien des 10 dernières années, difficile de ne pas évoquer ce collectif aussi productif que mystérieux qu’est la 75ème Session. A l’occasion de notre interview de Sheldon publiée l’année dernière, nous avions eu la chance de pénétrer dans l’antre de ce groupuscule musical qui a vu passer de nombreux talents du rap francophone d’aujourd’hui : des artistes « maison » (Népal, Sheldon, Sanka) à ceux qui ont ensuite pris leur envol (Di-Meh, Georgio, Doums ou encore le Panama Bende).
Véritables acharnés de travail, les membres de la 75e Session ont apposé au fil des ans leur logo 75 sur un nombre incalculable de projets rap français. Aussi, ils ont accompagné et contribué au développement d’une quantité d’artistes qui force le respect et l’admiration. A ce titre, il nous semblait essentiel de pouvoir échanger avec ce mystérieux collectif qui n’a jamais cessé d’alimenter rumeurs et débats dans le petit monde du rap parisien.
Particulièrement farouche à toute exposition médiatique, les membres de la 75e Session ont gentiment accepté de nous ouvrir les portes de leur célèbre Dojo (leur studio et espace de création artistique situé à Saint-Denis) pour que nous puissions mieux comprendre les origines, les motivations ainsi que le mode de fonctionnement si particulier d’un des secrets les mieux gardés du rap français.
BACKPACKERZ : Comment le collectif multidisciplinaire 75e Session est-il né ? Quelles étaient vos influences d’alors ?
On a commencé par l’image plus largement, nous étions alors influencés par le graffiti, le rap américain, le travail des gars de Kourtrajme ou celui d’un mec comme JR à l’époque. L’ambiance était alors très « Paris la nuit », les photos argentiques, le grain, les perspectives, l’architecture… La 75ème a commencé comme ça. Certains de nous faisaient de la photo, nous ne trouvions pas de moyen d’exposer notre travail alors nous avons créé un groupe Facebook pour partager notre travail et nous avons nommé ce groupe « 75ème session » c’est un nom qu’on avait en tête depuis longtemps. Voilà comment est né le collectif.
La volonté initiale était de développer une marque de fabrique, une sorte de label de qualité qui accompagne les projets. Le développement de Facebook et d’internet a donc permis à pas mal d’artistes de partager leur travail sous ce nom-là pour défendre leur truc.
A l’époque, on trainait pas mal dans les soirées Hip Hop et les open mics sur Paris. Il y avait déjà tous les gars de l’Entourage qui étaient dans ce mode là et, de fil en aiguille, on a réalisé des freestyles pour 1995 puis Nekfeu nous a proposé de réaliser son clip « Dans ta résoi » en featuring avec Alpha Wann. Ce clip nous a donné pas mal d’exposition car il intervenait au même moment que les rap contenders et tout cet engouement d’alors. Du jour au lendemain des gens ont commencé à nous demander du contenu 75e Session alors qu’à la base on était pas du tout organisé pour ça, nous avions alors uniquement la volonté de créer un réseau d’artistes.
A quel moment avez-vous décidé de passer devant le micro ?
On rappait tous depuis le début: Georgio, Sanka et autres… tout le monde rappait avant même de se connaître. A un moment on devient moins mauvais et on cherche à se mettre un peu plus en valeur. Comme la 75ème avait pour but de créer un hub d’artistes c’était logique qu’à un moment la musique intervienne, c’est juste qu’on ne savait pas quand ni comment ; d’autant que la musique est quand même aussi une histoire de moyens. Si tu veux enregistrer des morceaux et le faire bien, ça nécessite un peu d’organisation, le temps que Sheldon décide de passer ingé son et ne pas faire que du rap, le temps qu’on se dise qu’on allait faire un studio…
C’est là que vous avez eu le déclic de vous professionnaliser ?
Ce n’est pas vraiment de la professionnalisation, c’est juste qu’à un moment on a du faire face à la législation et donc nous avons été obligés d’avoir un statut. On a au contraire essayé de repousser au maximum les contraintes de la professionnalisation pour faire en sorte que ça puisse rester uniquement une passion. Quand on s’est rendu compte qu’on ne faisait plus que ça il fallait quand même passer pro. Tout ce qu’on a fait, on l’a fait sans calcul. Ce qui important à retenir c’est surtout le vécu d’ami à ami que nous vivons ensemble. Le label est monté en 2013 et ça représente le début de la professionnalisation, c’est là qu’on s’est dit qu’on allait monter le studio, recevoir des clients etc…
Quand on s’est rendu compte qu’on ne faisait plus que ça il fallait quand même passer pro
Quels sont les membres historiques de la 75ème de cette période ?
Il y a eu très peu de changement entre les personnes d’alors et d’aujourd’hui, c’est le même noyau dur depuis toujours. Environ une dizaine de personnes.
Comment fonctionne la 75ème aujourd’hui ?
Le moteur du collectif ce sont les projets de chaque rappeur qui vient au studio et sur lesquels chacun de nous va bosser pour faire avancer le sujet. Ça peut être des projets différents comme une expo photos mais c’est souvent un projet rap qui fédère le plus de monde car c’est ce genre de projet qui mobilise le plus de compétences : il faut faire un visuel, des clips, il y a de la musique bien sûr et ensuite le défendre en terme de communication. La partie la plus visible est en effet le studio mais ce qui fait qu’on est un peu à part c’est grâce à la vie qu’il y a autour de ce lieu. C’est hyper organique, ça fonctionne autour du lieu, des gens qui sont là et du projet sur lequel on bosse. Par exemple en ce moment on bosse sur le projet de Sheldon, Lune Noire, il y a des gens qui sont là sur le projet que tu ne verras pas forcément si dans huit mois on bosse sur le prochain projet de Selas par exemple.
En parallèle, on développe depuis 2012 un projet au Togo autour d’une salle de boxe qu’on a ouvert à Lomé et qui accompagne les jeunes du coin à travers le sport ou la découverte de la photo. C’est un gars qui s’appelle Roxe qui s’occupe de ça. Tout le monde a son projet au sein de 75e Session, il vient présenter son idée et ensuite l’équipe l’épaule pour avancer sur le sujet. Après on est aussi plus axé rap car pour les rappeurs, être étiqueté 75e Session c’est davantage un faire valoir que pour un photographe où ça ne voudra pas dire grand chose.
Nous ne sommes pas toujours à l’aise pour parler de la 75ème car ça pourrait presque être le nom de notre groupe de pote, c’est ça qui rend compliqué à défendre en interview car au final on arrive très vite à parler de notre intimité.
Quelles sont les perspectives futures du label ?
Faire que les projets de chacun et le développement de chacun fonctionnent à fond! C’est un truc de la vie, tout ce qu’on fait c’est pour que chacun soit le mieux possible dans son travail. Il y a pleins d’objectifs en même temps et il n’y a pas de finalité réelle. Juste on essaye de s’aider en étant pertinents les uns les autres.
Avez-vous conscience d’avoir été une porte d’entrée essentielle pour bon nombre d’artistes ?
Au contraire on a le recul nécessaire pour se rendre compte qu’on y a pas participé tant que ça. Le problème c’est qu’il y a toujours eu une confusion. Ce n’est pas parce qu’on nous a vu trois fois en Snap avec Lomepal qu’on participe au développement artistique de ce dernier. On ne dit pas ça pour nous déprécier, nous sommes très fiers de ce qu’on fait avec chacun de nos artistes mais ça nous arrive très souvent qu’on nous parle d’artistes qui sont simplement des potes avec qui on traîne, avec qui on partage des moments de vie mais leur chaîne de développement personnel est totalement parallèle à la nôtre.
Nous sommes un lieu de vie créatif dans lequel beaucoup de gens passent, sans doute parce que nous ne sommes pas trop mauvais, mais nous ne sommes l’incubateur que de nos artistes et en aucun cas une école comme on peut parfois l’entendre.
Népal, c’est l’ADN de la 75e Session
Pour qu’il n’y ait plus de confusion, quels sont les artistes réellement sous l’égide du collectif ?
Sheldon, Inspire, Fa2L, Sanka, Hash24, Vesti, Le Bohemian Club (Walter, Orus et Zonard), M Le Maudit, Yung.Coeur, A Little Rooster, Foulques Nera (Nigel et Shien), et bien sûr Népal qui en est à l’origine, qui a décidé du logo etc… Népal, c’est l’ADN de la 75ème.
Le dojo est le lieu consacré à la pratique des budō ou à la méditation bouddhiste zen. Littéralement en japonais, dō signifie la voie, le dōjō est le lieu où l’on étudie/cherche la voie.
Source: Wikipédia
Pourquoi avoir baptisé votre studio le Dojo ?
Le Dojo, c’est peut-être le seul truc qu’on a vraiment réfléchi. On s’est dit au début, on va faire un studio et on ne sait rien faire. Sheldon avait fait une année d’ingé son et c’est tout! C’est un endroit pour apprendre mais surtout et avant tout pour nous. Souvent, ça a été pris comme un lieu où on faisait progresser les autres alors que non. C’était notre dojo, fallait qu’on s’entraîne donc c’était le lieu où notre carrière se jouait. C’est un nom pour nous qui fait sens et qui jusqu’à aujourd’hui a rempli la fonction qu’on attendait de lui, qui nous a permis de nous professionnaliser et d’arrêter d’être des guignols. C’est peut-être le truc le plus réfléchi qu’on ait fait pour le moment.
Le Dojo, c’est un endroit pour apprendre mais surtout et avant tout pour nous.
Racontez-nous les débuts du Dojo ?
Quand on arrive dans la maison il n’y a strictement rien, elle est dans un sale état et ce qui est aujourd’hui le studio est à l’époque un garage. Dès le départ, quand on récupère cet endroit, on a la volonté d’ouvrir un studio donc on se lance directement dans les travaux et très vite, on reçoit une palette avec une grande partie du matériel qu’on a aujourd’hui. Après, petit à petit, on s’est développé, on a refait des travaux, ouvert un second studio, ajouté du matériel etc…
Quel est votre niveau musical d’alors ?
Au minimum! Sheldon a une formation musicale avec du solfège, guitare et un an d’ingé son et c’est tout. Ce qu’on voit surtout c’est qu’une heure de studio à rapper devant un mec qui te prend pour un guignol coûte 35 euros. Et là d’un coup, on a un studio pour nous. Au début, on reçoit même des ingés sons avec des niveaux bien supérieurs au nôtre d’alors et qui hallucinent de voir notre matos.
Du coup très vite la partie musicale repose sur Sheldon ?
Par la force des choses oui. Même si Sheldon à la base n’aspirait qu’à faire du rap. Il ne voulait surtout pas faire ingé son. Il était dans le déni. Aujourd’hui, il commence à accepter les reconnaissances du métier mais il se considère avant tout comme un rappeur.
Comment se déroule une journée type au Dojo ?
Il n’y a pas de journée type. Ça a été beaucoup un lieu de nuit. Ce n’est plus vrai aujourd’hui car il y a des gens qui travaillent du matin au soir, par équipe. Ça échappe à notre contrôle : il y a des semaines qu’on anticipe bien remplies et qui se révèlent être vides et à l’inverse quand on espère être tranquilles ça n’arrête pas. C’est un lieu de vie, en mouvance constante.
Aujourd’hui, proposez-vous toujours vos prestations pour des artistes extérieurs à votre entourage ?
Oui ça arrive, ça dépend vraiment du projet et de la période. Comme Sheldon s’occupe d’une grande partie des séance du studio, on peut prendre des gens extérieurs uniquement sur les moments où il ne bosse pas sur ses projets perso. Mais c’est une bonne chose, ça crée un frein naturel. On a ouvert ce lieu avant tout pour nous, pour mener nos projets à bien. Il faut pas que ça devienne un studio comme un autre, qui ne fait que des projets pour des clients, c’est pas notre envie.
Combien y a-t-il d’ingés son qui bossent au Dojo ?
Il y en a quatre. ILS, Shien, Yung.Coeur et Sheldon. Seul Sheldon est à plein temps au Dojo mais tout dépend des périodes. Tous les rappeurs du studio sont indépendants sur les premières étapes de leur projet. Si un rappeur s’intéresse à la musique, alors Sheldon peut être amené à transmettre ce qu’il sait en apportant des clés. S’ils produisent eux-mêmes, qu’ils ont leur autonomie, nous n’avons aucun problème à les accompagner dans ces démarches.
C’est toujours un plaisir de voir nos amis prendre de l’autonomie. Le modèle est en train de changer grâce à la MAO et le monde numérique. Tu vois des gens faire des choses incroyables dans leur chambre, choper des Grammy’s. Peut-être ce qui nous distingue d’autres lieux c’est que nous ne sommes pas très protecteurs sur le savoir. Nous avons eu la chance de grandir avec des gens qui n’étaient pas avare de partage, de connaissance et nous estimons donc qu’il n’est pas nécessaire de garder les choses pour nous.
Quelle est la vision du Dojo? Y a-t-il une philosophie derrière ?
L’idée première de la maison c’était d’évoluer et d’apprendre tous ensemble, d’accueillir des artistes. Si dans la vie tu as affaire avec une entreprise avec autant de gens et qui génère au final si peu d’argent c’est que tu as une philosophie forte derrière. Dans le cas contraire ce n’est pas possible. Il y a une force intellectuelle qui nous lie au-delà de ce que ça va nous apporter.
Pour autant, pensez-vous que le dojo reçoit la reconnaissance suffisante au regard du travail accompli ?
Nous ne travaillons pas pour la reconnaissance. On a commencé tellement dans l’ombre dans notre coin à faire notre truc qu’il est difficile pour nous de courir après la reconnaissance. La reconnaissance, nous ne la recherchons pas au nom de la 75e session mais plutôt vis à vis des projets que chacun porte. En terme de reconnaissance humaine, nous pensons que les personnes pour qui on travaille nous sont reconnaissantes et ça, c’est déjà énorme. D’un point de vue médiatique aussi, la reconnaissance est là, nous sommes plutôt à refuser des interviews donc même à ce niveau là c’est cool. Après en terme de réussite, on a toujours envie d’amener nos artistes plus loin, que les choses s’alignent, que les parcours de chacun soient au même niveau. C’est ça notre vrai défi.
BACKPACKERZ tient à remercier la 75e Session et plus particulièrement Antonin, Paul et Sheldon pour leur accueil et leur temps au Dojo et pour avoir rendu possible cette interview.
Pour aller plus loin, retrouvez le documentaire sur la 75e Session réalisé par Yveline Ruaud et diffusé sur Nova.