Si le titre de cet article est évidemment aussi faux que provocateur, c’est qu’à première vue, la ville de Phoenix est davantage réputée pour son équipe de basket ou encore son ensoleillement que pour sa scène rap. Pourtant, trois types (dont un blanc et roux), originaires de la capitale de l’Arizona commencent à faire bouger les lignes sous le nom d’Injury Reserve. Un groupe qui ne respecte aucun des stéréotypes rap mais qui est pourtant le parfait exemple de ce qu’est devenu le double H et symbolise toutes les évolutions que son milieu a connues ces dernières années. Explications.
Tout d’abord, les membres du groupe Injury Reserve ne sont pas originaires d’un des bastions du rap américain. En effet, durant des années, si l’on ne venait pas d’une des deux places fortes que sont New York et Los Angeles, difficile de réussir dans le rap. Certaines scènes locales, telles celles de Houston, Atlanta ou encore Chicago offraient quelques opportunités. Mais hors de ces quelques villes, il était quasi impossible de percer, et pour ce faire, il valait mieux être coopté par un artiste faisant déjà référence.
Injury Reserve, vient pour sa part de Phoenix, capitale de l’Arizona, un État majoritairement désertique, où l’âge moyen de la population tend plus vers celui d’un EHPAD que celui d’une Block Party, et où l’existence d’une scène hip hop relève plus du mirage que de la réalité. C’est pourtant bien là que Corey Parker, Nathaniel Ritchie et Jordan Groggs vont faire leurs premières armes et commencer à bâtir leur carrière. Et contrairement à une ville comme Minneapolis où la présence d’Atmosphere et leur label Rhymesayers a permis de faire connaitre des artistes locaux comme P.O.S ou Prof, ici, à Phoenix, il n’y avait personne pour mettre en lumière notre jeune trio. Pire, le hip hop est loin d’être le genre le plus populaire au sein de la capitale de l’Arizona, et c’est dans des concerts de punk que le trio fait ses premières scènes. Comme l’explique Ritchie à Complex, « il n’y avait littéralement aucun rappeur, rien que des groupes de punk et d’indie, et on devait vraiment s’affirmer en tant que seule performance rap. C’était super dur ! ». De manière inattendue, nos trois compères rencontrent petit à petit un certain succès et rassemblent autour d’eux fanbase correcte, approchant ainsi une certaine forme de célébrité locale.
Tout cela est bien beau me direz-vous ! Mais des groupes de hip hop qui ont réussi à se faire un nom à une petite échelle au sein d’une scène inexistante, il y en a toujours eu. Or, là où Injury Reserve se démarque et se présente comme le produit de notre époque, c’est que c’est grâce à sa petite fanbase d’amateurs de punk qu’il est aujourd’hui devenu une des valeurs montantes dans l’underground rap américain. En effet, ce début de notoriété n’a pas été suffisant pour se faire repérer par un label ou se voir relayé dans les gros médias. Non, de leurs débuts en 2012 jusqu’à la sortie en 2016 de leur quatrième album Floss, le groupe est resté dans un relatif anonymat. Et, tout chez eux relevait d’une approche Do It Yourself. Pour la production et l’enregistrement de leurs albums, qui étaient effectuées dans le cabinet dentaire du grand-père de Parker une fois le dernier client parti. Mais aussi pour la diffusion de leur musique, uniquement effectuée à l’origine sur les plates-formes non-payantes de streaming, allant même jusqu’à distribuer gratuitement leurs deux premiers albums sur Mediafire.
Toutes ces méthodes, peu envisageables il y a quelques années, mais depuis largement adoptées par la nouvelle génération, ont permis au trio de commencer à se faire un nom. Ils ont été grandement aidés en cela par une communauté de fans extrêmement fidèle et dévouée, relayant la musique de leur groupe favori sur de nombreux sites comme KanyeToThe ou Reddit, offrant alors au groupe une incroyable visibilité, peut-être bien plus conséquente que n’importe quel article sur un blog spécialisé aurait pu. C’est ainsi que le groupe rencontre enfin un véritable succès d’estime avec la sortie en 2016 de leur album Floss, qui a entre autre profité du coup de projecteur offert par le célèbre Anthony Fantano, l’un des critiques musique les plus suivies sur YouTube, avant de voir l’album suivant Drive It Like It’s Stolen être mis en avant sur Tidal la semaine de sa sortie.
Ainsi, comme Bones ou encore Yung Lean, Injury Reserve montre bien qu’il est possible de percer dans le rap alors que l’on vient de « nulle part ». Le tout, sans avoir de moyens extravagants, simplement en comptant sur une fanbase dévouée. Mais là où le groupe se démarque clairement des artistes citées plus haut, c’est sur le plan de la musique en elle-même. Là où globalement le rappeur du Michigan et son compère suédois se cantonnent respectivement à des ambiances très sombres et au cloud rap, le trio de Phoenix fait preuve quant à lui d’un véritable éclectisme et propose une diversité sonore exceptionnelle. Or, à l’heure où les frontières du hip hop tendent à s’estomper voire s’effondrer, et où la notion même de genre musical est remise en cause, la capacité à s’ouvrir aux autres styles, à s’en inspirer et à y puiser le meilleur est très fortement recherchée chez un public en recherche constante d’innovation.
Attention, Injury Reserve ne révolutionne pas le genre. Mais ces fans absolus de ce symbole d’hétérogénéité musicale qu’est My Beautiful Dark Twisted Fantasy, réussissent le tour de force de proposer une musique à la fois accessible et expérimentale. Il y a à boire et à manger dans le répertoire du groupe, avec des influences variées comme le punk, le grime, l’EDM, la K-pop et même des samples de chants de guerre néo-zélandais. À la production, Corey Parker est aussi à l’aise pour produire une instrumentale que Zaytoven ne renierait pas comme un beat aux sonorités jazzy plus traditionnelles. Au micro, Groggs a un style de rap plus classique, typique des 90’s, alors que Ritchie est plus expérimental et très incisif, les deux MCs se complétant à merveille.
Cet éclectisme ne signifie pour autant pas que la musique d’Injury Reserve est un bouillon de culture un peu foutraque. Bien au contraire, la vraie réussite du groupe est celle de jongler avec cohérence d’une ambiance festive et explosive, comme sur le gros banger « All This Money », à une introspection et une sensibilité marquante, tel que l’incroyable « North Pole », un morceau porté par une réelle direction artistique, avec la volonté d’exprimer par l’instru et par les textes l’ensemble de la palette d’émotions qui habitent les 3 compères, de la joie et l’ivresse du succès à la dépression suite à la perte d’un proche en passant par l’ambivalence du rapport aux Afro-Américains de la société américaine.
Les trois compères d’Injury Reserve font une musique qui leur ressemble : le reflet sincère de la vie de trois mecs lambda d’une grande agglomération américaine. Une histoire pas exceptionnelle, faite de hauts et de bas. Comme le raconte Ritchie à L.A Weekly : « on amène cette dimension narrative du gars banal, mais dans le même temps notre but n’est pas de dire que le gangsta rap est mauvais. C’est juste que ce n’est pas notre réalité. Donc on ne peut pas parler de quelque chose que l’on ne vit pas. On est toujours honnête dans notre musique. »
Au final, la réussite d’Injury Reserve réside peut-être là : des mecs normaux, plutôt doués pour la musique, et qui ont su parfaitement s’adapter aux évolutions de leur genre et de l’industrie musicale au point de réussir à en faire un certain succès. Comme le dit très pertinemment Sam Rosean d’Overblown, « Injury Reserve n’est sans doute pas le groupe qui va révolutionner le rap, mais ils produisent à la perfection le type de musique que la nouvelle génération recherche ». La bonne musique à la bonne époque en somme.
Pour nos lecteurs parisiens, Injury Reserve sera en concert à la salle Les Etoiles (Paris 10ème) ce mercredi 6 juin.
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