BACKPACKERZ: Est-ce que tu peux nous raconter tes débuts, ton parcours?
Félicity Ben Rejeb Price: J’ai commencé avec le stylisme. J’ai fait une école de mode et de couture: la Chambre Syndicale. En général, les gens font de la couture et après font les Beaux-Arts. Ce n’est pas que je n’en avais pas besoin mais c’était tellement déjà les Beaux-Arts à la maison que j’ai préféré arrêter l’école et me lancer tout de suite dans le monde du travail à mes 17 ans. J’ai depuis l’enfance baignée dans l’art grâce à ma mère qui est elle-même artiste. Elle nous a toujours encouragés à nous exprimer à travers nos passions, ce qui m’a donné envie de me diriger vers un métier dans ce domaine sans me limiter à ce qu’on me disait de faire.
Donc c’est là que t’es tournée vers la photo puis la vidéo?
J’ai dû faire une trentaine de jobs différents, vraiment de tout. Ça a commencé avec la décoration d’intérieur, attachée de presse, set design, stylisme, directrice de casting, les suggestions diverses que je pouvais faire sur les sets quand j’ai commencé à travailler sur des shootings. Ce n’est que quelques années plus tard que j’ai réussi à mettre un nom sur ce que je faisais à savoir “directrice artistique” et au final c’est devenu mon métier. Comme en photo mon travail a commencé à être reconnu dans le milieu, on m’a demandé de faire la direction artistique sur des clips et je me suis rendu compte en faisant le mood board (planche de tendances) que j’étais en train de réaliser un synopsis et donc que finalement la réal’, c’était de la direction artistique un peu plus poussée. J’avais déjà écrit le synopsis/mood board de « Django » pour Dadju quelques mois auparavant suite à ses recommandations et intentions, et j’ai donc proposé à Dadju de finalement le réaliser moi même. Il a accepté, il m’a fait confiance et m’a donc donné l’opportunité de réaliser mon premier clip. Par la suite j’ai pu collaboré avec d’autres artistes tel que Maitre Gims, Koba La D, Soolking, Zion y Lennox, ou encore Marwa Loud et c’est finalement devenu depuis moins d’un an mon métier. Ce fut assez rapide mais en même temps cela avait du sens dans la séquence: j’ai été directrice de casting, j’ai fait du stylisme, de la D.A et ainsi de suite… La réalisation réunit tous les corps de métiers que j’ai pu moi même expérimenter.
Tu disais que ta mère est artiste?
Oui, elle est peintre et elle crée des accessoires de mode. On confectionnait nous-même les vêtements de nos poupées, elle nous laissait peindre sur les murs aussi! Elle nous a donné cette liberté ce qui fait qu’aujourd’hui je laisse libre court à ma créativité sans limites. Ça se ressent au travail, on me demande souvent comment j’ai pu pensé à telle ou telle mise en scène insolite… J’imagine que ça vient de là.
On a l’impression que tu t’ennuies vite et que tu évolues constamment pour ne pas stagner…
C’est vrai que je me lasse assez vite, mais ce qui est intéressant c’est que d’un artiste à l’autre, les univers sont totalement différents. De plus, les clips sont comme des mini-films, on ne passe pas trop de temps dessus et on n’a donc pas le temps de s’ennuyer.
Du coup, est-ce que ça t’embête d’avoir à travailler plusieurs fois avec un même artiste?
Chaque son est différent. Par exemple, pour Dadju, j’ai réalisé “Lionne” et “Django” et les deux clips n’ont rien à voir. L’industrie aujourd’hui nous oblige aussi à innover sans cesse car les gens se lassent très rapidement, c’est donc un véritable défi. Travailler plusieurs fois avec le même artiste est intéressant car des automatismes s’instaurent et tout devient très fluide, une confiance se crée et au fur et à mesure on peut se permettre de prendre de plus en plus de risques artistiquement parlant.
Au sujet de la photographie, quel est ton parcours?
J’ai travaillé avec plusieurs photographes en tant que directrice artistique. Je n’ai pas tout de suite fait de la photo à proprement parlé, mais aujourd’hui j’en fais car il arrive que les gens n’aient pas la même vision des choses que toi. En photo j’ai travaillé avec Dj Snake, Disiz La Peste, Dadju, Nekfeu, Booba… Dernièrement entre deux clips j’ai pu shooté quelques pochettes d’albums tels que Kobo ou Hache P.
Parle-nous de ta direction artistique et du stylisme dont tu étais en charge autour de l’album Cyborg de Nekfeu…
La complexité de ce shooting était la volonté qu’il avait de ne pas montrer son visage. Il fallait donc trouver une manière subtile et artistique pour trouver ce juste milieu. On a tenté de mixer ce qu’on avait fait en photo avec les propositions du graphiste, qui a finalement ajouté le fameux collage qui a fait l’unanimité. J’avais fait un mood board tourné autour du cyborg donc un truc assez futuriste. Notamment une photo qu’on a shooté à la lumière UV dans un bain argenté semblable à du mercure… Il n’y a d’ailleurs aucune post prod, j’essaie toujours d’avoir le moins de retouches possible.
Le fait d’être une femme dans un milieu réputé plutôt masculin t’a-t-il déjà posé problème?
Ça m’est déjà arrivé oui. Mais j’ai toujours eu beaucoup d’amis garçons donc je sais comment me comporter avec eux et en général on s’entend assez bien. Il arrive que certains aient des préjugés en me voyant: je suis une fille, je fais jeune, je suis coquette, donc la première remarque qu’ils se font, c’est de se demander si j’ai vraiment les épaules pour le job. À la rigueur je préfère qu’ils se fassent ce genre de réflexion et avoir une bonne surprise plutôt que l’inverse. Aujourd’hui, je pense avoir acquis une certaine crédibilité et je suis moins dans ce genre de rapport.
Quelles sont tes sources d’inspirations?
J’ai toujours aimé le travail de David LaChapelle. Il a vraiment son univers et quand on regarde ses œuvres on se dit qu’il a un peu reconstitué une sorte de Disney sous LSD pour adultes. Il fait rêver, il est en dehors de toute réalité, il a créé un monde un peu fou, son monde. Pour ma part je trouve qu’il est important d’aller chercher l’inspiration à la source et non pas dans des choses qui ont déjà étés faites. S’imprégner des instants simples de la vie, du quotidien et de ceux qui nous entourent. Visuellement, Pinterest et Instagram restent ma caverne d’Ali Baba. J’aime aussi beaucoup voyager pour puiser ailleurs.
Tu parlais de David LaChapelle et de son univers facilement identifiable. Aimerais-tu arriver aussi à ce qu’on identifie ton travail grâce à ta singularité?
Sans que ça soit si évident, mais il arrive que des gens reconnaissent aujourd’hui mon travail sans savoir que c’est moi. J’aime beaucoup utiliser des lumières colorées et j’imagine d’autres détails qui reviennent et qui sont identifiables. On ressent le côté excentrique anglais j’imagine (rires). J’accorde une grande importance à l’esthétisme de l’image et j’aime qu’elles aient du sens, même si c’est joli il faut que le tout raconte une histoire pour ne pas juste être contemplatif. Amener cette différence via cet aspect cinématographique quand les artistes se prêtent au jeu. Je me souviens des clips de Michael Jackson qui étaient aussi mythiques que ses titres et qui a lancé cette mode de clip/film, ça reste évidemment la meilleure des références.
On a beaucoup parlé du budget de dernier clip de PNL et d’une manière générale c’est un sujet redondant dans le rap. A-t-on aujourd’hui besoin d’un budget important pour faire un bon clip de rap?
Ce n’est pas que dans le rap… En général, si on veut quelque chose de qualitatif, ça aura toujours un coût, il faut en avoir conscience. Aujourd’hui plus que jamais l’image est très importante. On est dans une époque où tout va très vite. Les gens se lassent en un rien de temps donc il faut trouver la bonne idée, le bon concept, en mettre plein la vue.
Est-ce qu’on n’est pas en train de voir deux univers s’opposer, à savoir d’un côté les artistes signés en maison de disque avec un budget important et de l’autre les artistes indépendants avec des budgets plus sommaires et donc des clips moins élaborés?
Effectivement, les artistes ont de plus en plus la volonté d’avoir des clips élaborés, mais je pense qu’aujourd’hui le matériel et tout ce qui s’en suit est plus accessible qu’à l’époque. On ne tourne plus à la pellicule, on peut clipper avec son iPhone. Après tout dépend de ce qu’on veut comme résultat.
Avec quel type de matériel travailles-tu?
J’ai une préférence pour l’ALEXA mini qui est très bien en basse lumière, je tourne souvent des plans de nuit.
Donc tu n’as jamais tourné avec un 5D?
Si, une fois, un clip avec des motos en roue arrière sur l’avenue Montaigne. C’était un peu casse cou mais marrant. J’aime tout ce qui est insolite.
Serais-tu intéressée de sortir du rap et d’aller bosser pour un artiste pop ou de variété par exemple?
J’ai travaillé dernièrement avec Tara McDonald et justement, je suis en train de travailler pour une artiste pop, c’est intéressant de changer d’univers. Je ne me limite pas, je m’adapte à chacun de mes projets.
Dans le rap, y-a-t’il des artistes avec qui tu souhaiterais travailler?
Je ne pense pas être là seule, mais PNL j’aimerais bien, car ils osent et sont sans limites, visuellement ils n’hésitent pas à casser les codes. En réalisation Booba également, j’aimerais beaucoup, justement parce qu’il a toujours eu cette image un peu controversée vis à vis des femmes là où moi justement j’aime mettre les femmes en avant donc ça serait un vrai défi. Lui proposer quelque chose de totalement différent, je pense que ça serait super intéressant et j’apprécie particulièrement son côté bling-bling.
Tu as pas mal travaillé également pour des pubs. Qu’est-ce qui t’a amené à réaliser pour eux? Est-ce l’aspect rémunérateur qui revient pas mal dans ce milieu ou pour les projets artistiques?
Effectivement il y a plus de budget que pour des clips, donc plus de possibilités. À l’époque je faisais des photos pour quelques marques: Adidas, Converse, Uber, etc. Ce fut pour moi mes premiers pas dans la pub. Et c’est à ce moment là que les vidéos capsules sur Instagram ont explosé. On m’a alors proposé de réaliser également des vidéos.
Comment expliques-tu la fascination que la pub semble avoir aujourd’hui pour le milieu rap ? Ou est-ce l’inverse peut-être?
Je pense que c’est un peu des deux. Le rap est la musique la plus écoutée actuellement et ça a donc un impact dans la manière dont les marques appréhendent cette musique et le milieu urbain. De plus en plus d’icônes arrivent à allier chic et street et ont permis de faire pencher la balance. A$AP Rocky égérie de Dior ou encore Virgil Abloh à la tête de Louis Vuitton donnent évidemment une certaine crédibilité qui fait qu’aujourd’hui l’urbain est tout simplement incontournable dans tous les domaines qui entourent le divertissement.
Et à l’inverse, on a l’impression que de plus en plus de rappeurs sont fascinés par les marques de mode…
Diddy reste l’un des premiers et depuis toujours, à la pointe de la mode et du bling bling. Par la suite Instagram et les réseaux sociaux ont beaucoup joué, là où on est obligé d’afficher quelque chose d’ostentatoire, de se faire voir, faire rêver. Les marques restent la meilleure manière d’impressionner.
Est-ce qu’il y a des artistes qui sortent du lot et qui devant l’écran se révèlent totalement?
C’est toujours assez surprenant de voir la différence entre le moment où l’on peut les voir dans un contexte classique et au moment où la caméra tourne et qu’ils se mettent dans la peau de « l’artiste ». Ils ont tous leur manière à eux de briller devant l’objectif.
A l’inverse, est-ce que tu as bossé avec des artistes difficiles à encadrer?
Vous voulez dire en retard? (rire).
Parlons d’un de tes clips, « Lionne » dans lequel tu sembles rendre un bel hommage aux femmes…
Pour « Lionne », Dadju avait déjà une idée de ce qu’il voulait, il m’a écrit ce qu’il avait en tête, mentionnant sa volonté que sa mère soit dans le clip et de représenter toutes les femmes en les mettant en avant poétiquement. J’ai été ravie qu’il m’ait proposée de le réaliser et j’ai trouvé sa démarche noble de valoriser la femme à une époque où le rap fait plus souvent l’inverse. « Lionne » est une très belle chanson et les paroles sont touchantes et en tant que femme ça me parle. Il était important de choisir des figurantes qui ne sont pas forcément dans les critères de mode d’aujourd’hui, de tout âge, de tout types. Que toutes, puissent s’identifier en regardant la vidéo. Les sublimer et illustrer les paroles subtilement. C’est une ode à toutes les femmes et j’ai été très touchée par les retours que j’ai pu avoir de celles et ceux qui ont été sensibles au message qu’on a voulu faire passer.
Tu pourrais réaliser un clip où l’image de la femme est dégradée comme on peut souvent le voir dans les clips de rap?
Honnêtement non. Par exemple pour le clip « Chambre 122 » de Koba LaD, ils voulaient des filles. J’ai tenu à ce qu’elles soient sublimées telles des sirènes et sans vulgarité. De manière à toujours apporter une certaine poésie. Mais je ne suis pas du tout dans ce cliché de potiches « femmes objets », loin de là. D’ailleurs dans mon dernier clip pour Soolking, j’ai proposé de mettre des filles autour de la table avec lui et il a d’abord refusé, pensant que ça serait justement des femmes objets. Puis je lui ai expliqué qu’au contraire elles allaient être à table avec eux en tant que gangsters et là du coup il a validé. Je pense que les artistes commencent à se rendre compte que la « femme objet » c’est devenu ringard et de plus en plus de femme écoutent du rap.
Lors d’une précédente interview avec Sam’s, ce dernier nous déclarait qu’en réalité il était dans son travail entouré de femmes et que ça se passait très bien et que selon lui il n’y avait pas de misogynie dans le rap…
Sans faire de généralité je pense clairement qu’il y en a. Mais par expérience, certains rappeurs qui ne flattent pas les femmes dans leur textes ne sont pas forcément misogynes en réalité, il faut dissocier l’artiste de l’humain.
Dans le clip « Chambre 122 », la technique de tournage semble compliquée. Tu peux nous en parler?
Il nous a fallu être très astucieux et minutieux, sans compter qu’installer de la lumière au-dessus de l’eau est un exercice très risqué. Nous avons eu six heures d’installation pour seulement une heure et demi de tournage! C’est une piscine dans un studio et nous avions une tringle avec tout le décor qui était suspendu au fil de pêche que nous avons descendu au ras de l’eau pour faire un trompe-l’œil. C’était très particulier car tout objet posé dans l’eau flotte, un plongeur était là pour tout lester. Koba lui est en fait sur un matelas gonflable cordé au sol et pour le mettre dans l’eau on a dû le porter pour ne pas qu’il se mouille. La scène était pour le coup assez improbable!
Entretien préparé et réalisé avec l’aide d’Alix Belabbaci. Merci à Félicity pour son temps et cet échange.
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