Du P-Funk au G-Funk, il n’y a qu’une lettre

Du P-Funk au G-Funk, il n’y a qu’une lettre

En 1991, Digital Underground l’annonce fièrement : le début des années 1990 sera celui des « Sons of the P », titre du deuxième album de la formation de Shock G. En effet, c’est pendant cette période que le catalogue de George Clinton et toute sa bande de musiciens devient un réservoir à samples inépuisable pour le rap, east comme west, France ou US. Retour sur un héritage aux formes multiples.

P-FUNK… ÇA VEUT DIRE QUOI ?

Le terme P-Funk désigne à l’origine la formation de musiciens menée depuis la fin des années 60 par George Clinton. La même bande enregistrait des disques sous deux noms différents: Parliament et Funkadelic. Pourquoi deux noms ? Clinton a démarré sa carrière en 1959 à Plainfield (New Jersey) au sein d’un ensemble vocal soul appelé The Parliaments. Signés sur le label Revilot, Clinton et ses acolytes ont enregistré six 45 tours, et ont commencé à se tailler une réputation sérieuse dans le milieu de la soul classique. Malheureusement, ce type de musique, trop concurrentiel à la fin des années 60, ne permet pas à une petite compagnie comme Revilot de survivre. C’est la banqueroute, et George Clinton veut sauver les meubles et continuer à enregistrer. Privé de l’utilisation du nom « The Parliaments » suite à une dispute avec les cadres de Revilot, il prend ses cliques et ses claques et déménage avec le reste de ses musiciens chez Westbound Records en 1968. On est en pleine vague hippie aux États-Unis, Clinton décide de rebaptiser son ensemble Funkadelic et se lance dans les expérimentations psychédéliques, toujours sur une solide base rhythm’n’blues. En 1970, Clinton ressuscite Parliament (le « The » passe à la trappe). Le voilà à la tête de deux formations composées des mêmes musiciens.

Le P-funk ne serait donc pas un style musical ? Pas si sûr… Pour certains, le P prend le sens de “Pure”. Cette hypothèse tend à être confirmée par l’écoute du morceau « P.Funk (Wants To Get Funked Up) », qui constitue l’introduction de l’album Mothership Connection.

« Welcome to station W-E-F-U-N-K, better known as We-Funk / Or deeper still, the Mothership Connection / Home of the extraterrestrial brothers / Dealers of funky music / P.Funk, uncut funk, the bomb »

– Parliament « P.Funk (Wants To Get Funked Up) »

Cela veut-il dire que le Funk de Parliament-Funkadelic est pur ? Loin de là ! Il est difficile d’imaginer musique plus composite et métissée. C’est d’ailleurs ce qui rend le P-Funk si intéressant: on trouve dans la musique de Clinton des traces du hard-rock ultra amplifié de la fin des années 60, des improvisations jazz, du gospel, de la pop psychédélique, et bien sûr du funk.

Inutile de préciser que les discographies de Funkadelic, Parliament et George Clinton regorgent d’hymnes à la fête, à la danse et aux plaisirs de la vie, mais les années 1980, après le premier album solo de Clinton en 1982, furent plutôt mornes. Difficile de maintenir un rythme et une inspiration perpétuels, d’autant plus que le pape du P-Funk est pendu à sa pipe de crack. Mais la fin de la décennie et, surtout, les années 1990 vont changer la donne: les rappeurs américains, de la côte ouest comme est, vont amplement sampler le répertoire historique du P-Funk. Au point d’établir une sonorité spécifique, le G-Funk. Mais l’inspiration va bien plus loin: état des lieux en 5 points.

1. LES ALTERS EGO ET LE COLLECTIF

Bon, on ne va pas commencer en expliquant que c’est George Clinton qui a lancé la tradition du pseudonyme dans le rap, ce serait un peu outrancier. Mais en doublant Funkadelic de Parliament, et en multipliant les identités pour lui et ses musiciens, à travers autant de personnages, Clinton a définitivement ouvert le champ des histoires qu’il était possible de raconter avec la musique. Surnommé « Supreme Maggot Minister of Funkadelia » ou « Dr. Funkenstein » par ses pairs musiciens, il a donné vie à Star Child, qui a apporté le P-Funk sur Terre, et à Sir Nose, qui refuse de le danser. Cet univers est doublé par un jargon bien spécifique, à base de gimmicks et d’expressions imagées: le « Bow-wow-wow /yippie-yo-yippie-yay », Snoop Dogg l’a appris de Clinton, dans « Atomic Dog ». Et si les chansons évoquent la fête, les pimps et les femmes, c’est encore mieux. Les deux musiques s’écoutent fort et bien entouré, et les rappeurs G-Funk apprécient les morceaux collectifs, quand les concerts de George Clinton se font sur une scène pleine à craquer.

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George Clinton et Shock G (Digital Underground)

2. L’ATTITUDE

En 1969, lorsque Funkadelic sort son premier album, la période hippie, aussi bien musicale que sociale, bat son plein. Janis Joplin, Jimi Hendrix, The Doors et quelques autres électrisent les foules avec des prestations habitées, dynamiques, influencées par diverses substances. De cette ambiance, Clinton semble avoir tiré une solide nonchalance, qu’il met toujours au service de la danse. Ces années et celles qui suivent sont propices à l’engagement politique, mais Clinton et ses groupes n’y céderont jamais vraiment, même sur Chocolate City, qu’on a le plus facilement associé avec un contexte social. Dans « Music For My Mother », dès le premier album de Funkadelic, Clinton s’amuse même à détourner la revendication de James Brown, en proclamant « I’m funk and I’m proud » : « Je n’ai jamais été un grand fan du mouvement Black Power », admet Clinton dans son autobiographie. « J’admirais leur combat, mais je préférais les dogs aux dogmes.» S’il est difficile de lier gangstas et hippies, le G-Funk n’est pas dénué de ce prosélytisme dansant. D’ailleurs, ce dernier est capable de faire des miracles: il réunit les gangs rivaux de Los Angeles, les Bloods et les Crips (quelques membres, au moins) sur deux albums, en 1993 et 1994.

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Big Boi (OutKast) et George Clinton

3. DES PAROLES EN LIBERTÉ

Si les enfants du P et du G goûtent peu à la politique, elle se mêle souvent de leurs affaires pour des histoires de censure. George Clinton montrera un goût prononcé pour la provocation textuelle dès « Testify », le hit de son premier groupe de doo-wop, The Parliaments. Curieusement, et malgré ces paroles très enlevées, les morceaux suivants de Funkadelic, Parliament et George Clinton échapperont à la critique littéraire, mais le G-Funk est truffé d’exemples : « I Call My Baby Pussycat », sur l’album America Eats Its Young (1972), est à peine cryptée quand à sa désignation du sexe féminin… Chez Ice Cube, cette liberté de parole flirte volontairement avec le mauvais goût raciste envers la communauté coréenne pour « Black Korea », de l’album Death Certificate (1991), quand l’intro de l’album Home Invasion (1993) d’Ice-T prévient violemment l’auditeur de ce qui va suivre.

4. LE SENS DU BUSINESS

Financièrement, Clinton se débrouille: si plusieurs années sous crack et une gestion désastreuse des droits sur ses chansons le mettront sur la paille, les premières décennies du P-Funk sont fructueuses. Rappelons que le Dr. Funkenstein se paye tout de même un vaisseau spatial géant, qui survole le public et la scène lors des concerts… En créant des dizaines de groupes reliés par une même sonorité, ou en vendant des lampes de poche aux concerts dès que la chanson « Flashlight » devient un hit, Clinton et ses compères font preuve d’une belle inventivité capitaliste. « Le commerce nourrissait l’art, et l’art nourrissait en retour le commerce », assène même Clinton dans son autobiographie en se souvenant de ces années prospères. Quand il découvre que des produits contrefaits sont (bien) vendus aux concerts P-Funk, il trouve le contrefacteur, Slim Goody, et l’embauche à son service. Les rappeurs G-Funk retiendront la leçon (pour beaucoup, elle fut aussi apprise dans la rue) avec des labels, des marques de fringues, et des investissements en pagaille, et certains d’entre eux, Dr. Dre en tête, font partie des musiciens les plus riches du monde.

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George Clinton, Prince et Ice Cube

5. LES SAMPLES

Vous vous en souvenez peut-être, on avait présenté sous forme d’infographie l’influence de George Clinton et sa clique sur le rap par le sample. Sa discographie a été pilée avec soin et méthode par les producteurs américains, de L.A. à New York, et de façon un peu plus marginale en France, cité musicalement ou lyriquement par Alliance Ethnik, le Club Splifton ou Tiz-on Recordz.

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Mais que cherchaient donc tous ces beatmakers dans les disques de Parliament-Funkadelic et de la galaxie P-Funk ? À part dans quelques cas isolés, ce n’est pas les patterns kick-snare qui les ont intéressé. Les samples choisis sont dans la très grande majorité des cas des boucles mélodiques ou des lignes de basse. Le Dr. Funkenstein est un fin mélodiste, il a le don de composer des rengaines qui restent en tête à jamais. C’est grâce à lui que De La Soul a pu atteindre la tête des hit-parades autour du globe avec « Me Myself And I ». Sans « Atomic Dog », Snoop Dogg n’aurait pas fait danser toute une génération sur « Who Am I (What’s My Name)? ».

Le G-Funk est affilié de façon directe au P-Funk, c’est une évidence. Les basses survitaminées et généreuses du G-Funk, on les trouvait déjà dans « Aqua Boogie (A Psychoalphadiscobetabioaquadoloop) » et « Pumpin’ It Up ». Les mélodies haut perchées jouées au synthé ou à la guitare, c’est pareil. Goûtez à l’enchantement de « What’s A Telephone Bill » de Bootsy’s Rubber Band, c’est 6 minutes de soul sensuelle. Easy Mo Bee ne s’y est pas trompé, il a utilisé le morceau pour l’instru de « Str8 Ballin’ ». De Dr. Dre à Digital Underground en passant par 2Pac, on trouve des petits bouts de Clinton partout dans le rap west coast.

Fun Fact: l’extrait « Swing down, sweet chariot. Stop and let me ride », samplé par Dr. Dre sur le morceau « Mothership Connection (Star Child) » pour son single « Let Me Ride »  est à l’origine un chant traditionnel américain, immortalisé notamment par Elvis Presley dans le film The Trouble With Girls.

À l’est, on ne s’est pas privé non plus. Pour Whut? The Album, Redman et son pote Erick Sermon se sont bien servis dans la discographie de Parliament-Funkadelic. Reggie Noble est un grand fan de la bande à Clinton et ne s’en cache d’ailleurs pas dans ses textes. Il n’est évidemment pas le seul à New York. Sermon, toujours lui, a conçu pour EPMD « Gold Digger » et « So Wat cha Sayin’ » à partir de samples de Funkadelic. Chez la Zulu Nation, même goût pour le P-Funk: De La Soul et A Tribe Called Quest doivent beaucoup à cette musique. À vrai dire, il serait peut-être plus rapide de citer les producteurs qui ont réussi à se passer de cette mine d’or.

Mais que pense le principal intéressé de ce pillage en règle ? Il ressent d’abord une immense fierté, reconnaissant le Hip Hop comme sa propre descendance. Il n’a d’ailleurs jamais eu peur de s’afficher en featuring sur certains morceaux de rap, ou dans certains clips. L’approche de Clinton est la suivante: « si vous voulez utiliser ma musique, faites-en la demande et je l’accorderai ». Il est très rare que Clinton attaque en justice un artiste ayant puisé son inspiration dans l’oeuvre de Parliament-Funkadelic. Le cas le plus médiatique a mis en défaut le groupe Black Eyed Peas, qui avait samplé « (Not Just) Knee Deep » en 2003, sans en aviser l’auteur. Dans sa mansuétude, Clinton est même allé jusqu’à attaquer en justice les maisons de disques qui possèdent les droits sur sa musique afin d’obtenir d’elles qu’elles soient plus raisonnables dans la tarification de l’usage de samples. Voici ce qu’il affirmait en 2012 au magazine Hip Hop DX:

« Sampling kept us alive. That’s the bridge between Hip Hop and Funk. It kept us alive. It kept Hip Hop alive. The only thing that fucked it up was the record companies trying to steal the copyrights from each other and make it hard for somebody to sample by suing them and charging them so much. That almost killed it. »

D’ailleurs, l’échange est bien réciproque: au moment d’enregistrer son sixième album solo, Hey Man, Smell My Finger (1993), Clinton se retrouvera dans les mêmes studios d’Atlanta que Busta Rhymes, OutKast, Too $hort ou encore Goodie Mob, et il y apprendra notamment l’usage de la drum machine…

Le P-Funk en 5 albums essentiels

Parliament – Mothership Connection

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S’il ne devait en rester qu’un, ce serait sans doute celui-ci. Sorti en 1975, il représente la synthèse du P-Funk. La basse et les claviers en avant, l’esthétique “gangsta” naissante, l’imaginaire débridé de Clinton en terme de storytelling… Tout y est. On commence à voir poindre les racines du G-Funk, en grande partie grâce aux minimoog magique de Bernie Worrell. D’ailleurs Dr. Dre ne s’y est pas trompé, c’est sur le morceau “Mothership Connection (Star Child)” qu’il a pompé l’emblématique sample de synthé utilisé sur le classique “Let Me Ride”. Mothership Connection est excellent du début à la fin, une véritable orgie de funk extra-terrestre. C’est le premier album de Parliament à être certifié disque d’or, puis de platine.

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George Clinton – Computer Games

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Computer Games est le premier album solo de Clinton. Lorsqu’il sort en 1982, le P-Funk semble déjà battre un peu de l’aile. Les derniers albums de Parliament et de Funkadelic se vendent moins bien. Mais tout n’est pas perdu. Clinton retourne en studio et enregistre sept bangers révolutionnaires. Les basses n’avaient jamais été aussi lourdes, le drumming est plus radical que jamais. Computer Games est un pur disque de « lowrider funk », dansant et licencieux à souhait. Comme la plupart des disques signés Clinton et sa clique, Computer Games est passé par la machine à sampler. Soyons honnêtes, cet album a carrément été pompé tel quel par certains. Écoutez le morceau « Atomic Dog », vous comprendrez…

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Funkadelic – One Nation Under A Groove

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Si vous cherchez un disque de funk festif et dansant, One Nation Under A Groove est une référence incontournable. Sorti en 1978, cet album n’a pas pris une ride. Le single du même nom est le seul du groupe à s’être vendu à plus d’un million d’exemplaires et est devenu un des morceaux phares de Funkadelic. C’est sur cet album aussi que Junie Morrison fait son apparition dans le line up déjà bien garni de cette dream team du Funk. À cette époque, Parliament-Funkadelic est au sommet de sa gloire. One Nation Under A Groove dure 58 minutes, sans une de trop. Malgré plus de 30 années de recul, on reste scotché par l’énergie d’un « Who Says A Funk Band Can’t Play Rock? » ou par la douceur de « Promentalshitbackwashpsychosis Enema Squad (The Doo Doo Chasers) ».[/one_two_second]

P-Funk All Stars – Urban Dancefloor Guerillas

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Face au recul de la popularité du P-Funk au début des années 80, Clinton ne se démonte pas. En plus d’entamer une carrière solo, il décide d’exhumer des décombres de Parliament-Funkadelic quelques musiciens parmi lesquels Bootsy Collins, Sly Stone et Walter « Junie » Morrison. Le projet se nomme P-Funk All Stars et un album sort en 1983: Urban Dancefloor Guerillas. L’objectif est clair, George Clinton veut faire danser. Pour cela il déploie un véritable arsenal de tubes: « Hydraulic Pump », « Catch A Keeper », « Pumpin’ It Up »… Urban Dancefloor Guerillas n’a pas ce côté planant et soulful que pouvaient avoir les disques de Parliament et Funkadelic : on a droit à du funk gavé aux amphètes, lorgnant parfois vers la disco. Get off your ass and dance ![/one_two_second]

Bootsy’s Rubber Band – Stretchin’ Out In Bootsy’s Rubber Band

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Intégré dès 1972 à Parliament-Funkadelic, Bootsy Collins est une des composantes essentielles de la sonorité P-Funk. Il est cette voix haut-perchée de cartoon que l’on peut entendre sur de nombreux morceaux des deux groupes. Il est également connu pour ses tenues extravagantes et ses lunettes de soleil en forme d’étoiles. En 1976, accompagné d’une poignée de musiciens issus de l’académie P-Funk, il forme le groupe Bootsy’s Rubber Band. Stretchin’ Out est un classique instantané. La face A regroupe 3 morceaux de P-Funk pêchu et dansant. La face B, elle, se veut plus sexy et feutrée. Bootsy aime l’amour physique et le fait remarquer au monde entier. « Physical Love », « I’d Rather Be With You » et « Vanish In Our Sleep » constituent la bande son idéale d’une soirée au calme avec votre moitié…[/one_two_second]

Co-écrits par RZOM et Ed