Chanteur d’exception, poète à la plume fine mais aussi écrivain à ses heures perdues, Gil Scott-Heron avait toutes les qualités pouvant faire de lui le plus grand musicien des années 60. Sa carrière musicale ne suit pas les sentiers battus qu’ont pu prendre Same Cook ou Sam and Dave. Scott-Heron, lui, est un vagabond à la vie alambiquée ne sachant jamais dans quel genre musical se positionner. Il vacille entre session d’écriture pour des recueils de poèmes comme Now and Them puis devient l’interprète d’albums mythiques comme Piece of A Man ou Free Will pour n’en citer qu’une maigre partie. Surdoué reconnu par ses pères, Gil est le soul man favori de ton soul man préféré ; car jamais sa voix grave et digne ne s’élèvera vers une large audience. Son addiction au crack et à l’héroïne prendra le dessus pour le plonger dans une halte infinie qui sera ponctuée par quelques projets dans les années 90 et 2000.
Décède en mai 2011, Scott-Heron laisse un héritage étoffé qui n’aura pas été démystifié à sa juste valeur avant que le Hip-Hop s’en mêle. Les rythmes mélancoliques et rêveurs qu’affectionne tant notre chanteur viennent contrecarrer les lignes de percussions dansantes de la soul; et donc offrir de nouvelles possibilités pour faire évoluer le rap. Alors dès les années 90, ses morceaux sont revisités, tordus dans tous les sens pour en extraire la magnitude qui s’y dissimule. L’occasion de revenir sur dix samples marquants afin de découvrir ou redécouvrir l’œuvre de Gil Scott-Heron à travers nos rappeurs favoris.
Attaquons-nous à ce qu’il y a de plus évident pour notre premier sample. Kanye West a toujours été un grand fan de la musique de Gil si l’on se fie aux nombreuses fois où il a décidé d’emprunter sa musique, sans d’ailleurs ne jamais le payer. Mais l’intention y est, pour des résultats efficaces comme avec « My Way Home » extrait de l’album Late Registration en 2005. Produit par West lui-même, le rappeur offre un jolie terrain d’expression à son confrère Common sur un titre solo de près de deux minutes. Pour l’occasion, le morceau samplé est ralenti donnant un timbre plus sourd à Gil lorsqu’il répète tel un automate “I’m On My Way Home”. Un hommage non déguisé à l’intention de notre cher soul man.
“The Revolution will not be Televised”. Une citation qui s’est inscrite dans notre culture tellement celle-ci fut prononcée mainte et mainte fois. Il est question d’une critique acerbe concernant l’emprise de la télévision sur le peuple grâce à une propagande pro-américaine qui les éloignerait de la raison, hypnotisées par le tube cathodique. Initialement un poème dans le tout premier projet Small Talk at 125th and Lenox de Scott-Heron, le titre se retrouve par la suite dans son premier album Piece of A Man. Par ce récit aux références multiples à des programmes télévisés populaires, Scott-Heron se lance dans un spoken-word à la frontière du rap. Son impact dépasse la sphère musicale en s’inscrivant, par exemple, dans le mouvement des droits civiques des années 60.
Alors parmi tous les morceaux ayant samplés le titre, nous nous pencherons sur le « Six Summers » de Anderson Paak, artiste versatile de la côte ouest des États-Unis. Ici, il est question d’une femme qui s’interpose pour reprendre le fameux slogan et affirmer que la révolution est cette fois-ci en 1080p, depuis un écran de téléphone : “The revolution will not be televised but it will be streamed live in 1080p on your pea-brain head in the face ass mobile device”. Le sampling n’implique aucune extraction de brides musicales mais bien la reprise de la mythique citation pour l’incorporer dans un nouveau contexte, celui d’une Amérique sous Donald Trump où la technologie règne en maître.
Brian Jackson est l’un des grands collaborateurs de Gil Scott-Heron avec qui il donnera naissance à des albums mythiques comme un certain Winter in America où Jackson se charge des claviers et soutient Gil dans son écriture. Tous deux offrent un titre éponyme légendaire encore une fois très politisé. On vacille entre des sujets tels que, le poids de la culpabilité des américains envers les indiens, à l’autoroute qui vient enclaver la forêt qui ne peut plus pousser. L’hiver devient l’allégorie d’une Amérique fainéante, qui n’est plus capable de se sauver d’elle-même. Un magnifique morceau fleuve accompagné à la flûte par Brian se permettant même d’effectuer un solo entre deux couplets.
À l’aube des années 2010, l’écurie Maybach Music tenue par Rick Ross dévoile un nouveau poulain, Stalley. Un MC talentueux originaire de l’Ohio dictateur d’un style musical enfumé. Conquis par sa mixtape Lincoln Way Night, MMG lui offrira un contrat. Dans ce projet, le titre « Summer in America », est un contre-pied à l’œuvre originale pour un road-trip ensoleillé sur les routes du pays. L’idée du sampling est d’y reprendre cette flûte si atypique comme fil rouge pour y rajouter des basses vrombissantes.
Un titre bourré de sens qui résonne pour tant d’américains. En effet, notre artiste se penche sur un fait bien précis qui a marqué la ville de Détroit au fer rouge : l’usine nucléaire Enrico Fermi. En 1966, l’un des réacteurs menaçait de s’effondrer, créant alors une tension extrême dans le Michigan. Si l’accident sera évité, l’usine fermera tout de même ses portes six ans plus tard après avoir marqué la conscience collective des habitants. Dix ans après, en 1977, Gil revient sur cette tragédie pour un morceau crescendo accompagné par une basse et un clavier dirigés encore une fois par Brian Jackson.
L’occasion pour le duo Black Starr composé de Mos Def et Talib Kweli de l’incorporer dans un titre évocateur : « Black Skin Lady ». Le sentiment d’angoisse se voit remplacé par celui de la flânerie avec de jolies demoiselles. Le producteur J.Rawls saisit une particule d’un accord de guitare pour la répéter en boucle et accompagner leurs 16 mesures. Les percussions transforment ce riff mélancolique en un élan de joie intense, pour une journée où le soleil vient taper sur la peau des inconnus déambulant dans les rues de Brooklyn.
Voici le plus grand succès de Gil Scott-Heron; un morceau dansant explicite quant à son intention d’apporter un nouveau public au poète. « The Bottle » atteindra d’ailleurs la quinzième place du Billboard. Il ne délaisse pas pour autant les sujets pertinents qui font le sel de sa musique. Ici, il est question d’une mise en lumière de l’addiction à l’alcool et ses conséquences sociales. “He drinks full of time and now he’s living in a bottle” déclare-t-il avec précision sous l’allégorie de la bouteille, prison invisible pour les dépendants. Quarante ans plus tard, le producteur californien Knxwledge distord le titre pour aboutir à un sentiment d’extase. Il n’a guère l’intention de se préoccuper de la flûte entêtante qui dicte le morceau, mais plutôt de la ligne de percussion et du synthétiseur pour ne conserver qu’un rythme incisif. Épaulé par Anderson .Paak, les deux artistes qui forment le duo Nxworries aboutissent à leur plus gros succès, « Suede ».
Une énième rumeur parcourt le pays : un homme vient de s’effondrer sous le poids des balles. Il n’est ni le premier et ne sera certainement pas le dernier. En effet, en 1972 la guerre du Vietnam fait rage et les soldats sont envoyés pour tuer en masse la population pour une cause plus que douteuse. Dans les deux camps, l’incompréhension y est totale et pourtant les munitions militaires pleuvent en permanence. Alors l’Amérique pleure, le Vietnam n’est pas plus gâté. Gil, lui, réverbère ses murmures sous la forme d’un refrain lisse pour parler de cette catastrophe. Un détour dans l’hexagone s’impose pour dénicher l’artiste ayant eu la bonne idée de sampler l’artiste. En effet, notre cher Guizmo, kickeur en provenance de Villeneuve-La-Garenne, choisit de reprendre l’instrumentale à la manière d’une face B pour en faire l’introduction de son premier album Normal. Le personnage et son arrogance sont présentés à travers des punchlines efficaces venues transformer la douce mélodie de « Did You Hear What They Said » en un tempo impertinent.
Depuis son porche, Scott observe les passants et leurs histoires, ceux qui ont décidé de faire une petite révolution dans leur propre vie dont deux en particulier. Il conte la vie d’un homme qui part de la métropole pour devenir plus indépendant dans la campagne du Nebraska. L’autre est un junkie attendant l’épiphanie qui rendra sa vie plus confortable. A travers ces regards posés sur ces hommes, Gil comprend l’importance de ces petites altérations dans « Delta Man ». Le monde n’existe que par des relations de causes à effets, un effet papillon pour le meilleur et pour le pire. Alors en 2010, le rappeur Slim Thug se sent en harmonie avec le message au point d’utiliser les cordes vocales de Scott le temps du refrain, surplombées par une caisse claire et une basse hyperactive. Dans « Coming From », l’artiste de Houston prend le rôle du protagoniste en expliquant d’où il vient, et ainsi démystifier son quartier. Celui où les gangsters survivent et les incapables se font tirer dessus. Pour l’épauler, deux pointures du sud : Big K.R.I.T. et J-Dawg.
S’il y a bien une chose qui a détruit notre poète, c’est son addiction à toute sorte de drogue. Afin d’exorciser ses démons, il compte son histoire à travers les yeux d’un homme sous l’emprise de la phencyclidine, appelée plus communément la poussière d’ange. Pour l’accompagner, des chœurs féminins délicats viennent porter la production. Afin de lui inculquer un nouveau souffle, le duo The Coup originaire de Oakland s’empare du titre pour donner naissance à l’un des meilleurs titres de leur carrière : « Me And Jesus The Pimp In A ‘79 Granada Last Night ». En fond, le riff de guitare de la piste originale se fait entendre tout au long du morceau de plus de sept minutes. Boots Riley, rappeur du groupe, vient nous conter une histoire épousant plusieurs points de vue et nous racontant la trajectoire tragique d’un gamin victime directe de la prostitution de sa mère. Un titre fort qui s’aligne avec la volonté de Heron de dénoncer les inégalités sociales en Amérique.
A présent, il faut se rendre en 1994, après que Gil est surmonté quelques-unes de ses addictions, lui permettant de reprendre la musique le temps d’un album. Après ses douze ans d’absence, sa voix se veut plus fragile et abîmée par le temps, mais son aura persiste. Dans les dix titres du projet Spirits se dégage un morceau poignant venu retranscrire l’attente d’une paix impossible, un signe divin qui n’arrivera que trop tard pour nous sauver. Larry Fisherman, autrement connu sous le nom de Mac Miller, décide d’utiliser les trois premières notes fluettes de synthétiseur et les perpétuer sur plus de deux minutes pour offrir à Lil B un style de production qu’il affectionne tant. Sous fond de cloud rap nait alors « Pixar », un ego-trip romancé du BasedGod.
Avant de sortir un quelconque album, Scott nous avait gratifié d’un recueil de poésies orales intitulé Small Talk at 125th and Lenox. Il est question de délivrer les mantras qui nagent dans sa matière grise, ses envies de révolte et de paix. « Comment #1 » traite des questions raciales et l’insensibilité de chacun. Kanye West, lui, sort ces paroles de leur contexte pour dessiner un portrait d’une Amérique troublée dans « Lost In The World ». Lorsque le morceau arrive à sa conclusion, tout se déchaîne. Des cris s’échappent de toute part, des couches d’instruments se percutent avec frénésie. Dans ce tintamarre venu apporter les dernières notes à l’album My Beautiful Dark Twisted Fantasy, la voix de Gil résonne pour se demander qui pourrait bien survivre dans ce pays ravagé. S’en suit sans transition « Who Will Survive In America », interlude venue conclure le morceau avec un Gil Scott-Heron qui vient tirer le rideau rouge sous fond de spoken-word percutant. Alors pour résumer le statut de l’Amérique, rien de mieux qu’un vers tel que “America is now blood and tears instead of milk and honey”.
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