S’il y a un débat que nous chérissons particulièrement au sein de la rédaction c’est bien celui de la place de la mixtape et son évolution au sein du rap. C’est donc avec un certain engouement que nous avons accueilli le dernier livre de notre confrère Sylvain Bertot intitulé « Mixtape : un format musical au coeur du rap » sorti il y a quelques jours aux incontournables éditions Le Mot et le Reste. Plus qu’une simple interview, l’article qui suit a pour but de donner un aperçu de l’analyse menée par le fondateur du site Fakeforreal sur ce format qui fait la particularité de la musique hip-hop depuis ses premiers pas dans le Bronx des années 70 et jusqu’à nos jours.
TBPZ : Hello Sylvain, tout d’abord qu’est-ce qui t’a donné envie d’écrire ce nouveau bouquin ?
Sylvain Bertot : Deux choses en particulier. La première est que j’avais déjà écrit un bouquin sur le rap en général (Rap, Hip-Hop : 30 années en 150 albums de Kurtis Blow à Odd Future, NDLR) qui m’avait donné l’impression de ne pas traiter toute une partie pourtant essentielle du rap des années 2000, celle sortie sur mixtape. Car lorsqu’on regarde le phénomène de près, on se rend compte qu’à partir des années 2000 notamment, la mixtape joue un rôle de premier plan pour pas mal d’artistes dont les meilleurs projets sont parfois des mixtapes. Le second point est que j’aime bien « chercher dans les marges », parler des albums et artistes qui sortent des évidences. C’est pour moi un des intérêts d’écrire des bouquins : on réalise un véritable travail de recherche, de fouille pour aller chercher les vrais bijoux cachés, pas ceux qui apparaissent déjà dans tous les classements établis. C’est aussi clairement ce que j’avais cherché à faire avec mon second bouquin Rap indépendant : la vague Hip-Hop indé des années 1990/2000 en 30 scènes et 100 albums qui avait pour but de raconter en quelque sorte une histoire alternative du rap US des années 90 et 2000.
Quelle a été ton approche, ta méthode pour écrire ce livre ?
Enormément de recherche évidemment. J’ai cherché toutes les publications qui étaient parues sur le format mixtape. La littérature n’est pas très fournie au delà de quelques articles et livres anglophones et de certains sites consacrés aux mixtapes rap. Curieusement, c’est l’aspect graphique qui est presque plus couvert que l’aspect musical avec notamment le rôle prépondérant du graphiste Kid Eight sur les covers des mixtapes des années 2000 (il existe même un livre entièrement dédié au sujet). Ensuite, j’ai surtout passé beaucoup de temps à écouter des mixtapes avec une méthodologie d’écoute bien précise pour être capable d’effectuer une sélection en fin de compte pour le livre.
Ce qui m’a frappé d’entrée lorsque j’ai commencé à consulter les publications, c’est que chaque auteur se référait à une période particulière de la mixtape et que personne ne semblait en fait vraiment d’accord sur une définition du format. C’est donc sur cette analyse d’évolution du terme « mixtape » que j’ai voulu partir en priorité pour mon livre.
Sur combien de temps s’est déroulé ce projet ?
Sur environ deux ans. Après, j’ai un travail à côté, je ne consacrais pas 100% de mon temps à l’écriture mais je pense qu’il fallait bien ce temps pour trouver, écouter et digérer les centaines de mixtapes que j’ai passé au crible pour établir cette sélection de 100 mixtapes « essentielles » qui sont compilées et commentées dans le livre.
Ce qui était particulièrement compliqué pour les mixtapes, c’est qu’il n’existe pas de registre officiel des sorties comme c’est le cas pour les albums avec le Billboard ou le ISRC. Heureusement, il existe quelques sites qui se sont imposés comme de véritables « annuaires » de la mixtape (au sens « mixtape digitale » à partir des années 2000) tels que Datpiff, ou Hotnewhiphop. Mais pour ce qui est des mixtapes sorties sur cassette avant l’ère internet, il m’a fallu réaliser un véritable travail de détective pour partir à dénicher les mixtapes les plus rares.
J’imagine que tu n’as pas pu mettre la main sur tous les projets dont tu avais entendu parler ?
Absolument ! C’est notamment le cas pour les mixtapes sorties dans les années 80 et 90 car celle-ci étaient enregistrées sur cassette parfois en quelques dizaines d’exemplaires seulement car destiné à un public très local. Inutile de dire qu’avec le temps et les faibles capacité de conservation du format cassette, certaine mixtapes de légende n’existent plus que dans la mémoire de ceux qui les ont écoutées à l’époque.
Mais au delà de cela, ce format est de toute manière impossible à appréhender de manière exhaustive. Il faudrait déjà plus d’une vie pour écouter toutes les mixtapes sorties le mois dernier seulement ! Car il faut bien comprendre que la caractéristique du format mixtape est de correspondre à un usage « pirate », totalement hors de contrôle. J’évoque dans le livre la distinction entre mixtapes officielles (celles qui ont été réellement produites et sorties par un artiste lui même) et toutes celles non officielles qui prennent davantage la forme d’un « bootleg » en compilant des morceaux rares et exclusifs obtenus par un Dj ou un fan, parfois par des moyens peu scrupuleux. Il y a par exemple une anecdote autour de DJ S&S qui a longtemps été accusé par Nas d’avoir volé des morceaux destinés à Illmatic dans le bureau même de son manager de l’époque.
On va à présent dévoiler une partie de l’analyse du format « mixtape » que tu racontes en détails dans ton livre avec un rapide panorama de l’évolution de la mixtape au cours des 4 décennies qui constituent l’Histoire du hip-hop.
Ce qu’il faut savoir c’est que le rap a existé sur cassette avant d’exister sur vinyle. En effet, dès le milieu des années 70, on retrouve des premières cassettes de mixes hip-hop enregistrées en pirate, ou avec l’accord des DJs, lors des fameuses block party. Grandmaster Flash par exemple, enregistrait ses propres mixes lors de ses soirées et revendaient ensuite ses précieuses cassettes dans la rue via un réseau de dealers et de chauffeurs de taxi.
A l’époque, on ne parlait pas encore de « mixtape » mais simplement de « cassette » ou parfois de « party tape ». Il existait également des « battle tape » ou encore des « radio tape » qui permettaient de faire circuler les meilleures émissions des radio new-yorkaises (telles que celles de Dj Red Alert ou plus tard celle de Bobbito Garcia et Stretch Armstrong, NDLR) au delà de la grosse pomme. Dj Jazzy Jeff affirmait d’ailleurs dans une interview que c’est grâce à ce type de cassette qu’il aurait découvert le hip-hop depuis sa ville de Philadelphie.
A partir des années 80, alors que le rap voit naître ses premiers albums qui s’écoutent donc au format vinyle, le format cassette continue de séduire les auditeurs dont certains préféreront le côté authentique du rap « tel qu’on l’entend dans la rue » ; alors que les disques sortis par le circuit traditionnel favorisent un rap très aseptisé, basé sur des boucles disco / funk.
De cette période on retiendra assez peu de noms si ce n’est les 3 grands DJs incontournables de l’époque (Grandmaster Flash, DJ Kool Herc et Afrika Bambaataa) ainsi que le moins connu DJ Hollywood, un type qui était parmi les premiers à rapper dans les discothèques huppées de New York et qui a joué un rôle prépondérant dans l’émergence de la mixtape avec la supposée toute première mixtape de l’Histoire, sortie en 1972 !
Le point de rupture entre ces deux époques vient du début de la professionnalisation du format mixtape amorcé par les DJs Starchild, Brucie B et surtout un certain Kid Capri, qui a fait passer la mixtape d’un enregistrement sauvage souvent de piètre qualité à une véritable démonstration de force technique du DJ hip-hop. Avec le classique 52 Beats, mais également d’autres mixtapes présentées dans le livre, démarre un premier age d’or de la mixtape porté par un grand nombre de DJs, principalement new-yorkais, au cours des années 90.
Bientôt, ces mixtapes d’un nouveau genre posséderont leurs standards : une introduction sous forme de routine calée au milimètre, des enchaînements toujours plus travaillés, des mixtapes à thème qui vont de pair avec un effort particulier accordé au visuel la pochette. Des standards qui sont presque tous issus du travail de Kid Capri qui, avant d’être invité sur le dernier album de Kendrick Lamar, a contribué à donner ses lettres de noblesse au format mixtape.
Plus tard, les disciples de Capri que sont DJ S&S ou DJ Clue, introduisent la norme des « exclusives », ces morceaux conçus exclusivement pour une mixtape ou disponibles de manière anticipée avant la sortie d’un album, qui donneront encore plus d’importance à ce format aux yeux des fans.
A partir du milieu des années 90, le marché de la mixtape devient trop concurrentiel et les DJs doivent inventer leur propre spécialité pour exister. Alors que le new-yorkais Tony Touch fait de ses mixtapes des collections de freestyles, d’autres inventent le procédé du mash up qui consiste à mélanger plusieurs morceaux, parfois issus de genres totalement différents, au sein d’une même track. On retient notamment dans ce style les « blend tapes » de Ron G qui accéléreront grandement la convergence entre rap et R&B en mélangeant les deux genres.
En France, le format mixtape écrit également son histoire à partir du début des années 90 avec les séries cassette très importantes de Cut Killer et DJ Poska notamment. Pour ce chapitre français, je renvoie au très bon article de notre confrère Aurélien Chapuis publié sur le site de la RBMA : Une histoire orale de la mixtape en France
Une mixtape à écouter : The Five Deadly Venoms of Brooklyn de Tony Touch
La troisième ère de la mixtape se cristallise autour de deux phénomènes : le premier est le raz-de-marée 50 Cent au début des années 2000. Le second découle d’un événement judiciaire survenu en 2007 envers la personne de DJ Drama.
Au début des années 2000, alors que 50 Cent peine à s’imposer auprès des majors du fait de sa personnalité sulfureuse, le rappeur du Queens décide d’emprunter un chemin alternatif vers le succès en sortant, avec DJ Whoo Kid et DJ Kayslay, une série d’excellentes mixtapes solo et avec son crew du G-Unit. Avec le succès immense de mixtapes telles que 50 cent is the future, pour la première fois, un rappeur réalise tout le potentiel du format mixtape pour asseoir sa street credibility et construire une fan base suffisamment solide pour garantir le succès commercial d’un premier album : Get Rich or Die Tryin, sorti en 2003.
La particularité de DJ Drama était de s’associer avec un rappeur pour réaliser ses mixtapes, qui contenaient ainsi des remixes, des freestyles et des inédits d’un rappeur en particulier. En s’associant avec le rappeur d’Atlanta Young Jeezy pour la mixtape Trap or Die, Drama va soudainement délocaliser la mixtape vers le sud où un vivier de jeunes artistes boostés au sirop codéiné (Gucci Mane, Lil Wayne et T.I en tête) allaient défrayer la chronique en s’appropriant un nouveau format de mixtapes distribuées quasi-exclusivement sur Internet.
Et l’événement qui propulsera ce passage de la mixtape du format CD au format digital n’est autre qu’un raid du FBI au domicile même de DJ Drama qui eu lieu le 16 janvier 2007. En effet, il semblerait que l’industrie du disque ne voyait pas d’un bon oeil la fortune amassée par le « roi de la mixtape » grâce à la vente illégale de ces albums non officiels vendus sur CD-R via des réseaux de distributions parallèle quadrillant tout le territoire américain.
Peu après cet épisode judiciaire, Drama inaugurait sa nouvelle stratégie en distribuant gratuitement sur Internet sa nouvelle, et tant attendue, mixtape : Da Drought 3 de Lil Wayne. A compter de cet événement, la mixtape bénéficiera d’une sorte de deuxième âge d’or avec l’arrivée des sites de téléchargement spécialisés sur les mixtapes rap. DatPiff.com, le plus célèbre d’entre-eux, prendrait alors des airs de caverne d’Ali Baba et jouerait un rôle déterminant dans le phénomène d’internationalisation du rap américain qui pouvait dès lors, être suivi en temps réel, par des fans situés aux quatre coins du monde.
Une mixtape à écouter : Da Drought 3 de Lil Wayne et DJ Drama (2007)
A la fin des années 2000, la mixtape est devenue avant tout un outil pour le rappeur et certains iront même jusqu’à déposséder le DJ de ce format en distribuant des mixtapes estampillées « no dj ». Il faut dire que la fâcheuse tendance de certains DJs de renom à hurler leur blaze au début de chaque morceau commençaient à en agacer plus d’un. Mention spéciale pour DJ Kay Slay et DJ Drama qui se sont particulièrement illustrés dans le domaine.
A partir du moment où le DJ s’efface totalement au profit du rappeur (exit les hurlements de DJs, les intro et transitions travaillées), où les mixtapes sont constituées quasi-uniquement de morceaux exclusifs, on est en droit de se demander ce qui différencie la mixtape d’un album. La gratuité, la qualité du mix et du mastering et une certaine forme de liberté de parole et d’usage des samples pourraient être des éléments de réponse mais sont finalement peu lisibles pour les fans. D’autant qu’on voit émerger à partir de 2010 de plus en plus de mixtapes payantes (The Barter 6 de Young Thug ci-dessous) ou d’albums gratuits (le dernier album de De La Soul par exemple).
Mais alors qu’on pourrait croire que cette perte d’identité lui aurait porté préjudice, le format mixtape semble se porter mieux que jamais. En témoigne la confiance que lui accorde encore des artistes de premiers plans tels que Chance The Rapper (dont le Coloring Book aura inauguré le premier Grammy remporté par une mixtape) ou Drake qui semblent intégrer pleinement le format mixtape dans sa discographie et ses plans marketing. On notera également que la majorité des artistes au sommet du rap américain en 2017 doivent le décollage de leur carrière à une grande mixtape : de Kendrick Lamar (Overly Dedicated) à A$AP Rocky (Long Live A$AP) en passant par Young Thug (Barter 6), Joey Bada$$ (1999) ou encore J. Cole (Friday Night Lights). A ce titre, on remarquera le rôle primordial de l’année 2009, durant laquelle un nombre impressionnant de mixtapes devenues des classiques ont vu le jour.
Une mixtape à écouter : The Underachievers – Indigoism
Pour aller plus loin, procurez-vous l’excellent livre Mixtape : un format musical au coeur du rap de Sylvain Bertot, disponible en Fnac ou sur le site de l’éditeur Le Mot et Le Reste.
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