Au marché Dauphine, de l’autre coté du périphérique nord, les magasins de disques et de vinyles se succèdent au premier étage d’une grande halle couverte consacrée aux œuvres d’art et aux antiquités. Dans le shop d’Eric Blaze, petit local par lequel on entre par une porte grinçante, deux murs et quelques bacs font le bonheur de quelques collectionneurs et touristes depuis maintenant quelques années. Il faut dire que les vinyles n’ont plus vraiment de secret pour lui. Ses années d’exil en Amérique du Nord l’ont amené à bosser dans deux shops mythiques de la Grosse Pomme, A-1 et Academy Records. Le petit parisien du 13ème arrondissement va alors croiser Just Blaze, Pete Rock ou DJ Premier qui viennent récupérer leur butin musical pour composer de nouveaux beats.
Une rencontre va être déterminante, celle avec Showbiz, mythique beatmaker du collectif D.I.T.C. Un CD de beats échangé plus tard, E Blaze vient de se faire un nom et travaille désormais avec le collectif new-yorkais. Après avoir placé pour Big Noyd, Infamous Mobb ou Smiley The Ghetto Child, il signe son oeuvre majeure en composant la moitié de l’album Oasis, collaboration encore trop méconnue entre deux rappeurs majeurs des 90’s, OC et AG. Cet amoureux de la boucle a vu venir les grands chamboulements du rap depuis la fin des années 80 et sa curiosité pour les crédits lui a vite fait découvrir des artistes qui deviendront majeurs. J Dilla fait parti de ceux là. Celui qu’il considère aujourd’hui comme un « monument » est arrivé comme tout le monde, par la petite porte, signant ici et là quelques remix et productions. Son groove était déjà inimitable et le nom sonnait comme une évidence.
Comment as-tu découvert pour la première fois J Dilla?
Je voyais son nom circuler, des prods, des sons que j’entendais. Par exemple, le remix de « She Said » des Pharcyde. J’ai eu le maxi, putain c’était jazzy, y’avait un groove spécial. Je regarde qui c’est dans les crédits. J Dilla. (Interrogatif) OK.
Tu as tout de suite noté quelque chose de différent?
Ouais, son groove personnel. Tout le monde peut faire du boom bap, y’a le même genre de pattern mais sa touche, sa couleur… Il y avait aussi le remix du morceau « The Rhyme (remix) » de Keith Murray. Je ne savais pas que c’était lui au début. « Ha c’est ce gars là… ».
Une autre époque. Celle où il fallait une certaine curiosité pour accéder aux crédits et se renseigner sur ce qu’on écoutait.
Il fallait chercher le vinyle. A l’époque, généralement, les singles sortaient avec plein de remix, toujours. C’était super enrichissant. Des versions qui n’étaient pas sur l’album. Quand t’étais à fond dedans comme moi à l’époque, tu écoutais tout. Après j’ai découvert son travail avec Slum Village, tout ce qu’il a fait avec A Tribe Called Quest aussi. Il a produit une grosse partie du deuxième Pharcyde (Labcabincalifornia). Le mec est vraiment unique.
Le fait de venir de Detroit renforçait cet aspect hybride, unique?
En venant de Detroit, c’est assez bâtard pour du boom bap parce que tu… (hésite) C’est Ni New-York ni machin. Il a amené son style de mélodie, son groove. Quand tu connais un peu les disques, que tu es dans le digging, ça t’arrive de tomber sur les disques qu’il a déjà utilisé. Tu te rends compte que le mec pouvait te faire de la magie avec très peu de choses. Il avait son truc à lui, que t’aimes ou que t’aimes pas. Je respectais beaucoup ça. Ce n’était pas une pâle copie d’untel ou un truc que tu as déjà écouté. Ce n’était pas que de la boucle tout le temps… Il n’était pas prévisible et ça c’est important en tant que producteur.
Est-ce que tu as une période préférée dans la carrière de Dilla?
Moi c’est plus de 1995, je dirais, à 2003. Les petites productions, même les trucs qu’il a fait avec Ronnie Cash (Phat Kat). Ce qu’il a fait avec les Ummah (collectif composé de Q-Tip, Ali Shaheed Muhammad et Jay Dee), c’est chan-mé puisque j’adore aussi Q-Tip, mais j’aimais bien l’esprit un peu plus caché, les trucs que tu dois découvrir, où je pense qu’il se lâchait un peu plus. Quand t’es avec Q-Tip, déjà ce sont des idées à plusieurs, il faut s’entendre, c’est plus encadré. Le morceau « E=MC2 » par exemple, un peu plus electro, c’est quelque chose que personne ne va penser à faire. Un peu comme Madlib finalement, ils partent à gauche, à droite, puis ils reviennent. Ils partent mais ils reviennent toujours.
Si on devait faire un parallèle en France, on pourrait citer l’exemple de DJ Mehdi, autre grand aventurier de la production. Deux destins brisés, et un rapport puisque Mehdi avait rendu hommage à Dilla en sortant le projet Loukoums, sa propre version de Donuts.
Avec Mehdi, on ne se fréquentait pas mais quand on se croisait, il y avait toujours du respect. Je le voyais des fois à New York quand il venait au magasin de disques, c’était vraiment une inspiration dans le bon sens. Quand il sortait quelque chose, j’écoutais toujours. Sa musique faisait chaud au cœur. Toujours du gros son, crade mais dans le bon sens du terme, du gros sample. Vraiment hip hop dans l’esprit.
Dilla et Mehdi partageaient également ce rôle de beatmaker-producteur, capables de porter un projet à eux seuls, presque comme des directeurs artistiques. Tu vois une évolution dans le rôle du beatmaker aujourd’hui?
C’est bien que tu en parles mais je trouve que les gens ont cassé le truc. Ils respectent moins le producteur. Il y a beaucoup d’album où tu retrouves 25 producteurs dessus. Quand je te parle de ces années là, les années 90, c’était vraiment des collaborations. Tu ne peux pas dissocier Raekwon de RZA et d’ailleurs il a essayé de le faire sur son deuxième album (Immobilarity). Je ne sais pas les discussions qu’ils ont eu, il a du se dire: « Je suis Raekwon, je peux continuer sans RZA », ils se sont peut être pris la tête, je ne sais pas, mais son deuxième album n’arrive pas à la cheville du premier. Même pas en rêve. Le rappeur ne pourra jamais sortir d’album a cappella qui fonctionnera mais le producteur peut lui sortir des instrumentaux, comme Donuts. Les rappeurs n’écoutent plus aujourd’hui, on s’envoie les sons par e-mail, je pose, je mixe, le producteur n’est même pas dans la salle pour écouter. Ce n’est même pas son mix qui est choisi au final.
Tu as découvert Donuts à sa sortie, en février 2006?
J’étais à New York quand il est sorti, on l’avait reçu au magasin, donc j’ai pu l’écouter direct. Je l’ai pris comme un voyage. Il te fait rentrer dans son univers et ça c’est super important. C’est plein de petites choses, aucun morceau de 3-4 minutes, c’est super homogène.
Quel impact a eu cet album et la carrière de Dilla sur ton travail de beatmaker?
Ne pas se contenter d’être dans un seul style. Ne pas se limiter même si on utilise du sample. Ne pas avoir peur de sortir du cadre et tenter des choses. Même en tant que producteur, il faisait d’abord son travail pour lui avant de le partager au monde. Il était vrai dans ce qu’il faisait, il n’y avait pas de calcul, tu le sentais. Les rappeurs allaient vers lui, ils voulaient cette vibe. Il a tout gagné. Ce n’est pas une question de vendre des millions d’albums, mais de tout avoir à gagner en tant qu’artiste.
Et son héritage sur la culture?
C’est vraiment dans le fait de ne pas se limiter, que tout est possible! Un artiste doit explorer. Il faut trouver sa paix spirituelle et s’aventurer. C’est pas parce que c’est du boom bap que ca doit sonner comme ça. La mesure basique du rap, c’est 8 temps, mais dans ces 8 temps, il peut se passer beaucoup de choses.
Dilla a connu une immense vénération posthume, surtout en France où beaucoup de soirée lui ont été dédiées.
C’est toujours dommage qu’on attende la mort d’un artiste pour lui rendre hommage. Il aurait dû avoir les fleurs quand il était vivant. En même temps, les gens redécouvrent sa musique et c’est positif. Pour la nouvelle école, découvrir des gars comme Dilla, c’est important. C’est important de le redécouvrir pour comprendre la culture du beatmaking. C’est un des monuments, une légende du hip hop.
Cette nouvelle école, pour beaucoup d’entre eux, n’a que très peu de curiosité pour l’histoire de cette musique. C’est encore là une des aliénations du rap. C’est un mouvement au présent, rien d’autre.
Le problème, c’est que les gens sont perdus dans leur propre hype. Les réseaux sociaux sont vraiment responsables de ça aussi: être coincé dans sa propre hype, comme si on avait accompli la carrière de DJ Premier alors qu’on a rien accompli. Ils arrivent, ils ne respectent pas la culture, les gens qui étaient là avant eux. Tout est plus facile pour eux maintenant. Avant, un mec comme Alchemist, pour se faire les dents comme on dit, il a dû travailler avec Muggs, aller en studio avec lui pour comprendre comment ça marchait. L’entrainement des champions.
C’était une époque où il fallait montrer patte blanche, gagner ses galons.
Exactement. Il fallait s’y intéresser! Alors que maintenant, les gens ne s’intéressent pas, il n’y a pas de recherche. La culture y perd beaucoup. C’est pour ça qu’il faut essayer de partager constamment à son niveau. C’est ce que j’essaie de faire avec mes disques. J’ai aussi un petit show radio sur le net. Dès que je peux partager, je le fais.
Est-ce que tu as des beatmakers qui viennent fouiller dans ta boutique?
Plutôt des collectionneurs de vinyles. C’est triste parce que maintenant, les producteurs de la nouvelle génération, ils prennent tout sur Internet. On ne sait plus ce que c’est qu’un vinyle. C’est une réalité, j’ai pas beaucoup de producteurs ici. On va digger sur YouTube, sur les blogs. A partir du moment où je suis sur un vinyle, j’observe, je regarde les musiciens dans les crédits, et ensuite ce qu’ils ont pu faire d’autre.
Est-ce que cette disparition de la culture du sample met à mal la singularité des producteurs?
Pas du tout, il n’y a pas de règles. Quand t’écoutes un mec comme Timbaland, il a son propre groove. Il n’y pas de sample pourtant. La production à la base, c’est spirituel. C’est aussi se challenger. C’est une thérapie. La musique, c’est ça pour moi, c’est pour ça que je le fais. Quand j’écoute un sample, je vois les notes dans ma tête. C’est dur à expliquer. Les schémas, les trucs et j’y vais. Si moi je le sens, c’est bon.
Timbaland, et toute cette vague de compositeurs du début des années 2000, c’est quelque chose que tu as compris tout de suite?
J’ai mis du temps à me mettre à Timbaland. Un pote à moi m’en avait parlé à l’époque. Mais il n’était pas dans le sample, et plus jeune j’étais obtus. Mais c’est un génie. Maintenant, j’apprécie des morceaux qui sont sortis à l’époque. Y’a un morceau qui m’a mis une claque: « Dirt Off Your Shoulder » (The Black Album–Jay Z). C’était simple mais ça m’a mis une claque. Chez les Neptunes, c’est le morceau avec Birdman et Clipse, « What Happened To That Boy ». Le groove est incroyable. Je dis souvent qu’un classique, tu dois le chanter et les gens doivent reconnaitre. Et ce morceau, c’est l’exemple typique (il fredonne la prod). Même le « Superthug » de Noreaga, j’accroche pas spécialement mais j’en comprends l’impact. Les mecs sont forts.
Comment expliques-tu cette différence générationnelle entre les grands diggers de l’époque (Dilla, Q-Tip, Pete Rock…) et maintenant?
C’est surtout qu’en dehors de produire, ce sont des gens qui écoutent de la musique depuis tout petit. Ils peuvent te parler d’un album de jazz, te dire exactement ce qu’ils ont ressenti. Pete Rock baigne dedans depuis tout petit, son père était un musicien jamaïcain. Son oreille est déjà faite depuis petit, son intérêt est là. Cela donne de grands producteurs par la suite. Dilla, il va faire son propre art. Il va pas juste looper le sample, il le sent, il l’écoute, il sait ce qu’il veut faire. Il avait aussi le don de trouver des choses que personne d’autre ne trouvait. Tu ne peux pas copier son cerveau.
Tu vois des artistes aujourd’hui qui maintiennent un certain héritage de Dilla?
On peut retrouver une certaine inspiration. Chez Kendrick par exemple. Il aurait pu bosser avec Dilla, clairement. Kendrick, je respecte le MC mais je suis pas toujours fan de sa musique, ce n’est que mon avis. Travis Scott aussi, il aurait pu travailler avec Jay Dee. Dilla, il n’avait pas peur, tout est un défi pour lui. Tu peux retrouver son inspiration partout.
J’aimerais maintenant te parler d’un sujet qui fait l’actualité. Les plateformes comme Tracklib ou Splice qui offrent aux beatmakers des possibilités de sampler des morceaux déjà clearés avec les ayant droits. On se dirige tout droit vers une fin de la culture des bacs et du digging.
Ca enlève clairement toute la culture du digging, où tu trouvais justement ton sample qui était unique. Les disques étaient rares à l’époque donc il y avait peu de chance qu’on le sample après toi. C’est délicat comme sujet. Cela facilite la chose, mais est-ce que je suis pour? Je ne suis pas sûr. C’est mis à leur disposition, ils peuvent donc l’utiliser. Mais est-ce que moi je le ferais? Non. Cela tue la notion de culture, l’esprit autour du morceau.
Pour les américains, la musique est bonne tant que le public est réceptif. S’ils peuvent faire des succès avec ces outils, ils ne se gêneront pas.
Il y a une différence entre le hit et le classique. Gangstarr a plus de classiques que de hits. Ja Rule a plus de hits que de classiques mais plus personne ne l’écoute aujourd’hui. C’est une réalité. Qu’est ce que cela veut dire en 2021, « la musique est bonne »?
Est-ce que le sampling a toujours un avenir dans cette nouvelle configuration?
Certaines personnes vont continuer à le faire. Ils vont le décomposer, le recomposer. Tout cela libère une certaine créativité par la contrainte. Apollo Brown, je le respecte, par exemple, mais ça me fatigue qu’il découpe tout n’importe comment. Tu entends que c’est découpé à l’ordinateur. Découpe, je m’en fous, mais fais en sorte que cela reste mélodieux. Le sampling, il est toujours là, mais il faut rester créatif pour éviter les prunes. Tout le monde sait par exemple que les ayant droits de Barry White sont infernaux. Pour une boucle, ils vont te demander 120 000 dollars. Tu peux toujours utiliser du Barry White mais il faut être créatif.
Est-ce que tu comprends certaines réactions de beatmakers qui voient d’un mauvais œil le fait qu’on mette à jour leurs samples et leurs sources, souvent par l’intermédiaire des fans mêmes de l’artiste.
Oui je comprends. Ce sont les secrets d’une recette et je comprends que tu ne veuilles pas la donner. Pourquoi balancer ses sources? J’ai fait des vidéos sur Facebook où je jouais des samples. Je me demandais toujours si ça avait été clearé ou pas, même sur le show radio. Je mets des originaux parfois, et je donne pas toujours les noms. Je regarde si l’artiste a clearé le sample, parce que je ne veux pas le foutre dans la merde. Je joue le truc mais tu ne sais pas ce que c’est. C’est ça l’art du digging aussi. Cela tue la forme de tout balancer, ça décourage les gars.
Les jeunes artistes rap semblent très vite lassés par leur domaine et il existe un certain complexe à n’assumer de n’être qu’un simple rappeur aujourd’hui. Comment perçois-tu cela?
C’est vrai, mais c’est aussi comme cela qu’on te conditionne. Tu es une sorte de produit, on te vend ça. Tu peux être acteur, rappeur, DJ. Regarde Kanye, évangéliste, producteur, créateur… Les grandes corporations ont arraché la culture à la rue et en ont fait un business. C’est l’esprit du 360, tu peux faire ci, tu peux faire ça. Un album de hip hop, un album de EDM, tu peux faire tout ce que tu veux. Ta marque de vin, ton autre truc. Ce n’est plus concentré sur le artform, c’est concentré sur le branding. Des mecs comme Kool G Rap ou Daddy Kane, ils étaient jute concentrés sur leur prochain album, de faire en sorte qu’il soit plus chanmé que le précèdent.
C’est un phénomène lié à la non reconnaissance du passé dans cette musique, d’après toi?
Beaucoup de gens à l’époque, dans ce milieu, étaient des passionnés. Pourquoi? Parce qu’il n’y avait pas d’argent. Ils sont sortis de la rue après coup. Maintenant, tout est bon pour faire un billet, il n’y a plus de respect de la culture. Quand Nas a dit Hip Hop Is Dead (titre de son album en 2006), les gens n’ont pas compris qu’il parlait de la culture. Les choses avaient changé. Le artform, c’est ça le plus important. Il n’y a plus d’amour pour la culture, pour la fabrication, le temps passé dessus. Tout a un rapport ici, dans mon magasin. Je suis un amoureux de la culture. C’est H24, 7 jours sur 7. La jeunesse, c’est une autre façon de penser, c’est délicat. Je comprends que la génération d’avant décroche, se perde. Il faut accepter l’évolution mais de mon coté, j’essaie de partager le plus possible et de garder intact cet esprit.
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