Entre rap et mandarin, Sheng impose son univers
D’abord révélée sur Instagram grâce à ses freestyles, Sheng s’est imposée avec une écriture subtile et percutante. Entre français et mandarin, elle façonne une musique intime, où la mélancolie côtoie l’énergie du rap. Rencontre avec une artiste qui a décidé de tout donner.
Tu as commencé la musique en postant des freestyles sur Instagram. À quel moment as-tu compris que c’était ce que tu voulais faire de ta vie ?
Je pense que je m’en suis rendu compte assez vite. Dès que j’ai commencé à faire des freestyles, j’ai ressenti une vraie satisfaction à créer de cette manière. J’aimais travailler les textes, mais aussi les toplines, c’est-à-dire les mélodies. Et petit à petit, je me suis aussi attaché à l’importance de la composition. Très rapidement, je me suis dit : « OK, j’adore ça et j’ai envie que ça prenne une place énorme dans ma vie.«
Par contre, la vraie décision, celle de me dire que j’allais tout donner sans me laisser freiner par les conventions sociales ou la peur de l’instabilité financière, je pense que je l’ai prise il y a deux ou trois ans. C’est aussi à ce moment-là que j’en ai parlé à mes parents, ce qui a concrétisé encore plus la chose. Et là, ça fait deux mois que j’ai arrêté mes études, donc j’ai franchi un nouveau cap. Désormais, je me consacre à 100 % à la musique.
Tu as arrêté tes études par choix ou parce que ton cursus était terminé ?
En fait, c’était la fin de mes études, mais elles me prédestinaient normalement à autre chose. J’étais en relations internationales, et généralement, après, on enchaîne avec des stages ou un autre master pour approfondir le domaine. Mais moi, j’ai décidé d’arrêter là. J’ai obtenu mon diplôme, mais je n’ai pas suivi la continuité logique de ce cursus.
Comment es-tu arrivé vers le rap et vers le style musical qui te définit aujourd’hui ?
Quand j’avais 18 ans, la musique n’avait pas une grande place dans ma vie. Chez moi, on n’en écoutait pas vraiment. J’ai fait du piano pendant dix ans, mais quand je suis entrée au conservatoire, ça m’a complètement dégoûté.
Au moment de rentrer à la fac, j’ai rencontré des potes qui écoutaient énormément de musique, et c’est là que j’ai eu un vrai coup de foudre. J’ai commencé à écouter du rap et ça m’a tout de suite parlé. Aujourd’hui, j’écoute de plus en plus d’autres styles, et ça se ressent aussi dans mon album. Mais je trouve que dans le rap, il y a un travail d’écriture qui me parle plus que dans la pop, par exemple.
En plus, le rap intègre plein d’influences différentes. J’aime cette générosité, et puis, c’est aussi la musique de ma génération. C’est ce qu’on écoute entre ami·es, ce qui nous rassemble. Naturellement, j’ai été attirée par ça.
Tu écris en français et en mandarin. Comment s’est fait ce choix ?
Ce n’était pas un vrai choix, ça s’est fait hyper naturellement. Le mandarin est une de mes langues maternelles, donc quand j’ai commencé à écrire, il y avait des moments où j’avais envie d’en mettre. Je trouvais que ça sonnait bien et c’était aussi un moyen de partager avec ma famille en Chine. Parfois, je leur envoyais mes maquettes, mais ils ne comprenaient pas, et je trouvais ça dommage. Alors, j’ai commencé à intégrer du mandarin dans mes morceaux.
Tu dis que ta musique a évolué, notamment sur ton projet. Est-ce qu’il y a eu des artistes qui t’ont influencée à différents moments ?
Oui, bien sûr. Je pense qu’il y a des artistes qui m’ont marqué à différentes périodes.
Au tout début, j’ai été fascinée par la plume de Népal. Il faisait partie de la 75e Session, et je trouvais son écriture super directe et intelligente, sans être trop compliquée juste pour l’être. J’aimais aussi beaucoup la mélancolie et la résilience qui se dégageaient de ses textes.
Ensuite, il y a eu Laylow avec Trinity, qui est sorti en plein confinement. C’est un des rares albums que j’ai réussi à écouter de A à Z sans décrocher. Ce projet était hyper novateur, tant visuellement que musicalement, et ça m’a vraiment marquée.
Plus récemment, j’ai découvert Zinée, qui a une vraie identité musicale. J’ai tendance à être attirée par des artistes avec une certaine mélancolie dans leurs textes. C’est un sujet universel, mais difficile à traiter de manière originale. Des artistes comme Laylow et Zinée y arrivent très bien, et c’est quelque chose qui me parle beaucoup.
On ressent vraiment ces influences dans tes textes. Justement, tu as une écriture très subtile mais percutante. Comment travailles-tu ton écriture aujourd’hui ?
Avant, je mettais tout à l’écrit, puis je voulais que ça rentre dans la prod. Mais ça a eu des effets négatifs, notamment sur mon premier EP. J’aimais beaucoup ce projet, mais il avait les qualités et les défauts d’un premier essai : je voulais trop en faire. Je mettais des rimes partout, des allitérations, et au final, ça devenait indigeste. On n’intégrait plus vraiment les informations.
Petit à petit, j’ai pris conscience qu’il fallait que je simplifie mon écriture. En écoutant Népal, par exemple, je me suis rendu compte que la force de certains morceaux venait de leur simplicité.
Un autre déclic a été les concerts. En faisant mes premiers concerts, je me suis rendu compte que mes sons n’étaient pas dansants. Ça m’a frustrée, parce que j’avais envie que les gens puissent aussi bouger sur ma musique. Je voulais toujours parler de sujets profonds, mais d’une manière plus rythmée, plus accessible, un peu comme Stromae l’a fait avec « Alors on danse ». C’est un morceau triste, mais qui fait danser le monde entier. J’ai envie de transmettre cette même énergie, de réussir à équilibrer la profondeur des textes avec des prods entraînantes.
Comment s’est passé le travail avec les beatmakers pour ce projet-là ?
Ce qui est cool sur ce projet, c’est que j’ai commencé à avoir une « garde rapprochée » entre guillemets. Je me suis vraiment trouvée artistiquement et humainement avec certaines personnes, et j’ai la chance d’être hyper bien entourée. Déjà, je pense que je ne peux pas faire de musique avec des beatmakers avec qui je ne ressens pas une connexion humaine. Dans mes textes, je me rends quand même très vulnérable. Je ne me vois pas dire des choses très personnelles dans un micro à côté de quelqu’un avec qui je ne match pas émotionnellement.
Là, avec ces personnes, il y a une connexion artistique : ils commencent à bien connaître mon univers et les types de prods que j’aime. Et en même temps, je peux être vulnérable devant eux. Même si mes textes ne leur sont pas directement adressés, ils sont là, présents, et je sais que je peux me livrer. Parfois, en studio, on parle aussi de choses assez lourdes. Donc ouais, il y a vraiment un équilibre entre connexion émotionnelle et connexion artistique, et c’est ce qui rend ce projet si spécial.
Est-ce que ce contexte-là t’a aussi poussée à produire un projet plus personnel que ce qu’on avait l’habitude d’entendre chez toi ?
Ouais, totalement. Je pense que j’étais de plus en plus à l’aise et que j’assumais davantage. Avant, je me cachais peut-être plus derrière un personnage, ce qui est aussi une manière de se protéger, et c’est ok, ça fait partie de l’évolution. Mais à un moment donné, j’ai passé une année compliquée, et j’ai ressenti le besoin de vider mon sac. Surtout, j’avais un cadre qui me permettait de le faire : un environnement où j’étais en confiance avec moi-même et avec les personnes qui m’entouraient. Ce projet, c’est limite un journal intime. Je me suis autorisée à parler de manière plus crue et directe.
Parlons de l’aspect visuel du projet. Sur la cover, tu es avec une tronçonneuse. Pourquoi ce choix ?
En écoutant le projet, je me suis dit très rapidement qu’on avait réussi à trouver un équilibre. Au début, je ne voulais pas forcément parler autant d’amour, mais ça occupe une place importante dans la vie. Et dans mes sons, j’ai aimé ce mélange : ça parle de love, mais de manière un peu vénère.
J’ai voulu retranscrire ça sur la cover. Visuellement, je voulais garder l’esthétique girly qu’on avait sur « Dis-moi pourquoi« , mais je voulais aussi casser cette image avec un élément plus fort. Dès le début des moodboards, j’ai dit : « Je veux une arme ». Là, tout le monde m’a regardée en mode « Euh… quoi ? » [rires].
C’était important pour moi que la cover reflète l’album. Ce projet parle aussi de blessures, il y a une certaine colère dedans. Et puis, quand t’es une femme, on ne t’encourage pas forcément à revendiquer une certaine puissance. J’avais envie de dire : « Je parle d’amour, mais j’ai aussi envie de tout casser parfois ».
Et justement, le visuel global du projet est ultra cohérent. Comment travailles-tu sur cet aspect, notamment pour les clips ?
J’ai la chance d’être bien entourée. Je travaille beaucoup avec des réalisateurs de la boîte Les Sauces, notamment Paul Maillot et Antoine Person, qui ont fait « Kit Kat », « Dis-moi pourquoi »… J’aime énormément échanger avec eux. À chaque fois, je prends le temps d’écrire un document expliquant le sens de chaque morceau pour qu’ils comprennent bien l’intention. Ensuite, eux apportent leur touche. Et au-delà d’eux, il y a aussi les make-up artistes, les stylistes… Je commence à bosser avec les mêmes personnes, donc on se comprend de mieux en mieux.
Tu disais que, lors de tes premiers lives, le public ne dansait pas. Est-ce que ce rapport au live s’est amélioré ?
Oui, de fou ! Avant, je détestais les concerts, je traînais les pieds avant de monter sur scène. Je suis très anxieuse, et sur scène, tu es hyper vulnérable. Je ne savais pas quoi faire de mon corps, je n’étais pas à l’aise. Mais je me suis dit : « Tu peux apprendre à aimer ça, il faut juste que tu prennes confiance ».
J’ai fait le tremplin Buzz Booster, et là, j’ai eu accès à du coaching scénique. Ça change tout ! J’ai été coachée par Léa, qui m’a vraiment secouée dans le bon sens du terme. Et puis, défendre des sons plus dansants, des morceaux dans lesquels je me reconnais, ça aide. Le public donne énormément d’énergie, et ça me motive. Aujourd’hui, mon rapport à la scène est radicalement différent.
Dernière question : si tu devais envoyer un message à la personne que tu étais quand tu postais tes premiers freestyles sur Instagram, que lui dirais-tu ?
Oh, trop belle question ! Je lui dirais d’être fière, de prendre le temps de l’être. Et je lui ferais un gros câlin en mode : « Tu gères, belle gosse ! ».
Merci à Sheng pour ses réponses et sa bonne humeur ! Merci à Mathyda pour l’organisation de cette interview. Enfin, nous remercions chaleureusement La Place pour l’accueil de cette interview.