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Grace Carter : au Non du père, de la fille, et du sain esprit

Ce titre tout droit sorti des enfers du kitsch et de la soupape des goûts douteux n’est pas seulement là pour démontrer la prédisposition évidente de l’auteur à faire des jeux de mots pas drôles. C’est que la notion de Trinité ici revisitée s’accorde, par la magie de l’analogie, de manière assez accommodante avec notre sujet. Mais commençons par le commencement.

Toute création implique un créateur.

C’est d’ailleurs avec cette pensée pas si bête en tête, que quelque chose ou quelque être a, un jour, eu l’idée assez chouette d’apposer une ou deux de ses microscopiques bébêtes sur une jeune Terre vierge de tout Eden culturel, et probablement naturel. Les Hommes, leur très (très) lointains cousins un peu spéciaux car dotés de Conscience, ont pris l’habitude de se regrouper sous le même toit afin d’élever leur propre création. Aujourd’hui en Occident, la forme de famille la plus répandue est composée de l’enfant, du papa et de la maman (pour nos amis du Mariage pour Tous), ou de deux papas, ou de deux mamans (pour le reste du monde, de l’univers et de ses parallèles qui n’en ont finalement pas grand chose à cirer).

Que l’on ne s’étonne pas si, au sein d’une modèle de société bombardant de schémas culturels et de conventions sociales, l’enfant ne grandissant pas selon ces bases soit plus exposé à dériver hors du cadre prédéfini ; que l’on commence à s’étonner si cette même descendance, apparemment condamnée à dériver, émane un calme, une sérénité et un allant propre à déstabiliser les Dieux de la sociologie, à supposer que ces héros bien braves mais un peu discounts existent.

Grace Carter s’inscrit assurément dans la deuxième catégorie car c’est ainsi que m’est apparue la jeune adulte aux vingt-et-une années, parée ce jour-là, hasard fortuné, d’une tenue d’un blanc pur, immaculé.

Silencieux créateur

Grace passe une partie de son enfance à Kensal Green, un quartier situé au nord-ouest de Londres. A neuf ans, elle et sa mère déménagent pour Brighton, une grande ville du Sussex de l’est, où elle passera le reste d’une enfance pour le moins tronquée, la faute à un père qui se fait remarquer par son propension à ne pas être là. Cette absence, volontaire, de la figure paternelle participe à la faire grandir plus vite que ses autres petits camarades. « J’ai passé beaucoup de temps avec des adultes. Je pense que j’étais déjà une adulte dans mon enfance. Je ne trouvais pas les mêmes choses marrantes que ce que pouvaient trouver les autres enfants, je pensais à des choses plus profondes. »

There’s a ghost in my home and it just won’t go
And it plays with my mind when I’m on my own

– Waiting Room

A seize ans, la tête plongée dans les tourments des changements liés à l’adolescence, elle apprend par un vulgaire texto que ce père, si souvent absent et source d’une grande partie de son mal-être, mène une double vie avec une autre famille, fondée il y a un certain temps, alors même qu’il était encore engagé au côté de sa mère. C’est suite à ce coup de poignard qu’elle se lancera dans l’écriture du morceau « Why Her Not Me », ardente plaidoirie contre ce créateur et de son « amour sous conditions ».

Sûr qu’à l’annonce d’une nouvelle de cette teneur, beaucoup auraient choisi d’intérioriser, d’autres d’extérioriser de diverses manières, plus ou moins en accord avec les lois en vigueur. Grace, qui écrit et compose depuis quelques temps déjà, choisit de rediriger ce typhon d’émotions dans l’écriture et la musique. Mais cette idée d’exutoire très sain ne lui est pas tombé dessus par hasard ; car si le silence d’un être marque l’esprit au fer rouge, la présence de l’autre absout le cœur le plus lourd.

Divine créatrice

La relation que la jeune femme entretient avec sa maman est privilégiée. Mère célibataire, celle-ci s’en occupe et l’élève seule. Des années avant Grace, elle avait déjà montré toute sa propension à aimer sans frontières. « Avant que je ne naisse, ma mère avait adopté un enfant, une petite fille de Jamaïque. Je n’en ai jamais vraiment parlé, mais elle a aidé ma mère à m’élever. » Elle continue : «  Ma mère est la meilleure personne du monde entier parce qu’être une femme célibataire et recueillir un enfant, puis en avoir un autre, sans être aidée par qui que ce soit… » L’émotion l’envahit et lui fait perdre le fil de la discussion, il s’agirait de ne pas insister.

Cet attrait pour les complaintes de l’âme lui vient forcément aussi un peu de sa mère, grande consommatrice du genre. Lors des longs voyages en voiture, elles récitent par, et en coeur les soliloques de Nina Simone. Elles rejoignent également la chorale de gospel de l’école de Grace où elles se rendent deux fois par semaine ; la jeune femme y découvre l’harmonie. Le clip de « Heal Me », dernier morceau en date de la chanteuse, inclut des preuves de cet amour salvateur, puisqu’à la fiction des images du récit sont mélangées de vraies vidéos et photographies de famille où sa maman y tient, évidemment, une place centrale.

Sa créatrice lui apporte également une autre bénédiction : un beau-père musicien qui l’introduira à son art ; celui-là même qui lui offrira sa première guitare à l’âge de treize ans. Dans la foulée, il lui donne une semaine pour écrire sa première chanson ; pari qu’elle relèvera haut-la-main. À la question de savoir si elle s’en rappelle encore, elle me répond, sourire aux lèvres : « Oui, je m’en souviens très bien, mais je ne la chante pas en concert. Je me souviens de ce sentiment de joie que j’ai eu lorsque j’ai eu fini de l’écrire ! » Grâce à ce beau père de circonstances, à ses conseils et à ses encouragements, elle s’investira plus sérieusement dans la musique. « Nous avions un studio à la maison que nous avions monté. Mon beau-père a conservé toutes mes vieilles démos de mes treize ans jusqu’à mes dix-neuf. J’espère que son ordinateur ne se fera jamais voler ! »

Sauver Grace avec l’art ou l’art de se sauver avec grâce

Grace apprend la guitare en autodidacte et continue d’écrire en parallèle. Elle publie régulièrement des covers de chansons sur Youtube réalisées entre les quatre murs protecteurs de sa chambre. « Après l’école, j’allais trainer un petit peu avec mes amis mais je rentrais vite chez moi pour écrire mes chansons parce que ça faisait partie des choses qui m’aidaient à me soigner. À mon âge je traversais des périodes difficiles, je ne me comprenais pas, moi et mes émotions. La musique était l’une des choses qui m’apportait une sorte de clarté. »

© Damien Paillard

Elle découvre un peu plus tard le piano, instrument qui deviendra son véritable amour. « J’adorais la guitare quand j’étais plus jeune, et puis j’ai découvert le piano… Toutes mes chansons sont composées au piano. C’est un instrument qui me touche profondément. J’aimerais en jouer parfaitement, mais je n’ai pas vraiment le temps. J’aimerais pouvoir m’asseoir et en jouer pendant des heures car je ne suis pas si bonne que ça… Un jour, je le serai ! »

Alicia Keys est l’une des figures qui l’ont le plus marqué. « Lorsque j’étais enfant, je l’ai vue jouer des morceaux qui étaient si honnêtes et profonds, ça m’a beaucoup influencé et inspiré. Je me reconnais beaucoup en elle. J’ai grandi avec la partie blanche de ma famille, donc savoir qu’une autre femme métissée si forte et émancipée s’avère être une musicienne qui réussit, cela m’a fait entrevoir que cette possibilité existait pour moi aussi. »

Peut-on seulement s’appeler Grace et ne pas être porteuse d’une once de divin en soi ? « L’écriture m’a vraiment aidé à aller mieux. A quatorze ans, je n’étais pas heureuse, mais aujourd’hui je le suis car je fais ce que j’aime. Avec l’aide de ceux qui sont autour de moi, j’ai pris ma vie en main et ça a débouché sur quelque chose de positif. Ce que je veux montrer aux gens c’est que les choses peuvent parfois ne pas être bonnes, mais on a toujours le pouvoir de changer ça en essayant encore et encore. »

Avoir de bons copains, voilà ce qu’il y a de meilleur au monde

Les morceaux reposent sur une base piano-voix. « Waiting Room » et « Half Of You », deux morceaux en mineur issus de démos, en sont des exemples. « Ashes » ou « Saving Grace », plus récents, indiquent la direction que semble emprunter l’artiste dans la conception de son premier album. Une soul plus pop à la Adèle et plus marqué Grace Carter. Pour développer ce son, elle travaille en étroite collaboration avec The 23rd, un duo de vrais jumeaux qui « jouent chacun de cinq instruments différents. » Ces producteurs sont d’ailleurs sur le plupart de ses clips « live », et l’un d’eux tourne avec elle.

Certes, ça aide. Beaucoup même. Pourtant, cette synergie… Cela ne peut être tombé des cieux. « Ce sont mes meilleurs amis ! Quand tu fais de la musique, c’est essentiel de te sentir bien avec les personnes avec qui tu travailles. Selon moi, être ouvert et honnête est la seule façon d’écrire de bonnes chansons. Je pense qu’ensemble, nous avons trouvé un son signature. Ce dont j’avais envie de parler, j’ai réussi à le faire grâce à ma proximité avec eux, et ce n’était pas effrayant. Beaucoup de mes morceaux sont personnels et à propos de mon enfance, naturellement c’est dur d’en parler, mais lorsque c’est avec tes amis, c’est plus simple. Ils sont une des raisons principales pour laquelle ma musique sonne de cette façon. »

L’œuvre d’un esprit assaini

En quantité, le travail de Grace Carter révélé au monde à ce jour est plutôt modeste : une douzaine de morceaux tout au plus. En qualité, c’est une autre paire de manches. Il y a dans ses interprétation une fragilité digne des chanteuses réalistes françaises et une générosité rappelant certaines des jazz ladies afro-américaines les plus solaires. L’abandon de la figure paternelle et ses répercussions sont un thème récurrent dans ses chansons. Mais, celle qui forge ses textes au gré des épreuves traversées semble aujourd’hui bien plus en paix. Témoin de cette résilience, « Saving Grace », morceau focalisé sur l’adage « Connais toi toi-même » et tout ce qui en découle, traduit cet état d’esprit et cette volonté de renouveau autant personnel qu’artistique.

I was reaching for some other love

And I’m sorry for making things so tough

You were the only one that I could touch

The only one, the only one close enough”

– Saving Grace

Le clip bouleversant de « Silence » est celui qui a révélée sa facette ultra-sensible ; celui de « Why Not Her Me », réalisé par James Slater, est celui qui a révélé son côté sagace et pénétrant. Ce clip est remarquable car il restitue, d’une part, ce qui fait l’essence de l’être de Grace, mais s’ouvre à la résonance en traitant de problématiques communes dans l’histoire des Hommes.

Why Her Not Me : une histoire personnelle du deuil

« J’ai voulu montrer que j’ai toujours marché sur la même route et ai toujours voulu la même chose. Ça a beaucoup influencé le clip. Et j’ai bossé dessus avec James, il a beaucoup d’idées extra’. La vidéo est devenue un voyage visuel de mon histoire. »

C’est un festival de symboliques que cette succession, apparemment anodine, de plans forme. La réalisation et la mise en scène dépeignent avec justesse et simplicité deux concepts abstraits : celui de la perte et du deuil et celui de la « voie » propre à chacun.

L’histoire raconté est celle ayant entaillé l’enfance de Grace. Le titre du morceau contient les variables, le point d’interrogation pose l’équation : pourquoi elle et pas moi ? ‘Elle’ étant la demie-soeur que son père à vraisemblablement choisi à ses dépens. Cette question est d’autant plus importante qu’elle a dû se poser à un âge où le modèle incarné par les parents joue un rôle décisif dans la construction de l’enfant. L’idée même de choisir entre ses enfants ne devrait jamais se frayer un chemin dans l’esprit d’un parent aimant, mais, comme disaient les vieux sages du nouveau York, la vie est une prostituée et puis on décède.

Partager avec honnêteté bénéficie aux deux parties

Je lui fais remarquer que, pour le moment, elle n’avait pas collaboré avec qui que ce soit : « La musique que j’écris, je l’écris pour une raison, et ça m’a aidé à guérir d’une certaine manière. Pour qu’une collaboration ai lieu, il faut que ça ait du sens. Je ne veux pas chanter sur le morceau de quelqu’un juste pour le plaisir, je ne crois pas que ça puisse aider qui que ce soit. Mais je suis sûre que des opportunités de collaboration se présenteront au bon moment. »

Issue de la même génération que les Jorja SmithMahalia ou encore Cléo Sol, Grace Carter a, elle aussi, une sacrée carte à jouer sur la nouvelle scène Soul Britannique. Elle n’en est d’ailleurs pas à son premier fait d’arme. Elle a eu l’occasion de faire la première partie de la superstar Dua Lipa devant près de 5000 personnes à la Brixton Academy. Stage en entreprise plutôt intéressant donc.

© Damien Paillard

Ce qui fait l’une des forces de la jeune artiste, c’est aussi sa capacité à partager sans modération ; à donner, en même temps que son énergie, les fragments encore coupants de sa propre expérience de vie. Son public lui rend au centuple. « Le fait que je sorte aujourd’hui ces chansons que j’ai d’abord écrit pour moi, ça aide les autres. Je peux faire un concert où ça pleure, où ça s’enlace entre amis, et le public te renvoies toute cette énergie, c’est la chose la plus gratifiante au monde. Il arrive qu’à certains moments du show je pleure aussi car l’émotion m’envahit. Je suis souvent dans ma bulle à écrire ces chansons qui veulent dire tellement pour moi. Et lorsque j’en sors et que je vois des personnes en train de pleurer, ça me fait pleurer, et on pleure tous ! »

Ce soir-là pour sa quatrième venue à Paris, elle joue dans une salle entièrement acquise à sa cause. Malgré la fatigue évidente de fin de tournée, Grace partagera ses chansons avec l’intensité et l’honnêteté qui la caractérise ; des qualités qui caractérisent également les plus grandes interprètes.

Ecouter Why Her Not Me (EP) de Grace Carter

Antonin Lacoste

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