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Gringe raconte « Ensemble, on aboie en silence », son premier livre

Dorénavant, il faudra aussi compter sur l’auteur Guillaume Tranchant. Souvent caché derrière son alter ego, le rappeur se livre pour la première fois, dans un livre bouleversant, sur son histoire familiale et son rapport à la maladie de son jeune frère, Thibaut. L’occasion idéale pour partir à sa rencontre, en évoquant à la fois sa famille, son travail d’écriture plus personnel et la condition de la schizophrénie en France. Rencontre.

Au regard d’un CV artistique déjà bien rempli, on peut légitimement se poser la question de savoir si ce livre fait partie d’un plan de carrière bien pensé ou déjà tracé dans la tête de son auteur. A cette question, l’auteur balaie les doutes d’un revers de manche : “Non, je n’y ai jamais pensé de manière concrète. Comme je m’ennuie très vite, je suis toujours en train de me demander ce que je vais faire par la suite mais j’aurai été trop pragmatique pour me dire que j’allais écrire un bouquin. Quand on est venu me chercher pour ce livre, je venais de terminer la tournée de mon album Enfant Lune et je n’avais à ce moment-là plus rien à venir, je n’avais plus de mojo pour écrire de nouveaux textes et surtout je me trouvais dans un intervalle où il fallait que je me relance. Je me suis alors jeté sur l’occasion lorsqu’on me l’a proposé sans savoir que je prendrai autant de plaisir à le faire. »

Mon frère reste un éternel rendez-vous manqué. (extrait)

Une proposition pour écrire sur son frère Thibaut, souffrant de schizophrénie depuis l’adolescence. Un sujet lourd, que Gringe avait pourtant déjà évoqué par le passé : “J’avais déjà abordé le sujet de mon frère dans l’album mais je n’étais pas forcément hyper satisfait du résultat, l’album étant un méga laboratoire qui, une fois digéré, m’a fait réaliser à quel point il était en certains points bancal. J’y aborde cependant les relations dysfonctionnelles dans la famille, les relations amoureuses toxiques ainsi que la pathologie de mon frère. Je pensais alors que tout cela suffisait. Mais mon frère avait mis pleins de textes de côté qu’il ne faisait lire à personne et j’y ai donc vu de manière totalement opportuniste l’occasion de faire quelque chose autour de ses textes. J’ai toujours peur de m’éteindre artistiquement, je suis toujours dans cette problématique de perdurer tout en trouvant toujours de nouveaux terrains de jeu pour m’exprimer. Le côté opportuniste, c’était surtout de trouver un moyen d’occuper mon temps.”

Un exercice qui peut trouver des similitudes avec celui de l’écriture rap mais qui reste bien entendu très différent, avec des difficultés inhérentes à ce type d’ouvrage. A la question de savoir quelle fut alors sa plus grande difficulté, Gringe témoigne : “Le plus dur fut de garder une vue sur l’ensemble. Je ne suis pas synthétique dans mon travail d’écriture qui fonctionne davantage par fulgurances. Pour mes chansons, je les pose en général d’un jet en studio puis je n’y retouche plus. Ici, la difficulté a été de développer plusieurs fils rouges comme je prends plusieurs voix en plus de celle de mon frère, garder un œil sur chacun d’eux tout le long.”

Un travail qui nécessita à l’inverse énormément de travail et de préparation, l’ouvrage étant découpé entre récits de Gringe et textes rédigés par son frère lors de ses différents séjours à l’hôpital : “Les échanges avec mon frère ont toujours été très courts et souvent houleux. Je me suis systématiquement déplacé sur place à Sète pour réaliser un véritable travail au corps pour le convaincre. Une fois que j’ai eu son approbation de départ, je prenais un appartement dans le sud, on passait du temps ensemble, on se baladait et j’attendais. J’attendais que sa langue se délie, qu’il accepte de me livrer ses secrets et à ce moment-là je mettais mon iPhone et j’enregistrais. C’était hyper brouillon, des discussions fleuves… A chaque fois qu’il me faisait une révélation, il en gardait un maximum pour lui. Je m’amusais ensuite en partant de ses révélations à narrer, broder le récit autour. Une sorte de jeu de piste qui s’est étendu sur quatre mois.”

De ces longs moments passés à deux, à tenter de faire parler Thibaut, à tenter de mettre des mots sur les maux, Gringe en ressort un récit entremêlé, volontairement brouillon mais toujours bien pensé. Une volonté de la part de l’auteur : “J’avais une sorte de canevas dans la tête qui s’était élaboré depuis le début. Parler de schizophrénie, je ne le fais pas d’un point de vue médical mais à côté de ça, je voulais m’amuser à en faire un récit complètement éclaté.”

A la lecture du livre, on peut s’étonner de ne pas voir Thibaut en couverture à côté de son frère en tant que co-auteur. “Il a refusé catégoriquement. Il ne voulait pas qu’on le voit, qu’on l’entende. Chez Thibaut, il y a un problème de légitimité par rapport à l’écriture, il nourrit un complexe d’infériorité alors qu’il écrit formidablement bien. Les photos aussi dans l’ouvrage sont de lui, il a un réel œil et une sensibilité artistique forte. Les textes de Thibaut dans le livre datent de 2003 pour les premiers, ce sont des textes écrits à l’hôpital psychiatrique.”

@JuPi

Le livre évoque son frère bien entendu, mais à travers les yeux de l’auteur. L’occasion de régler quelques comptes avec lui-même, en ne s’épargnant rien : infidélités révélées, retours de sa famille sur son jeu d’acteur… “Fatalement, c’est une manière de me revivre. Je pense maintenant comprendre mon fonctionnement. Le fait de me revivre par l’œil du grand frère, parler de mes parents, c’était aussi une manière de me revoir. Il y a des choses que je me suis refusé d’écrire dans ce livre qui étaient très personnelles, j’ai voulu le plus possible me décentrer de l’histoire. Les moments où je parle de mes infidélités par exemple, c’est une continuité de ce que j’ai abordé dans l’album. J’ai besoin de poser des mots pour comprendre qui je suis, où je vais. L’album ne m’a pas du tout fait de bien alors que j’étais convaincu qu’il allait me permettre de reprendre mon travail de psychanalyse. J’ai juste touillé la merde, ravivé des choses pénibles mais en vain. Alors que pour ce livre, j’ai trouvé un espace d’expression bien plus large, je me sens beaucoup moins étouffé que dans la musique. J’ai le temps de m’exprimer. Ce bouquin est pour moi bien plus lumineux que ce que j’ai pu faire avant, sûrement aussi car je comprends bien mieux à présent mon environnement.”

Un moyen donc pour l’auteur de poursuivre son travail d’introspection, de combattre certains démons à  la peau dure. A entendre Gringe, la thérapie semble avoir fonctionné : “Tu arrives à un état de résilience que je pensais avoir atteint avec l’album et qui était en fait une illusion. J’étais toujours mal dans ma peau, par rapport à mon frère, mes parents, par rapport à moi-même également. Je suis un chien fou qui a le besoin sans cesse d’être stimulé… Je suis sans filtre, à vif pour ressentir les choses ou bien juste me faire du mal, j’ai besoin de ressentir. Ce livre m’a permis de me poser, de souffler un grand coup et d’accepter qui je suis, d’où je partais, ce que j’avais vécu et ainsi mieux définir ma personne. Je ne suis pas dans l’autodestruction, au contraire, j’estime avoir suffisamment morflé et aujourd’hui avoir besoin de paix.” Et à la question de savoir s’il a pu enfin trouver cette paix, il répond sereinement : “Je suis en chemin. J’ai toujours fait énormément de hors piste, je suis un enfant de la balle, c’est dans mes gènes, mais je suis aujourd’hui à un âge où j’ai besoin de davantage de sérénité et ce livre m’aide en ce sens.”

S’il y a une chose qui frappe le lecteur en parcourant l’ouvrage, c’est le sentiment de culpabilité qui transpire au fil des pages. Sans doute même le thème principal du livre. “Que tu sois le frère, le parent ou même juste un proche, ce sentiment de culpabilité apparaît fatalement, tu te questionnes. Thibaut, j’ai grandi à ses côtés, je suis sensé avoir servi de modèle, je suis l’aîné… Nos parents nous ont transmis cette éducation, on a toujours été très proches et j’ai toujours eu ce sentiment de protection vis à vis de lui. Du jour au lendemain, je vois un étranger rentrer chez moi, ce n’est plus mon frère et je ne comprends pas. Il aura fallu presque 20 ans, au bout de tout un processus d’acceptation de la colère, aller à la rencontre de son frère, comprendre ce qu’il s’est passé, comment il vit cette réalité… Cela prend beaucoup de temps et c’est vraiment déroutant.”

Le grand frère malade de son frère malade.

Voila ce que je suis devenu. (extrait)

On se met alors à imaginer que ce livre n’est rien d’autre qu’une formulation poétique et romancée d’excuses que présenterait Guillaume à son frère Thibaut : “Oui bien sûr. C’est toujours plus facile de le faire de manière détournée qu’en direct, ce que je n’ai jamais su faire… On me disait souvent : “Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des actes d’amour”. Mon frère a lu le livre, en trois fois. Je pensais sincèrement qu’il ne serait pas en capacité de le lire au niveau des émotions. Il m’a dit qu’il trouvait ça très touchant, que j’étais dans le vrai. Son retour était bien sûr super important, c’était pour moi la douane, le péage à passer, avoir son approbation. Je ne voulais pas jouer de son affection et l’utiliser comme un faire-valoir et du coup je suis ravi qu’il ait pu ressentir cela à la lecture du livre. C’est la manière pour moi de lui présenter mes excuses mais aussi de lui dire que je l’aime, que je serai toujours là pour lui.”

Le milieu psychiatrique y est souvent évoqué, sans trop s’y attarder, mais suffisamment pour prendre le temps d’y décocher quelques flèches bien venues, car avec tout le recul et l’expérience de Gringe sur le traitement de son frère, le constat sur le milieu psychiatrique reste sans appel : “La réalité du milieu psychiatrique, du personnel et des structures est souvent la même – même s’il ne s’agit pas de casser du sucre sur ce personnel, j’ai rencontré des gens très bien- ce qui est dur, c’est le psychiatre qui travaille à la chaîne, un rendez-vous par semaine avec un psy qui expédie la séance, qui ne propose rien pour alléger les souffrances, aucun dialogue, aucune solution. C’est un milieu dur, avec beaucoup de souffrance. C’est comme partout, il y a des biens et des enculés. Tant que nous n’aurons pas d’autres traitements pour ces gens qui souffrent, ça restera violent.”

Guillaume a souvent été le relai de sa mère épuisée par instant auprès du milieu médical et a donc eu le temps de se forger une opinion solide sur le sujet: “J’ai pris le relai à l’époque de la création du premier album des Casseurs. Ma mère était fatiguée, éprouvée, aussi bien physiquement qu’émotionnellement. J’allais faire les rendez-vous avec les psys, les visites de cliniques, j’avais 33 ans alors, il n’était pas question que je laisse mon frère seul, j’avais peur pour lui, je le voyais s’isoler, faire des trucs de fou, j’avais flairé alors cet instinct de mort. Je pensais alors qu’il allait se foutre en l’air. J’ai l’impression qu’il est mort dix fois, il a vécu tellement d’épreuves, il y a des moments où il n’en pouvait plus, il souffrait trop et ce de manière prolongée.”

Un livre sous forme de déclaration d’amour à son petit frère qui bouleverse le lecteur par le côté abrupt d’un récit réaliste parce que réel. Une pathologie encore trop mal connue et soignée que Gringe tente de mettre un peu plus en lumière. Une réussite totale pour ce premier ouvrage d’un artiste déjà accompli.

On se pose ensuite la question de quelle sera la suite possible à cette merveilleuse aventure humaine que Gringe vient de conclure. Le principal intéressé semble pour le moment hésitant : “Je ne sais pas. En deux-trois ans, il y a une nouvelle génération très jeune qui est arrivée et qui fait le rap aujourd’hui. Je ne suis pas légitime dans ce cycle donc j’essaie de voir ce sur quoi je pourrais bosser à présent. Je discute beaucoup avec Pone, mon DJ, les gens de mon label, au sujet d’une création qui mêlerait le jeu, la comédie, le rap et pourquoi pas la lecture. Je ne sais pas encore ce sur quoi ça va m’amener, je plante des graines pour le moment. Il y a plein de choses à faire, je ne suis plus dans l’état d’esprit de soigner ma fan base et puis c’est marrant, ce qu’on a fait avec les Casseurs, c’est de relater un mode de vie qui n’était plus le nôtre depuis des années et en l’espace de deux-trois ans, ça me semble vraiment très loin. J’ai toujours eu l’impression de vivre en décalé avec mon âge et depuis peu, j’ai l’impression enfin de recoller à mon âge. Je me recentre, je me reconnecte, je m’approprie mon autonomie artistique. Ce que j’ai vécu avec Orel était magnifique, à présent j’ai envie de rejouer la comédie. C’est un milieu très cruel aussi, qui va très vite. J’ai envie de refaire des castings, assister à des masterclass avec des supers réalisateurs. Ce bouquin aussi me donne envie d’en faire d’autres même s’il va falloir trouver d’autres sujets, je pense avoir suffisamment explorer l’univers familial à présent.”

JuPi

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