Il y a 10 ans, Freddie Gibbs avait annoncé peut-être un peu trop rapidement la sortie à venir d’un projet en commun avec le producteur The Alchemist. Un EP censé s’intituler The Devil’s Palace qui ne verra finalement jamais le jour, sans trop que l’on sache vraiment pourquoi… Une décennie plus tard, la deuxième tentative sera la bonne avec cette fois-ci une annonce au bon moment, seulement quelques jours avant la date de sortie officielle. Après un plan à trois avec Curren$y en 2018 sur Fetti, le rappeur de l’Indiana et le beatmaker originaire de Californie se retrouvent donc enfin en tête à tête sur un projet très attendu.
Le titre de l’album, Alfredo, et la pochette regorgent de références et de significations particulières. La première est d’ordre alimentaire avec cette représentation d’un plat de fettuccine alfredo, très populaire aux Etats-Unis dans les soi-disant restaurants italiens… En effet, cette recette n’a aucune origine italienne avec un ajout en grande quantité de beurre qui est une nouvelle fois une réinterprétation typiquement américaine. Un plat de la discorde qui a même réussi à s’exporter finalement en Italie dans des restaurants attrape-touristes qu’il faut donc mieux éviter !
Pour revenir à nos deux artistes, leurs diminutifs se cachent également dans le titre de ce projet avec « Al » et « Fredo ». Une association aux accents italiens plutôt bien trouvée qui nous amène à cette dernière référence cinématographique qui se déroule également en Italie. Comment ne pas penser à l’affiche du Parrain avec cette main de marionnettiste qui se retrouve au-dessus de ce plat de pâtes… Une représentation iconique gravée à jamais dans nos mémoires, comme les trois parties de cette saga qui le sont tout autant (et dont les différents noms des personnages auront servi de pseudos à un nombre incalculable de rappeurs).
On ne se lance pas dans ce projet en se demandant où est-ce que tout cela va nous mener. On a, en effet, entendu assez de morceaux entre ces deux artistes ces dernières années pour savoir exactement à quoi s’attendre. On a encore en mémoire la performance dantesque de Freddie Gibbs sur le morceau « Scottie Pippen » tiré de l’album en commun Covert Coup de Curren$y & The Alchemist (2011). Une déflagration de 80 secondes qui donnait déjà envie de voir celui qui se faisait appeler à l’époque « Baby Face Killa » aux côtés du producteur légendaire sur un projet complet. Pour autant, la première écoute d’Alfredo n’est pas gâchée par cette impression de déjà-vu. C’est bien l’envie qui prend le dessus au moment de découvrir cet opus.
Le morceau d’ouverture, « 1985 », est porté par des riffs de guitare typiques de l’évolution des prods d’ALC lors de la dernière décennie: à la fois très simple et efficace, comme la philosophie générale de ce projet qui ne s’écartera pas de ce que les deux protagonistes savent si bien faire. Dans ce titre, les punchlines de Gibbs nous rappellent notre confinement devant Netflix à regarder les documentaires événements qu’ont été The Last Dance ou Tiger King (« Michael Jordan, 1985, bitch, I travel with a cocaine circus », « You niggas is sweeter than Joe Exotic »). Une réussite à tous les niveaux qui a été choisi intelligemment comme premier single avec un clip à la clé.
A l’exception de Rick Ross, les invités sur cet album nous rappellent la tracklist du dernier opus de Westside Gunn où ALC et Gibbs étaient également de la partie. Une filiation naturelle qui s’inscrit dans un mouvement underground plus large dont le MC de l’Indiana est devenu ces dernières années l’une des véritables têtes d’affiche, aux côtés notamment des rappeurs de Griselda, Benny The Butcher et Conway The Machine, qu’on retrouve respectivement sur les titres « Frank Lucas » et « Babies & Fools ». Deux morceaux à l’ambiance très différentes avec une énorme performance de Gibbs sur le premier cité. Sur le second, on appréciera plutôt la construction de la production avec ces couplets entrecoupés d’un sample bien trouvé.
Les deux autres featurings de ce projet ne se contentent pas non plus de faire de la figuration. Tyler the Creator, dont la proposition de collaboration s’est faite apparemment lors d’une rencontre fortuite dans un fast food de Los Angeles, nous livre l’un de ses couplets les plus inspirés. Une prestation sur ce « Something to Rap About » qui nous rappelle ses débuts sur BASTARD et GOBLIN il y a maintenant 10 ans… Du très très bon Tyler! De son côté, Rick Ross répond aussi présent avec une sortie dont il a le secret. Qui d’autre que le patron du label Maybach Music pour s’immiscer aussi bien sur cette production d’ALC?
The revolution is the genocide, my execution might be televised
Sur cette collaboration, « Scottie Beam », le couplet de Gangsta Gibbs est rattrapé par l’actualité récente aux États-Unis avec la mort tragique de George Floyd lors d’une arrestation. Un constat triste et véridique (« The revolution is the genocide ») qui sera repris pas moins de quatre fois par Freddie comme fil rouge de ce titre. L’un des morceaux les plus marquants de ce projet à la portée toute symbolique au vu du contexte actuel.
Si les featurings sont des apports intéressants, Freddie Gibbs n’a pas vraiment besoin d’être entouré pour briller. « God Is Perfect » et « Baby $hit » sont d’une justesse incroyable, aussi bien pour la partie rap que celle réservée au beatmaker. Mais c’est bien le rappeur qui occupe la place principale sur ces 10 morceaux, comme le confie ALC dans une récente interview : « Freddie est clairement la star de ce projet ». Depuis sa sortie de prison en 2016, Gibbs affiche une assurance à toute épreuve et cela ne s’est jamais autant ressenti dans son flow. Tous les morceaux coulent de source et se laissent porter par sa présence charismatique, quitte parfois à tomber dans des structures qui peinent peut-être à se renouveler.
L’association ALC/Gibbs demeure une réussite sans que cela soit pour autant une véritable surprise. Les deux derniers morceaux de ce projet, « Skinny Suge » et « All Glass », viennent compléter un projet cohérent où la prise de risque et la nouveauté n’ont pas forcément été mis à l’ordre du jour. Après quelques écoutes, c’est le principal reproche que l’on pourrait faire à cet opus en comparaison avec Bandana de Gibbs et Madlib. Une comparaison malheureusement inévitable à laquelle on ne peut échapper, le souvenir encore frais d’un grand album sorti l’an dernier. Alfredo n’est cependant pas à classer parmi ces projets qu’on oubliera vite cette année, bien au contraire !
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