Les certifications jonchent le sol du studio. Or, platine, diamant. A peine rangés. Comme les bagues d’un champion NBA, ils donnent à voir le parcours d’un professionnel de la musique qui a couvert plus de 10 ans de rap français. Ces disques encadrés ne lui sont pourtant pas toujours envoyés car « aujourd’hui, chaque euro est compté », signe d’un travail pas toujours estimé à sa juste valeur.
Fred NLandu est un de ces acteurs invisibles qui ont façonné le son du rap français des années 2010, souvent perçu comme un nouvel âge d’or. Toujours aussi humble, il regarde aujourd’hui ses certifications comme des « trophées », lui qui n’était pas en quête d’une reconnaissance particulière à ses débuts dans le métier. Faisant partie des mixeurs les plus prisés, il fait preuve d’une efficacité redoutable et d’une polyvalence très appréciée par les acteurs de la dite « musique urbaine ». Véritable passionné, il nous accueille sur son lieu de travail pour nous parler d’une carrière déjà bien remplie et d’une industrie du disque en pleine mutation.
(Une partie de cette interview a été réalisée avant la mort de Phillipe Zdar le 19 juin 2019)
BACKPACKERZ : Peu de gens te connaissent, du fait de la nature « obscure » de ton travail. Peux-tu revenir pour nous sur ton parcours et les étapes qui t’ont mené au mix ?
Fred N’Landu : A la base, je faisais des études dites normales. J’ai fait du droit, de l’éco mais ça n’a pas trop marché. J’étais déjà un peu dans le « truc » avec des potes, à faire des beats. Je me suis orienté vers cette passion sans forcement en vivre à la base. J’ai commencé par écrire des textes pour ensuite me diriger vers la production, ce qui m’a éloigné petit à petit de l’écriture. Au fur et à mesure, j’ai rencontré des gens qui m’ont fait rentrer en studio. J’y ai vu Mitch Olivier bosser, un ingé son qui a beaucoup œuvré dans le rap des années 1990. Il avait cette double casquette « variet-rap ». Avec mon équipe, on avait fait un morceau dont je n’étais pas très fan; il a fini dans les mains de Mitch pour le mix et j’ai fini par aimer le morceau. C’est à ce moment là que j’ai compris la magie de ce métier.
Kery James a été une rencontre déterminante dans ta carrière.
J’ai fait mon premier stage à Capitol Studio à Saint-Ouen, studio qui n’existe plus aujourd’hui. Là bas, j’ai rencontré Jeff Dominguez qui était l’ingé son de Kery à l’époque. J’ai été son assistant, il taffait sur la compilation Savoir et Vivre Ensemble (2004). C’est par son biais que j’ai pu rencontrer Kery. Je pense que le fait qu’on venait du même endroit et que je sois un noir dans ce milieu a dû jouer dans notre connexion au départ. Je faisais des remix pour lui, des arrangements. Et quand il a fallu mixer le deuxième album de la Mafia (K’1 Fry), il a pensé à moi. Les autres membres du groupe n’étaient pas trop chauds mais Kery m’a fait confiance. J’ai commencé par les 5 titres que Kery avait réalisé pour le projet. Je ne voulais pas le décevoir, j’avais tout à prouver.
La Mafia K’1 Fry a été ta première expérience en tant que mixeur à proprement parlé. Tu y es également crédité pour les arrangements.
Le premier album que j’ai mixé officiellement, c’est effectivement l’album Jusqu’à La Mort (2007). J’avais carte blanche car c’est Kery qui m’a ramené sur le projet. Sur tous les titres, j’arrangeais un peu comme je le sentais. Quand j’ai réalisé les arrangements sur « Guerre », ça changeait tellement de la version d’origine que ça a créé un moment de flottement dans l’équipe. Kery a trouvé ça bien et l’a validé auprès des autres. J’ai quand même enlevé deux trois trucs car j’y étais allé fort (rires). C’était une bonne expérience humaine.
Ton passif de producteur t’a-t-il aidé pour ton travail de mixeur ?
Je pense qu’avoir fait de la prod m’aide clairement dans mon métier. Au début, c’était assez ambivalent. J’avais tendance à changer ce qui n’allait pas à mon oreille, changer un kick, une caisse claire, ce genre de trucs. Ça plaisait à des artistes mais moins à d’autres qui avaient un certain égo. J’ai su trouver ma véritable place et appris à amener les modifs quand il faut en faire.
Comment a évolué ta carrière après ces premières expériences ?
Beaucoup de directeurs artistiques m’ont contacté après l’album de la Mafia car ils avaient aimé mon travail dessus. L’important pour moi, c’est de créer une relation avec les artistes. Il y en a avec qui je bosse depuis longtemps. Kery, par exemple, est quelqu’un de loyal : s’il est content, il ne va pas changer pour changer. J’ai pu bosser avec Youssoupha ensuite, depuis Les Chemins Du Retour en 2008. Tefa et Masta depuis 2006 en gros. J’ai fait pas mal de Goldeneye (label d’Oumar Samaké) depuis 2007. On m’avait contacté à l’époque pour faire le mix sur Cicatrice de Kennedy (2009). Oumar bossait avec lui, ça avait consolidé notre relation. Mais c’est vraiment A l’Ombre du Show Business (2008) qui a été déterminant, c’était le grand retour de Kery en terme d’exposition. J’ai tout mixé dessus.
On sent que tu privilégies le cercle proche sur le long terme. Est-ce une volonté de ta part ?
Je ne vais pas naturellement à l’extérieur, c’est vrai. J’ai quand même développé mon activité sur Instagram, ce qui me permet d’avoir une meilleure exposition mais je ne vais quand même pas chercher les artistes directement. Le peu de fois où je l’ai fait, ça n’a pas été très positif. Les gens ont l’impression que tu viens quémander du travail ou profiter de leur statut. Je préfère rester dans mon réseau.
Mon travail c’est de rendre accessible les petits détails, les intentions.
Quelle est ta relation globalement avec les beatmakers ? Tu as la chance de bosser avec certains producteurs liés de très près à des rappeurs.
Il y a des projets où les prods viennent de partout et où les beatmakers ne viennent pas forcement en studio. Tu travailles plus avec le réalisateur ou avec l’artiste. Il y a certains beatmakers avec qui j’ai une relation particulière comme Blastar, à l’époque (sur le label Goldeneye). On discutait beaucoup de la direction qu’il voulait. Ou bien Cehashi sur les albums de Youssoupha, je communique beaucoup avec lui. On peut aller plus loin dans les mixes et dans la qualité des sons avec les producteurs qui ont cette approche. Je n’essaie plus de faire prévaloir ma vision du mix avec les beatmakers sur leurs prods, je suis un prestataire de service. Au final, c’est leur projet, leur nom sur l’album. J’essaie de toujours proposer, mais à la fin, on fait avec ce qu’on a. L’idée, c’est de les aider à concrétiser leur vision en garantissant une cohérence sur l’audio et l’artistique.
As-tu un vrai rôle à jouer en tant que mixeur sur la production globale du projet, sa couleur ?
Ça dépend clairement des projets. Sur le dernier Youssoupha, par exemple, je suis pris en compte dans la création. Changer la basse, faire tel arrangement, déplacer des éléments. On te fait confiance car il y a une base de discussion saine. Il existe des artistes plus directifs, moins ouverts au dialogue. C’est mieux de bosser en collaboration, en osmose. J’essaie toujours d’œuvrer dans le bien du morceau, en tout cas je pense. Avec l’expérience, j’arrive à prendre du recul là dessus.
Est-ce que tu arrives à prendre du plaisir en tant que mixeur sur chaque projet, même quand il s’éloigne de tes affinités ?
J’aime plein de styles différents, c’est clairement un atout. Même sur un projet qui n’est pas forcement dans mon délire, j’arrive toujours à trouver des choses, des éléments : un synthé par ci, une snare par là, qui vont me lier au morceau. Mon but premier, c’est de rendre accessible au plus grand nombre ce que l’artiste ou le producteur ont voulu exprimer dans le morceau. Il faut rendre accessible les petits détails, les intentions, même pour des gens qui ne sont pas habitués à la musique. La grand-mère en province, il faut qu’elle puisse au moins comprendre où tu veux aller, tes intentions, qu’elle aime ou non ta musique à la base.
Tu dois faire abstraction de tes goûts pour rendre compte au mieux de la couleur du projet.
C’est presque instinctif. Quand je reçois le titre, j’essaie de ressentir les intentions et je fais ressortir tout ce que je peux, en essayant de répondre aux codes du style ou du genre. Il n’y a pas de cahier des charges. Il faut aller chercher les autres auditeurs, ceux qui ne t’écoutent pas. Sans forcément plaire à tout le monde mais tenter d’étendre au maximum ton audience. Sur le Youssoupha, chaque morceau avait son identité, sa couleur. Il n’y avait pas de lien sonore ou de teinte d’ensemble entre les morceaux. Quand je mixe un album, chaque morceau doit être pris au cas par cas. Je ne cherche pas forcement à rendre homogène l’ensemble. Il faut aller au bout du titre en question dans son expression la plus totale.
Il y a souvent plusieurs mixeurs par projet. Est-ce une frustration pour toi de ne pas t’occuper toujours d’un album dans sa globalité ?
Des albums sont mixés par plusieurs personnes, parfois un titre par ci par là, parfois des albums entiers. Je n’ai pas forcement le temps de mixer un album entier et on peut t’appeler parfois pour combler des manques. Ces dernières années, c’est souvent une question de planning. On peut parfois venir te chercher pour un titre précis car on aime ton traitement des voix ou simplement parce qu’on a aimé un mix en particulier dans ton catalogue.
« Katrina (Squad) est à la réalisation de tous les titres sur Rooftop, ce qui amène forcement une certaine homogénéité. Les directions sont plus marquées et malgré la différence sur certains titres, il y a une couleur sur l’album. C’est plus facile de se fondre dedans. Guilty ne m’a pas donné de direction particulière sur le mix, mais il a insisté sur le travail des voix. SCH, il a plusieurs voix : il a sa voix quand il chante, quand il rappe, une voix aiguë, une voix grave. Sur un morceau, t’as l’impression de mixer 3-4 gars. Il faut accompagner son délire au mieux. Il est très impliqué dans le son, il s’enregistre lui-même, ce qui lui donne une certaine oreille. Il cherche à s’améliorer constamment, on a beaucoup parlé des meilleurs pré-amplis, des meilleurs micros…
J’avais déjà mixé « R.A.C ». Il y avait quelques modifs à faire et je bloquais à chaque fois sur le passage : « T’entends plus en stéréo ». Je savais qu’il y avait un truc à faire. Au départ, j’ai basculé tout le passage en mono, mais c’était tellement court que personne ne s’en rendait vraiment compte. Il fallait faire quelque chose de plus spectaculaire. Je l’ai proposé à SCH, et après écoute, il m’a donné le feu vert. La référence que j’avais pour ce mix, c’était le film La Nuit Nous Appartient (J. Gray, 2007), qui a de vrais partis pris sur le son. Dans le film, tu es toujours immergé dans l’angoisse, dans l’intériorité des personnages. Dans une scène de course poursuite sous la pluie, tu entends très fort le bruit des essuie-glaces, il y a un coup de feu à un moment et ça siffle dans son oreille comme un acouphène. C’est clairement ça qui m’a inspiré pour « R.A.C ». »
L’explosion de l’écoute en streaming a-t-elle modifié ton travail sur les mixes ?
Avec l’avènement du numérique, on se demandait si le mix servait encore à quelque chose avec les nouvelles conditions d’écoute. Oumar me répondait : « La vérité sur ton album, tu la reçois en concert ». Quand t’envoies le titre en live, tu ressens la différence dans le mix et le mastering. Oumar a fait des scènes où se côtoyaient artistes US et français: sur certains morceaux, il bloquait un peu sur la différence de qualité dans les mix mais sur les morceaux de Dosseh par exemple, il me disait qu’on avait pas à souffrir de la comparaison. C’est un des derniers endroits où tu peux encore juger véritablement de la qualité d’un mix. C’est un révélateur plus pertinent que le haut-parleur d’un iPhone.
Mon métier, c’est de me prendre la tête sur le mix.
Est-ce que l’iPhone est la nouvelle référence du mix aujourd’hui ?
J’écoute régulièrement mes mixes sur le haut-parleur de l’iPhone: si j’entends les subs, le kick… Les écouteurs d’iPhone, c’est devenu la référence d’une grande partie des auditeurs qui vont écouter le projet. Je m’adapte, je ne suis pas dans le jugement du bon ou du mauvais. Après il y a une certaine limite que je ne dépasserai pas. Il faut que mon mix sonne aussi bien dans les écouteurs qu’en concert, ou dans les enceintes du studio. Il n’y a pas de lieu idéal pour moi. T’es conditionné par tes lieux d’écoute, tu ne prêtes pas la même attention au mix à un concert que dans tes écouteurs. Quand je suis au studio, j’ai une écoute chirurgicale alors que quand je suis chez moi, je fais moins attention au mix, je ne suis pas en condition d’analyse. Aujourd’hui, c’est les enceintes du studio, les écouteurs, ou dans le Uber quand ce n’est pas trop confidentiel. Je prends en compte les références les plus globales possibles.
Tes mixes s’adaptent-ils justement aux différentes façons d’écouter de la musique, parfois dans des lieux improbables ?
Oui car les morceaux n’ont pas tous la même destination. Quand je mixe « Sophistiqué » (de Dinos), il faut que ce soit smooth, que tu puisses l’écouter avec un verre de cognac, posé dans ton fauteuil. Il y a d’autres titres où il faut que ça t’arrache le bide en club. Chaque morceau a une certaine destination, on se donne des objectifs au départ.
Est-ce que les plateformes de streaming, déterminantes aujourd’hui, rendent compte de la qualité d’un mix ?
Ils font beaucoup d’efforts pour améliorer le stream globalement. Tidal, c’était une bonne initiative par exemple, mais cela reste cher et confidentiel. Il y a une conscience que le tout MP3 a ses limites. Le progrès technique et les capacités de stockage augmentent. On va récupérer en qualité au fil du temps, j’en suis convaincu. J’ai lu un article sur les différentes applis de streaming et a priori, c’est Spotify qui a la meilleure compression, le moins de perte. D’ici 5-6 ans, on pourra surement récupérer la qualité d’un CD. Tout le monde y gagnerait. Mon métier, c’est de me prendre la tête sur le mix. Si vous voulez autre chose, allez voir ailleurs. Moi je vais me prendre la tête jusqu’au bout, même si ça peut paraître obsolète à l’heure du streaming.
Quelles sont tes habitudes d’écoute au quotidien ?
J’écoute beaucoup de musique avec les écouteurs de l’iPhone en dehors du studio. Chez moi, j’en écoute sur mon enceinte Bose mais ce n’est pas vraiment l’endroit où j’écoute le plus de musique. Le trajet pour aller au studio le matin, c’est ma petite heure de découverte et quand je sors du studio, c’est plutôt pour écouter ce que j’ai fait dans la journée. Un titre que je mixe, je peux l’écouter pendant dix heures… Je peux passer deux jours sur un titre, en l’écoutant plus de 200 fois.
Je préfère avoir des prods bien arrangées que des pré-mix ratés.
J’imagine qu’il est difficile de réécouter un projet après sa sortie…
On ne peut pas écouter l’album après… Il faut laisser un bout de temps pour se replonger dedans, oublier les ficelles, les bouts de scotch. Si un album sort la semaine prochaine, c’est fort probable que je ne le ré-écoute pas avant quelques semaines. Je vais l’écouter une fois ou deux avant que ça parte en fabrication pour vérification. Je sais ce qui est parti et je ne peux plus y toucher après. J’ai peur d’avoir une idée après coup et de regretter de ne pas l’avoir proposée.
Certains beatmakers français ont tendance à surcharger d’effets leurs productions. Est-ce difficile pour toi de repasser derrière ?
Je le dis souvent aux gens mais le mix c’est d’abord la prod et surtout les arrangements. Selon la façon dont le morceau est arrangé, il pourra bien sonner ou non. C’est une constante depuis la nuit des temps. Certains le comprennent, d’autres non. Parfois on a tendance à sur-produire, à mettre des mélodies sur des mélodies, sur des mélodies, et ce n’est plus mixable dans ma vision des choses. Souvent, il y a 5 pistes là où il pourrait n’y en avoir qu’une. On ne rattrape pas des pistes pourries an ajoutant des pistes pourries. Quand l’arrangement est bien fait, le mix devient un jeu d’enfant. Ce n’est pas toujours bon d’anticiper le mix pour les producteurs: je préfère avoir des prods bien arrangées que des pré-mix ratés. Il vaut mieux choisir un bon kick de base plutôt que de trifouiller un kick banal en pensant qu’il va finir par être incroyable. Il ne faut pas se cacher derrière les plug-in et les compresseurs, ou penser que tu as besoin des derniers sortis pour bien faire sonner ta prod. Ce sont juste des outils à disposition, il ne faut pas devenir leur esclave.
Est-ce que l’écoute en streaming ne tend pas à minorer ces écarts de qualité de mix ?
Même en streaming, t’entends les différences de mix. Il y a des cartons US qui, pour moi, ont des partis pris questionnables… « Mask Off » de Future, par exemple, en club ça devient presque inaudible tellement il y a de subs.
Et pourtant, ces succès deviennent des références de mix pour le reste de la production.
Internet et les VST ont amené un peu tout et n’importe quoi. Ça créé parfois des accidents et ces accidents peuvent devenir des normes s’il y a du succès derrière. On répète : « Je veux ça comme son ». Il faut selon moi garder une certaine mesure. L’amateurisme peut amener plein de nouveautés, mais on doit garder une limite acceptable. Un mix vraiment discutable pour moi par exemple, c’est « Panda » de Desiigner. Ça sonne comme une mise à plat, comme si ce n’était pas mixé. Ça n’enlève rien à l’efficacité du titre puisque c’est un gros hit, mais quand ça devient une référence, ça ne tire pas le mix vers le haut à mon sens.
Est-ce que tu vois des différences de philosophie entre les USA et la France au niveau de l’ambition du mix ?
Un mec comme Dre, par exemple, a amené le mix à un niveau qui ne sera plus jamais atteint je pense. Il a commencé comme tout le monde avec ses sampleurs, avec des trucs un peux faux ou détunés. Il s’est très vite émancipé en faisant appel à de vrais musiciens (Mike Elizondo, Scott Storch…). Il faudrait avoir cette volonté en France, cette recherche de justesse. J’ai rarement eu l’occasion de bosser sur de tels projets, à part A l’Ombre du Show Business, où pas mal de titres avaient été arrangés avec des orchestres symphoniques. Il y a un vrai décalage de budget entre la France et les US. Sur « In Da Club », par exemple, il y a eu une vingtaine de mixes différents avant la version finale. Sur « Billie Jean », 99! Tout ça pour choisir la V2… Ça demande du budget mais ça contribue à la qualité du projet. Je n’ai pas un an devant moi et je n’ai pas le droit à une dizaine de mixes par morceau, étant payé au mix. C’est compliqué pour un producteur français. Il faut faire au mieux, le plus vite possible. Dans l’approche commerciale aussi, il y a des vraies différences. J’avais fait des séminaires avec des américains, un avec (Tony) Maserati, un autre avec (Jimmy) Douglass. Maserati nous racontait que là bas, peu importe que tu sois ingé son, guitariste, songwriter, peu importe qui tu es dans l’industrie, il fallait toujours savoir à quel public tu t’adressais.
Quels sont les mixeurs qui t’ont marqué durant la décennie passée ?
Je dirais Fabian Marasciullo qui est principalement connu pour son taff avec Lil’ Wayne et Rick Ross. J’aime beaucoup sa façon de mixer la trap, le rendu est très précis. Les drums ressortent bien et le sub n’est pas forcement exagéré. J’ai beaucoup aimé le taff de Dylan Dresdow qui a pas mal bossé sur les albums électro de Black Eyed Peas. Il y a un morceau que j’aime en particulier, c’est « Just Can’t Get Enough ». Sur le mix, ils ont fait un espèce de kick stéréo, pas juste avec une reverb, mais vraiment la sensation d’avoir un kick à gauche et un à droite alors que c’est le même, avec la basse au milieu… C’est une prouesse technique que j’ai essayé de refaire pendant des mois, mais je n’ai jamais réussi. Ces trucs-là me fascinaient à l’époque, c’était la technique mise au service de l’artistique poussé à un degré maximum. J’ai vraiment eu ma période will.i.am, avec un travail de production que je trouvais assez extraordinaire.
Serban Ghenea est également impressionnant sur les super productions pop type Katy Perry. Il a mixé un nombre de hits assez incroyable, souvent avec Dr. Luke à la production. Son taff sur 24K Magic (de Bruno Mars) est une masterclass. Ça sonne à la fois vintage et moderne. Ses mixes pour Imagine Dragons également: c’est large, les drums cognent, tout est bien défini. Après il y a les indéboulonnables comme Tony Maserati et Manny Maroquin (Kanye West, Alicia Keys, …). Jaycen Joshua (Chris Brown, Nicki Minaj,…) a bien su tirer son épingle du jeu sur la fin de la décennie. J’aimerais bien qu’on ait des producteurs français de cette envergure. Ils sont bons dans les idées, dans la couleur globale, dans l’énergie, mais techniquement il y a un manque.
Je me disais : « Je veux être Zdar ».
Il n’y a donc pas beaucoup de mixeurs français qui trouvent grâce a tes yeux ?
Je respecte beaucoup un mec comme Vincent Audou par exemple. On se retrouve souvent à mixer sur les mêmes albums: les trois de Nekfeu, Anarchie et Rooftop de SCH… On s’était partagé le boulot sur Corleone de Lacrim. Kore m’avait fait écouter des titres déjà mixés par Vincent et j’avais pris une sacrée pression, notamment sur « Pocket Coffee ». Je me suis tout de suite dit qu’il fallait que je me mette au niveau (rires). J’aime beaucoup le travail de Julien Delfaud, un des anciens assistants de Zdar, qui est très fort dans tout ce qui est pop et électro. J’ai eu la chance de l’assister à mes débuts. J’aime bien aussi Yan Memmi, qui lui est plutôt dans la variet. Mais quand il mixe sur des projets rap, ca tient la route. Il a ce coté « ancien » sans que ce soit péjoratif. J’aspire à acquérir cette expérience. Sinon Nk.F, pour moi, c’est le mixeur qui a eu le plus d’impact sur un artiste rap cette décennie, la plus grosse partie prenante, clairement. Impossible pour moi d’imaginer les morceaux de PNL mixés différemment alors que Kery ou Youssoupha auraient peut-être eu leur son sans moi, je ne sais pas. Si une partie des auditeurs s’intéresse aujourd’hui à la figure du mixeur, on le doit en grande partie à Nk.F. C’est presque le troisième membre du groupe le plus connu de France. Ils ont beaucoup mis son travail en avant et c’est positif. Le rôle du mixeur est encore sous estimé, voire négligé. Aux États-Unis, ils sont respectés depuis longtemps, ils ont même leur propre Grammy.
En France, on a l’impression que l’électro a toujours mieux sonné que le rap.
Sur ce que j’ai pu observer, la plupart des producteurs électro sont un peu plus techniques dans leur approche. Les artifices et les effets de leur musique exigent une connaissance théorique plus poussée. J’étais l’assistant de Zdar à mes débuts. C’est une légende absolue. Je me disais : « Je veux être Zdar ». C’est un véritable artiste avant d’être un ingé son. J’ai fait deux albums avec lui dont l’album de Tellier avec « La Ritournelle ». Il a mis quatre jours à mixer le titre. Je débutais à ce moment-là, je n’entendais rien alors que Tellier entendait tout : « Là t’a mis un peu plus de limiter j’ai l’impression ». Mais de quoi il parle ? Le mec venait avec sa bouteille de Jack car il était un peu angoissé. Il se mettait dans le canapé et il entendait tout. J’ai vu avec Zdar ce qu’était le mix « artistique » et le mix « commercial ». Il faisait des mixes vraiment barrés, il ne se posait aucune limite, et puis pour d’autres morceaux qui l’exigeaient, il faisait des mixes plus « académiques ». Il avait une prédilection pour le travail sur les basses. On avait bossé sur le premier Cut Copy aussi, un super projet. Sur cet album, il y avait des mixes plus adaptés au son club de l’époque et puis sur d’autres, il se laissait aller. Il créait des accidents, il faisait démarrer des trucs super forts pour surprendre l’auditeur, pour créer des émotions mais à l’époque, je n’avais pas la science pour comprendre tout ça.
« Un matin je me réveille, je vais sur Twitter et j’apprends la nouvelle. C’est un choc car il m’a beaucoup apporté et marqué. C’était assez dur car, même si je ne l’avais pas vu depuis longtemps, c’est un peu une partie de ma vie qui part aussi. Je me suis même remis en question, les choix que j’ai faits dans ma carrière, les directions que j’ai pu prendre. Je me suis demandé si je n’avais pas un peu trahi les enseignements qu’il m’avait fournis. Zdar, quoiqu’il arrive, il ne faisait jamais tout et n’importe quoi. Il a eu cette démarche de sélectionner ses projets, de toujours privilégier le relationnel . Une position qui peut lui permettre de pouvoir refuser Madonna par exemple. Beaucoup de remise en question donc, et beaucoup de regrets, mais il a laissé un bel héritage. Quand je vois ses anciens assistants aujourd’hui, quand je vois comment ils ont évolué, le bagage qu’il a laissé à tous les niveaux, le travail, les rapports humains, c’est beau. C’est un mec qui a beaucoup donné à beaucoup de gens. »
Est-ce que les rappeurs français s’intéressent réellement au mix ? Vous arrivez à communiquer là-dessus ?
La plupart fonctionnent au ressenti. Ils vont te dire : « Plus comme ci ou comme ça ». Un mec comme Kery, par exemple, même s’il n’a pas le vocabulaire technique, il peut te dire ce qu’il veut. J’appelle ça de la pertinence. « La voix est trop agressive », ce genre de choses. D’autres sont plus vagues et c’est difficile de communiquer précisement sur leur attentes. J’ai un avis plutôt tranché là-dessus : je pense que si tu en fais ton métier, tu dois t’y intéresser un minimum. Avoir des notions pour simplement pouvoir communiquer tes envies. Après aujourd’hui, il y a plein d’artistes qui n’ont pas le temps de venir au mix, ils m’envoient les sessions, j’envoie les mixes, on se parle par mail ou par texto. Nekfeu, je ne l’ai jamais vu de ma vie par exemple, alors que j’ai mixé 6 ou 7 sons pour lui. S’il me croisait dehors, il ne me reconnaîtrait pas. Ils sont souvent en tournée ou ailleurs. Je ne pense pas que ce soit dans la culture des nouvelles générations de rester au studio pour le mix. C’est plutôt un truc d’anciens. Youss’, par exemple, il va passer à la fin, mais ils ont tous des vies chargées, c’est compliqué. Ce sont des businessmen aujourd’hui, c’est une évolution du métier à prendre en compte. C’est tant mieux pour eux au fond !
Est-ce qu’il reste des rappeurs français que tu aimerais mixer ?
J’aurais bien aimé mixer plus de titres pour Vald. J’ai mixé sur Agartha (2017), « Acacia » et « Ma meilleure amie ». J’aime bien sa voix, elle est simple à mixer et accroche bien les effets. Il transperce l’instru, un peu à la façon des cainris. En France, les rappeurs ne projettent pas leur voix de la même façon qu’aux US. Les américains ont une science des voix, inconsciemment je pense, qui s’est propagée à travers le temps. Un truc plus nasillard comme chez Kanye ou Drake, voire même plus prononcé chez Pusha T qui fait que la voix se place directement au dessus de l’instru. J’avais mixé le morceau de Lacrim et de French Montana par exemple. La voix cainri, c’est vraiment quelque chose. Tu compresses un peu, quelques réglages basiques et c’est parti. C’est l’Amérique! Maintenant, avec le mumble rap, ils ont tendance à se rapprocher de nous (rires).
Tu as cette capacité à te projeter sur des styles de rap très différents.
C’est une fierté de faire des styles différents. J’ai eu la chance de mixer pour la plupart des artistes que j’écoutais quand j’étais jeune, à une époque où je n’imaginais même pas que j’allais bosser dans la musique. J’ai pu mixer NTM sur leur feat avec Fianso (« Sur Le Drapeau »), IAM sur le projet des Sages Po’ (« 16 traits, 16 lignes »), j’ai mixé sur le dernier album de Solaar, j’ai fait Kery, Rohff, Diam’s, Lino, Booba sur des feats. Il me manque Oxmo, un ou deux comme ça. Booba en solo, ça resterait quelque chose à faire, un peu comme finir le jeu!
La crise du disque a calmé pas mal d’acteurs à l’époque.
Est-ce que tu essaies de varier ton approche à chaque projet pour ne pas tourner en rond, t’imposer de nouveaux défis ?
Il faut régulièrement se faire des mises à jour, on va dire tous les 3 à 6 mois. J’essaie de trouver d’autres façons de faire ce que je fais habituellement, utiliser un autre type d’EQ (égaliseur), aller chercher sur d’autres fréquences pour me renouveler un peu. Parfois, je ne trouve rien de neuf et je reste sur le même mode mais je cherche régulièrement. Nouveaux plug-ins, nouvelles reverb, je reste ouvert. Ce n’est pas forcement lié au projet, c’est plutôt une réflexion personnelle.
Il y a un tabou du coté des producteurs de rap français, c’est la relation rap-variété. Quel est ton rapport avec les artistes plus éloignés du rap ?
Je serais malheureux si je faisais toujours les mêmes artistes. Mixer de la variet, c’est différent mais ça change pas tant que ça dans la philosophie de taff. Retrouver le bon équilibre, le bon ressenti par rapport au genre. J’écoute pas mal de choses, même les albums qui font vomir les gens (rires). Il y a toujours cet espèce de tabou mais maintenant ça commence à s’ouvrir. Junior (Alaprod) a taffé avec Pokora dernièrement par exemple (sur l’album Pyramide). Aux USA, ça fait longtemps qu’ils s’en foutent. Après il y a une réalité : ce qui vend, c’est la musique urbaine. La variet regarde de plus en plus vers l’urbain en se demandant ce qu’ils peuvent prendre pour récupérer un peu de ce succès. Les producteurs, les ingés son…
Est-ce le même plaisir de mixer de la production synthétique, majoritaire dans le rap mainstream actuel, plutôt que de la production organique, du sample ?
Encore une fois, tu peux avoir des prods totalement synthés avec du grain et de la chaleur, et des prods soi-disant organiques qui peuvent être minables. Mais en général, le coté organique, voire analogique, ça ramène un truc que tu peux difficilement retrouver avec le digital. Je me rappelle, à l’époque de Corleone de Lacrim, il y un gars, Aurélien Mazin, qui bossait avec Kore. A l’époque, il jouait les basses de certains titres avec un vrai moog, et je peux te dire que quand t’as passé 3-4 ans à mixer des pseudos 808 qui sortent de je ne sais où, tu sens clairement la différence. Je pouvais ressentir la basse du moog dans tout mon corps…ça c’est réel. A l’époque, Masta utilisait un SE-1 (synthé) sur ses basses, c’était fabuleux, notamment sur le morceau « Meilleurs Vœux ». Quand la basse rentre là, pfff, c’est incroyable. Ils n’utilisent plus vraiment l’analogique aujourd’hui. La logique est d’aller toujours plus vite. Il n’y a plus le temps de brancher ton moog, c’est moins rapide et pratique que tout faire dans son ordinateur. Si tu te trompes en analogique, il faut tout refaire. On cherche toujours à gagner plus de temps.
Encore une différence de philosophie avec les grands producteurs américains attachés à une certaine culture du temps et de l’organique…
La différence de potentiel entre la France et les États-Unis, pour celui qui fait le même travail, le même investissement, la même qualité, c’est qu’ici tu vas vendre au max un million d’albums. Très souvent, tu peux espérer 100 ou 150K. Là-bas, tu multiplies par 10 ou par 20. Structurellement, ils sont six fois plus que nous, leur marché est donc plus vaste. Ça ne génère pas les mêmes revenus donc les investissements ne peuvent pas être les mêmes non plus. J’ai lu que sur un album de Rihanna, la maison de disque avait booké plusieurs studios dans le pays pour réunir les meilleurs beatmakers, songwriters, top liners. Ça coute un fric fou, mais en quelques jours, t’as une cinquantaine de titres incroyables potentiellement exploitables. Ils savent qu’ils vont se rembourser dès la première semaine de vente. En France, la crise du disque avait refroidi pas mal de labels. Le streaming a clairement relancé la machine. Les maisons de disques sont moins frileuses et se remettent à signer des artistes. On retrouve une certaine effervescence dans le rap français, ce qui est bon pour tout le monde!
Merci à Fred pour son accueil et sa patience.
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