Jason Powers (son nom au civil) grandit dans une ville de Detroit alors en plein déclin, élevé depuis l’âge de deux ans par sa seule mère, son père ayant abandonné le foyer familial. Les populations les plus précaires mènent une vie difficile au milieu des friches industrielles de Motor City. Dès son plus jeune âge, le jeune Jason est plongé dans l’univers du hip hop. A sept ans, il dévient le premier fan de son cousin, rappeur en devenir, et étudie minutieusement sa collection d’albums. Il en profite pour écrire, déjà, ses premières rimes. Le début d’une histoire d’amour.
En grandissant, Jason Powers se prend au jeu du battle rap pendant ses années lycée et commence à exceller dans l’art de l’ego trip. Il n’est ainsi pas rare que des attroupements se forment dans la cafétéria de l’école pour venir voir le futur Elzhi affronter un autre rappeur. Plus il grandit, plus il en a la certitude: le rap sera sa voie. Après avoir obtenu son diplôme, il commence à fréquenter un lieu qui deviendra mythique pour la scène rap de Detroit : le Hip Hop Shop.
Jason Powers adopte alors Elzhi comme nom de scène. Il se rend régulièrement au Hip Hop Shop, magasin de vêtements ouvert en 1993 par Maurice Malone, accueillant alors régulièrement des open mic orchestrés par Proof (futur membre du groupe D12). Mais dans les années 90, tous les jeunes rappeurs rêvent de New York, la ville qui ne dort jamais, où les connexions se font en un claquement de doigt.
A une époque où Internet n’est pas encore démocratisé, les rappeurs en devenir avaient bien compris l’importance des open mic pour se faire connaître dans la ville et ainsi rêver par la suite de séduire le pays entier. Tous les MCs émergents de Detroit se croisent alors au Hip Hop Shop, et c’est là-bas qu’Elzhi fera la connaissance de Royce Da 5’9, Phat Kat ou encore T3, Baatin et bien sûr J Dilla avant qu’ils ne forment Slum Village. Toutes ces fréquentations permettent au rappeur d’affûter sa plume et tisser des liens qui lanceront sa carrière.
En 1997, le Hip Hop Shop ferme définitivement ses portes et Elzhi fonde le groupe Breakfast Club aux côtés de Dwele, 87, Big Tone et Lacks. Le morceau « Friday Night » lui permettra d’enregistrer son premier couplet. Mais le groupe ne rencontrera pas un franc succès puisqu’ils ne réussiront à vendre qu’une vingtaine de cassettes de leur EP… Une aventure mort-née.
Mais Elzhi ne désespère pas. Déterminé à mettre son nom sur toutes les lèvres de Detroit, il commence à travailler sur un premier EP en solo produit par DJ House Shoes, pionner de la scène hip hop locale. Mais alors qu’il est en plein travail sur son projet, Elzhi doit faire face au décès de sa mère. Celle qui l’a élevé et qui l’a toujours soutenu demeurera une figure récurrente de ses morceaux tout au long de sa carrière. Cet événement l’affectera jusque dans sa façon d’écrire qui deviendra alors beaucoup plus introspective et sentimentale. Il n’hésitera pas à s’ouvrir au public sur ses problèmes personnels, comme par exemple sur le morceau « Scattered Pictures » où il évoque les problèmes familiaux qui ont jalonné son enfance.
« My life begun it, skip to chapter two
And see a picture of my father running
My 2nd birthday; he never bothered coming »
L’EP Out Of Focus sort finalement en 1998 et sera lui aussi vendu en petit nombre. Mais il tombera entre les mains d’un fan de Chicago qui partagera le projet sur Internet, lui valant un certain succès qui permettra au projet d’être réédité dix ans plus tard.
Le tournant de la carrière d’Elzhi se produit en 2001. J Dilla est alors le producteur vers qui tout le monde se tourne, l’ovni qui commence à révolutionner le beatmaking. Pour son premier album solo, Jay Dee est décidé à représenter Detroit. Du titre, Welcome 2 Detroit, jusqu’aux invités, tout est fait pour mettre en avant la scène de Motor City encore méconnue du grand public. Elzhi est de la partie, invité sur le morceau « Come & Get It » qui lui offrira un rayonnement à l’international. Elzhi et Dilla entretiennent alors une réelle amitié qui dépasse la musique. Très touché par la mort du producteur en 2006, Elzhi lui dédiera le titre « February » sur son album Lead Poison en 2016.
Mais les histoires d’Elzhi et Jay Dee sont aussi intimement liées par leur implication dans le groupe Slum Village. Dilla voulant se concentrer sur sa carrière solo, Elzhi apparaît donc aux côtés de Baatin et T3 sur l’intégralité de l’album Trinity en 2002. Une belle manière de passer le flambeau au talent émergeant de Detroit. Il intègre définitivement le groupe et sera présent sur les trois albums suivants du groupe: Detroit Deli (2004), Slum Village (2005) puis Villa Manifesto (2010) avant de quitter le groupe en mauvais termes et ainsi se consacrer entièrement à une carrière solo.
Après plusieurs mixtapes, dont Witness My Growth, qui rassemble des morceaux (inédits pour certains) enregistrés entre 1997 et 2004, Elzhi sort son premier album solo The Preface en 2008. Un véritable condensé de son univers: un rap technique, de l’ego trip et des morceaux plus émouvants. L’album est exclusivement centré sur la ville de Detroit au micro comme à la production. On y retrouve des pointures telles que Royce Da 5’9, Phat Kat, Black Milk, Danny Brown ou encore Guilty Simpson. Ce premier album sonne comme un Welcome 2 Detroit 2.0. Une façon pour Elzhi de clamer haut et fort que les rappeurs du Midwest n’ont plus besoin de New York pour exister, près de 10 ans après en avoir rêvé.
Mais New York restant la Mecque du hip hop, Elzhi ne peut cacher qu’une grande part de ses influences viennent des rues sombres de la Big Apple. D’après une idée de DJ House Shoes, Elzhi décide de réinterpréter le premier album de Nas, Illmatic, en faisant rejouer les instrumentaux par le live band Will Sessions. Sortie en 2011, cette mixtape rencontrera un franc succès auprès du public et de ses pairs dans le milieu rap. Un hommage poignant, transposé à la ville de Detroit où le rappeur représente fièrement sa ville et y expose des pans de sa vie sur les morceaux « Memory Lane » et « It Ain’t Hard To Tell ».
S’en suit une période compliquée pour Jason Powers. En difficulté pour produire son nouvel album, il lance une campagne de financement participatif. Alors que plusieurs années s’écoulent sans nouvelles du projet, certains fans entament des poursuites judiciaires contre le rappeur. Il expliquera que cette longue période d’absence sera due à une dépression et sortira finalement l’album Lead Poison dans la foulée, en 2016. Les fans découvrent alors des nouvelles facettes du rappeur avec son projet le plus introspectif à ce jour. Elzhi s’ouvre aux fans à propos de sa dépression et des épreuves qu’il a traversé pendant plusieurs années à travers des morceaux comme « Introverted » ou « Lead Poison », véritables témoignages des difficultés à accoucher de cet album.
En 2018, Elzhi sort un nouveau projet en duo avec le producteur Khrysis sous le nom Jericho Jackson. Le rappeur semble avoir laissé passer le nuage qui apparaissait sur la cover de Lead Poison en retrouvant un état d’esprit plus positif, plus en phase avec lui-même. Cette énergie se ressent dans l’alchimie avec la production, symbolisée par des morceaux comme « Thank You » ou « Breguets ». Le rappeur refait même une place à l’ego trip, comme pour marquer une confiance en soi retrouvée.
En jetant un œil sur le site internet du rappeur, on peut « découvrir » que les armes de prédilection d’Elzhi sont le papier et le stylo. Des armes en apparence pacifiques mais qui font quand même des ravages dans la tête de son auditoire. Comme tout rappeur, Elzhi a appris à manier la langue de Shakespeare et à affûter sa plume au fil des années. Mais si on devait créer à l’avenir un rappeur parfait à des fins de clônage, les scientifiques prendraient certainement l’ADN d’Elzhi: flow, écriture, punchlines, wordplay, le MC de Détroit maîtrisant tous les aspects.
Le plus notable de ces atouts est indéniablement son écriture sophistiquée. La technique est indéniable et elle semble puiser sa sources chez des rappeurs comme Big L, AZ, ou Big Pun. Elzhi maîtrise les schémas, et s’amuse à tisser des rimes à partir d’une pelote de mots emmêlés en restant toujours au plus proche de l’instrumental. La recette semble pourtant simple: des rimes de deux syllabes qui se suivent, se croisent et s’embrassent sur plusieurs vers. Un véritable « puzzle de mots et de pensées » (pour reprendre la formule de Booba) qui force à réécouter des couplets en boucle afin d’en saisir les moindres subtilités. Un casse tête pour quiconque cherche à repérer toutes les rimes et autres amoureux d’allitérations. Une manière d’écrire dont il décrypte généreusement la formule dans le morceau « Rules of Rap » de Page Kennedy.
A l’instar de nombreux auteurs ou chanteurs, Elzhi aime jouer avec le langage, s’amuser avec les mots qui sont ses outils primordiaux. Il s’adonne régulièrement à des exercices de style, lorsqu’il s’agit par exemple de créer des acronymes comme il a pu le faire avec le nom de son premier amour, Sarah (« Someone As Real As Her »), le mot « friends » sur l’album Jericho Jackson (« Fake Relationship Involving Enemies Needing Disguise »), on encore tout au long du deuxième couplet du morceau « D.E.M.O.N.S » issu de The Preface :
« If I broke the word down in acronyms, while usin part logic
A demon could mean, destroying every man off narcotics
Drug epidemics, measure obsession needles
Got dealers earning money overnight
Deceitful elections, monitor our nations
While devil’s effected, music out now on your stations »
D’une toute autre manière, il peut aussi partir d’un concept pour le décliner sur tout un morceau. Sur le morceau « Misright » par exemple, il conte ses rencontres amoureuses avec plusieurs femmes, des « miss », en détaillant leurs défauts grâce au préfixe » mis- « . On perçoit cette volonté constante chez Elzhi de se mettre à l’épreuve lorsqu’il s’agit d’écrire des textes créatifs et originaux. Mais cet amour pour la stylistique n’est jamais stérile. Le rappeur de Detroit ne se contente pas d’embellir la forme au détriment du fond. Chacun de ses morceaux possède une dimension personnelle, même lorsqu’il s’agit de faire de l’ego trip à l’image du morceau « Egocentric » qui représente un battle entre Jason Powers et son alter ego, Elzhi.
Mais Jason Powers n’écrit pas seulement pour lui, il essaye également d’impliquer son auditoire dans ses créations, pour le divertir et jouer avec lui. Ce petit jeu commence dès 2002 lorsque sur l’album Trinity de Slum Village, il construit son couplet sur le titre « Disco » à partir des morceaux de l’album Fantastic Vol 2, comme une façon d’accrocher les fans de la première heure du groupe qui sauront reconnaître toutes les références. Sur Lead Poison, Elzhi s’adresse même directement à l’auditeur dans « Hello »: le morceau est construit comme un voyage au cœur d’un instrumental où Elzhi est prisonnier jusqu’à ce que vous, l’auditeur, veuillez bien relancer le morceau pour l’aider à en sortir. Comme le mythe de Sisyphe, l’histoire se répète à chaque fois que la musique prend fin, que la montagne est gravie.
On ressent le besoin chez Elzhi de créer une relation de proximité avec l’auditeur afin de le plonger dans son écriture, dans son univers et de le rendre acteur plutôt que simple auditeur passif. Le morceau qui représente le mieux cette notion de musique ludique est « Guessing Game ». Le titre est construit comme un véritable jeu au point qu’Elzhi en donne les règles dès le début : il va commencer les phrases et laisser l’auditeur deviner la rime qui suit. La chanson a forcément une dimension humoristique par moments mais elle éveille surtout la réceptivité de l’auditeur, contraint de se creuser la tête pour trouver des rimes.
C’est la symbiose entre une écriture technique toujours plus proche de la perfection, un goût pour l’originalité et la créativité dans le maniement de la langue avec un angle toujours intimiste qui font d’Elzhi un rappeur précieux. Avec près de 20 ans de carrière derrière lui, Elzhi est plus que jamais un pilier du rap. Sa technique mais surtout sa sensibilité lui ont permis de voir plus loin que les volutes de fumées des usines de Detroit pour devenir une référence de son art.
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