Adrian Younge, Hip Hop Maestro
Découvert en 2009 grâce à la bande originale du film Black Dynamite, Adrian Younge a depuis explosé, devenant LE go-to producer pour tous ceux qui souhaitent donner une saveur organique à leur album, ceux qui veulent laisser de côté les MPC au profit de vrais instruments. Musicien dans l’âme, surdoué de la mélodie, Younge a accepté de répondre à nos questions au moment où son activité était la plus dense, puisque deux disques portant son empreinte viennent de sortir coup sur coup: Twelve Reasons To Die II de Ghostface Killah et In Another Life de Bilal. En costume trois pièces parfaitement taillé et mocassins, le dandy californien est donc revenu sur sa carrière, ses méthodes de travail ou encore sa vision de la scène rap. Rencontre passionnante avec un vrai mélomane.
The BackPackerz : au départ, tu n’était pas purement connu pour le hip-hop. Comment y es-tu arrivé ?
Adrian Younge : En fait, bien avant que les gens ne me connaissent, je faisais déjà de la musique hip-hop. J’ai commencé en 96 avec des samplers, je samplais des tas de disques pour créer des beats. Mais à un moment, j’ai réalisé que la musique qui m’inspirait le plus était cette matière originale que je samplais, celle des années 60 et 70. J’ai donc mis mon sampleur de côté et commencé à écouter ces disques plus sérieusement, puis j’ai appris à jouer de tous les instruments, car je me disais que si je voulais devenir le meilleur artiste, je devais être capable de concurrencer ces gars que j’écoutais. Ensuite, tous les albums que j’ai sorti avaient pour but d’inciter les gens à écouter le hip-hop comme moi je l’entends, avec toute ses subtilités.
Justement, peux-tu nous décrire globalement ton processus créatif habituel ?
J’approche la musique comme un producteur hip-hop, comme un mec qui fonde sa musique sur les samples, même si au final, je ne sample rien. Tout mon studio est analogique, pas d’ordinateur ni rien. Et je travaille comme si je diggais des albums: je me dis “bon, qu’est-ce que j’aimerais sampler ? » puis une mélodie me vient en tête. Je prends ensuite l’instrument qui correspond à ce que j’ai en tête, et je construis une chanson autour. Je peux aussi jouer une mélodie au piano jusqu’à ce que cela me plaise, puis je mets le métronome, je joue de la batterie par-dessus, puis la basse, la guitare, les cordes…j’ajoute autant de couches qu’il faut jusqu’à obtenir le produit fini. Tout est fait avec de vrais instrument mais ce n’est pas joué en live set (en une prise).
Tu ne fais donc aucune boucle ?
Non, aucune. S’il y a du piano tout un morceau, il est joué entièrement, sans boucle. Je crois que quand tu fais une boucle, les gens peuvent le sentir. Et je veux que quand les gens écoutent ma musique, cela sonne organique, fait-mains, et ce pour chaque petite partie. Quand tu loopes, ça ne sonne pas aussi naturel.
Tu viens de sortir Twelve Reasons To Die II, quelle était ta volonté artistique sur ce sequel ?
Je voulais que cela sonne plus dark et plus profond. J’ai le sentiment qu’en général, quand un artiste sort un sequel, il a tendance à partir sur un truc plus soft, plus pop, donc moi j’ai voulu aller dans la direction totalement opposée. Je veux que les gens ressentent une atmosphère vraiment lourde, pesante. Je voulais voir ce que les gens en penseraient, et pour l’instant, je n’ai reçu que des retours positifs donc c’est cool.
Si on revient au premier Twelve Reasons To Die, peux-tu nous raconter comment le lien avec Ghostface Killah s’est-il créé ?
Le label de RZA, Soul Temple, m’a contacté et m’a demandé de produire l’album de Ghostface. Ils m’ont poké sur Facebook, tout simplement. Et j’ai répondu “carrément” ! Tout le process s’est ensuite enclenché, et je suis devenu très proche de Ghost et de RZA, qui est vraiment une sorte de mentor pour moi, mais aussi un très bon ami.
Comment Ghost et RZA ont-ils accueilli ta méthode de travail ?
Ils ont vraiment aimé. Vous savez, j’ai grandi en écoutant des mecs comme RZA ou Preemo, j’ai étudié leur travail à fond, j’ai essayé de faire ce qu’ils font, mais avec de vrais instruments. Et leur réaction était donc “merde, mais j’ai toujours essayé de faire ce que TU fais avec le sampler !”. On était donc chacun inspiré par l’autre mutuellement, et on apprend chacun de l’autre.
Tu viens de parler de Preemo; on a adoré l’album PRhyme, mais on aimerait en savoir un peu plus sur ton niveau d’implication dans ce projet.
Pour faire court, DJ Premier a fait un album de 9 chansons, en ne samplant uniquement des éléments de mon catalogue, avec Royce comme principal MC. Donc moi, j’ai juste eu à lui donner un paquet de musiques, qu’il a ensuite samplées. Je n’étais donc pas directement impliqué de le processus créatif de la musique, je lui ai juste mis à disposition mon catalogue.
Et qu’as-tu pensé la première fois que tu as entendu le résultat du travail de Preemo ?
J’ai pensé que c’était une tuerie ! Honnêtement j’étais un peu anxieux, car je suis un tel fan de Premier que je ne voulais pas être déçu, mais quand il m’a montré le résultat j’étais agréablement surpris et si heureux. De plus, j’apprécie vraiment Preemo en tant que personne, c’est tellement un bon gars, donc ça aurait été vraiment dur de lui dire “mec c’est vraiment pourri ce que tu as fais”. Heureusement c’était vraiment de la balle.
On a l’impression qu’il y a une grosse tendance “rap organique” depuis quelques temps (écouter notre Heavy Rotation spéciale Hip Hop organique), as-tu l’impression de faire partie des piliers de ce phénomène ?
Je ne dirais pas que je suis responsable de cette tendance car il y a eu beaucoup de groupes avant moi qui utilisaient de vrais instruments comme A Tribe Called Quest ou The Roots, mais peut-être que les jeunes d’aujourd’hui connaissent un peu moins ce qui se faisait avant mais écoutent ce que moi je fais. Donc si je peux les inspirer et les inciter à choisir cette direction, tant mieux !
Dans une interview, tu avais dit que tu avait arrêté d’écouter du rap après 1997. Peux-tu nous en dire un peu plus ?
C’est vrai, et cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu de bon hip-hop sorti après 97, mais j’ai juste arrêté de me focaliser sur ce genre car à partir de cette époque, le son a commencé à s’orienter vers la pop et la radio mainstream, et la musique ne me parlait plus autant qu’avant, tout simplement.
Sinon, on se demandait ce que tu avais ressenti quand Timbaland a samplé « Sirens » pour « Picasso » ?
C’était fou: en fait, quand j’ai écrit “Sirens”, je me suis dit “j’espère que Jay-Z ou Kanye la samplera”, je vous jure ! Autre anecdote, j’ai pour habitude de donner au départ un nom générique à chaque chanson que j’écris, et j’avais appelé “Sirens” “The Hip-Hop Song”. Jay-Z l’a samplé et ça a littéralement changé ma vie. Après ça, mon téléphone n’arrêtait pas de sonner, tout le monde souhaitait travailler avec moi. Cela m’a vraiment ouvert beaucoup de portes et m’a donné une exposition incroyable.
On peut dire que, en l’occurrence, c’était un peu plus que du sampling non ?
Carrément, c’est juste une boucle mec ! Mais peu importe au final que Timbo ait beaucoup taffé ou pas le beat: le fait que Jay kicke dessus a donné un nouvel éclairage à ma chanson, l’a rendue importante aux yeux du plus grand nombre. Je vois ça plus comme une sorte d’hommage à ma musique, et j’en suis très flatté.
Tu peux nous parler un peu de tes prochains projets ?
Je prépare un album avec Ali Shaheed Muhammad qui sortira à l’automne et qui s’appelera The Midnight Hour. Ce sera un peu tous les styles de musiques qu’aurait samplé A Tribe Called Quest s’ils avaient continué, mais avec des artistes d’aujourd’hui, comme Cee Lo Green, Marsha Ambrosius, Ladybug Mecca de Digable Planets qui a tout déchiré, Big Daddy Kane…bref que des gens avec qui j’ai toujours rêvé de bosser, donc je suis hyper heureux. Autre projet: Something About April part II avec notamment Laetitia Sadier, de Stereolab, une fille super talentueuse et très présente sur l’album. Il y a aussi Raphael Saadiq, ça va vraiment être de la balle, de la musique de grande qualité mais avec quand même de gros breaks. Cet album sortira plus tard, en fin d’année.
Pour finir, on croit savoir que tu possède un record store à Los Angeles: qu’est-ce que cela représente pour toi ?
The Artform Studio est en fait principalement une sorte de duplication de ma collection personnelle d’albums. En général, quand j’achète une galette, je l’achète en double. Ainsi, quand les gens entrent dans ma boutique, ils savent qu’ils ont devant eux une sélection sourcée par Adrian Younge, c’est comme un label qualité. Ceux qui aiment ma musique ont souvent envie d’acheter également la musique qui m’inspire moi, ou bien celle que j’utilise pour mes DJ sets par exemple. Pour moi, c’est aussi un lieu propice à l’échange, aux longues discussions sur la musique. J’apprends des trucs aux gens et les gens m’apprennent des trucs en retour. J’adore cet endroit.