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Quincy Jones : les samples de légende

Montreux, juillet 1990. Comme tous les étés depuis 1967, la ville de 25 000 âmes accueille des milliers de mélomanes de tout poil, venus célébrer le jazz sous toutes ses formes. Le mythique Montreux Jazz Festival n’en est alors plus à ses balbutiements et s’est taillé une solide réputation, fondée sur la qualité de la programmation et une réelle ouverture d’esprit. Cette année-là, le festival fera un nouveau bon en avant. Le public aura l’occasion de voir monter sur scène les rappeurs Melle Mel, Kevin Hicks, Justin Warfield ainsi que le célèbre Kool Moe Dee. Celui qui a fait le pari d’inviter ces emcees pour interpreter « Back On The Block » devant le public de Montreux n’est autre que Quincy Jones, alias Q.

On connait tous ne serait-ce qu’un air composé ou produit par Quincy Jones. À moins de débarquer de la planète Mars, impossible d’avoir échappé à « Thriller » de Michael Jackson, ou « Soul Bossa Nova », morceau utilisé dans un nombre invraisemblable de films ou de spots de pub. Ce mastodonte de la musique moderne a laissé son empreinte si identifiable depuis la fin des années 50 jusqu’à aujourd’hui. Il a notamment eu une influence incontestable sur le rap, s’associant parfois à des rappeurs pour quelques concerts et enregistrements. Sa discographie est également une mine d’or pour tous les beatmakers à la recherche de samples à utiliser. Les plus connus d’entre eux ont été pris la main dans le bac, en flagrant délit de hold-up: Buckwild, Erick Sermon, DJ Jazzy Jeff ou même Havoc. Je vais retracer pour vous la carrière de Q au travers de l’usage qu’ont fait les rappeurs de son colossal patrimoine musical.

Les années jazz

Quincy Jones est né en 1933 à Chicago, mais c’est à Seattle qu’il découvre la musique. Il fait ses débuts professionnels en compagnie de Lionel Hampton pour qui il sera trompettiste et arrangeur. Après quatre ans il s’installe à New York et se consacre à ce qu’il sait faire de mieux à cette époque: l’arrangement. Il travaille pour de nombreux musiciens de renom: Cannonball Adderley, Sarah Vaughan, Count Basie… Dans les années 5O, le jazz est le terrain de prédilection des musiciens afro-américains. C’est dans ce genre musical que le jeune Quincy Jones fait ses armes. Dès le début de sa longue carrière, il travaille sans relâche. Il est arrangeur sur une dizaine d’albums par ans, et commence même à sortir des disques sous son nom à la fin des années 50. Q reste malgré tout un homme de l’ombre. Son travail, bien que reconnu dans le milieu des jazzmen, ne lui permet pas d’acquérir la notoriété auprès du grand public. Il connait alors des temps difficiles d’un point de vue financier. Il poursuit cependant  l’aventure  et participe à une quantité phénoménale d’enregistrements dans les années 60. Il dirige notamment l’orchestre qui joue « The Midnight Sun Will Never Set », dont une version live a été samplée par DJ Premier pour l’instru de « Watch What You Say », extrait du Jazzmatazz Volume 2 de Guru.

Mais le morceau qui fait définitivement sortir Quincy Jones du relatif anonymat auquel son rôle de « technicien » le confinait est « Soul Bossa Nova ». En 1962, Q réunit son Big Band et enregistre un album mêlant orchestration jazz et sonorités brésiliennes: Big Band Bossa Nova. Bénéficiant de la popularité de ce croisement musical (la même année, Stan Getz sort lui aussi un album intitulé Big Band Bossa Nova, 2 ans avant sa mythique collaboration avec João Gilberto et Antonio Carlos Jobim), l’album permet à Quincy Jones de faire parler de lui. Le titre « Soul Bossa Nova » est un véritable hit et les producteurs de Hip-Hop ne s’y sont pas trompés. Les premiers à avoir créé une boucle à partir de ce morceau sont les Dream Warriors. Le duo canadien a utilisé les mesures d’introduction quasiment sans les modifier sur « My Definition Of A Boombastic Jazz Style ». « Soul Bossa Nova » est également le morceau que Ludacris transformera à sa sauce pour rendre hommage à Q, qui fera une apparition sur le clip de la chanson « Soul Bossa Nostra ». Même si j’avoue ne pas faire partie des fans de Ludacris, je dois reconnaitre qu’il a su montrer de la retenue et un minimum de classe sur ce coup-là.

Q et le cinéma

Toujours à la recherche d’un nouveau challenge, Quincy Jones va se tourner vers le cinéma, plus précisément la musique de films en 1964. Il commence par répondre à une commande du cinéaste Sydney Lumet qui lui propose de composer la bande sonore de son film Le Prêteur Sur Gages (The Pawnbroker). Q déménage ensuite à L.A. et entame une nouvelle page dans sa carrière. Il produira la B.O. de plus de 30 films parmi lesquels on peut citer De Sang Froid (In Cold Blood) et La Couleur Pourpre (The Color Purple). La musique de film est sans doute le pan de la carrière de Quincy qui a été le plus pillé. Je ne vais certainement pas référencer tous les producteurs qui ont pioché dans les B.O. signées Q.J., mais je vais m’attarder sur certains samples qui ont vraiment marqué le rap. Vous connaissez la chanson « Shook Ones Part II » de Mobb Deep ? Quelle question ! Plus classique, tu meurs. Dès l’introduction, ce son de sirène tellement identifiable donne le frisson aux fanatiques de Hip-Hop hardcore. Ce fameux son de sirène, c’est à Q qu’on le doit. Un sample très court en effet, mais il est resté dans l’histoire et a été utilisé dans nombre de morceaux hip-hop. Ce son si particulier est extrait de « Kitty With The Bent Frame » sur la B.O. de Dollars. Une autre partie du même morceau a également utilisé pour le beat du superbe « Girl Let Me Touch You » de Dr. Octagon. Le disque Dollars OST a été exploré sous toutes ses coutures par les producteurs de rap. Voici pêle-mêle une liste (non exhaustive) de morceaux comportant des extraits de ce dernier: « ALONGWAYTOGO » de Gang Starr, « 1,2,3 » de Naughty By Nature, ou « Def Wish II » de Compton’s Most Wanted.

Les Quatre Malfrats (The Hot Rock) est lui aussi un de ces films dont la B.O. a engendré une flopée d’instrus. On retiendra surtout un motif de caisse claire un peu martial, qu’on peut reconnaître par exemple en écoutant « Gangsta In Designer » de Schoolboy Q. Tiens, il s’appelle Q lui aussi. Comme quoi Quincy Jones exerce aussi une influence sur le rap « new-school ». Allez, un dernier film pour la route. Il s’agit d’un obscur polar sorti dans les salles en 1969: L’Homme Perdu (The Lost Man). Là encore, c’est une véritable rafle. L’ambiance de ce disque est très influencée par le blues et la soul, la section des cuivres y occupe une place importante. On comprend alors pourquoi cette bande originale a constitué une source de samples si riche. Dans « Praise The Lord », Lord Finesse a repris la ligne de basse de « Main Squeeze » dans son intégralité. On trouve même des traces de The Lost Man de l’autre côté de l’Atlantique. Boom Bass, qui a produit le premier album de MC Solaar a composé le beat de « Qui Sème Le Vent Récolte Le Tempo » à partir du morceau final du film.

« Body Heat », « Summer In The City »…

Le cinéma a ouvert à Quincy Jones les portes du succès. On s’arrache ses talents d’arrangeur et de producteur, et plus seulement dans le milieu du jazz. Les vedettes de la musique pop l’embauchent, il décide alors de fonder sa société de production: Qwest Productions en 1975. Il continue malgré tout à sortir ses propres albums dans un style jazz-fusion très en vogue au début des années 70. Body Heat et Smackwater Jack ont enfanté des samples mémorables. Les amateurs de rap west coast on forcément en tête l’instru de « How Do You Want It » de 2Pac. Ce beat très g-funk a été composé en 1974 par Quincy Jones et le morceau s’appelle « Body Heat ». Preuve s’il en faut que Q était alors bien en avance sur son temps dans la production. Sa patte toute personnelle ne souffre pas du passage des années. Je vous parlais un peu plus tôt de la fameuse sirène utilisée par Mobb Deep. Il en existe une deuxième, immortalisée dans le hip-hop grâce à « East Coast West Coast Killas » par Dr. Dre & Group Therapy. Elle a été mise au point par Q pour son morceau « Ironside », à l’atmosphère très cinématographique. Ce titre a constitué le générique de la série télé L’Homme De Fer (Ironside).

Si l’on devait retenir un seul titre de Quincy Jones en terme d’influence dans le rap, le choix évident semble être « Summer In The City ». Peut-être parce qu’en plus d’avoir été samplé à outrance, ce morceau sorti en 1973 est déjà presque une tentative de Hip-Hop intrumental. On y reconnait des caractéristiques du rap des années 90. C’est surtout vrai pour l’intro de « Summer In The City », reprise à l’état brut par The Pharcyde sur leur inoubliable « Passin’ Me By ». J-Swift s’est simplement contenté d’en augmenter le tempo. Outre l’intro, 3 autres temps forts du morceau ont été utilisés par les producteurs de hip-hop. Voici quelques morceaux de rap dont le beat est construit à partir de différents extraits de « Summer In The City »: « Reality » par Black Moon, « Illy Filly Funk » de Da Youngsta’s ou encore « L’Âge du meurtre » de 113 feat. Karlito.

La consécration

En 1978, à l’occasion la production de la bande originale de The Wiz (une adaptation au cinéma du Magicien d’Oz), Q rencontre Michael Jackson qui y tenait le rôle de l’épouvantail. Quincy Jones saisit cette opportunité pour proposer au « King of pop » d’essayer de poser sa voix sur une chanson qu’il avait initialement composée pour Sinatra. Cette chanson, c’est « She’s Out Of My Life ». C’est pour les deux hommes le début d’une collaboration miraculeuse. De leurs efforts sont nés Off The Wall en 1979, et en 1982 l’album le plus vendu de toute l’histoire de la musique: Thriller. Q a entièrement produit l’album. Il est responsable de la manière dont sonne ce disque, c’est en grande partie grâce à lui que Thriller n’a pas pris une ride. Vous voyez déjà où je veux en venir. L’album a bien entendu été samplé en long et en large. Cela dit, il n’est pas toujours judicieux de pomper des samples sur des chansons trop connues. Il est presque toujours impossible de faire oublier l’original. Large Professor fait partie des rares producteurs à avoir tiré son épingle du jeu, et sur un classique du rap qui plus est. En bouclant l’intro de « Human Nature », il a offert à Nas une des plus belles instrus de l’album Illmatic: « It Ain’t Hard To Tell ». Du côté du pire, on peut s’offrir une bonne tranche de poilade en écoutant « Les Longs Canons » du Roi Heenok, qui s’est attaqué au monument qu’est « Thriller ».

Le « son Quincy Jones » s’est imposé dans les années 80 comme une véritable marque. Cette décennie l’a révélé aux yeux du plus grand nombre suite à son travail aux côtés de Michael Jackson. Son style de production est reconnaissable entre mille. Ceux qui ont aimé son apport sur Thriller aimeront également son album The Dude. Ce disque beaucoup moins connu de Q est une vraie banque de samples. DJ Jazzy Jeff a admirablement utilisé les sifflements que l’on peut entendre à l’origine sur le morceau « Velas ». MF Doom a produit « Rhymes Like Dimes », une de ses meilleurs chansons, en prélevant un extrait de « One Hundred Ways ». Avec le succès musical est arrivée la gloire médiatique. À la fin des années 80, Jones crée Quincy Jones Entertainment et se lance dans la production de séries télé. Sa société a notamment produit le très célèbre Fresh Prince Of Bel-Air, dont le générique est composé par son fils Quincy Jones III. Le dernier morceau dont je souhaite vous parler s’intitule « Tomorrow (A Better You, Better Me) » et fait intervenir Tevin Campbell au chant. En 1989, Q introduit ce jeune garçon alors âgé de 12 ans au R&B. Il ré-enregistre pour cela une version d’un morceau instrumental par The Brothers Johnson, sur lequel il pose la voix de Tevin. Le résultat fait bien sûr penser aux débuts de Michael Jackson. Buckwild a utilisé cette superbe chanson en 1997 pour composer le beat de « Far From Yours » sur l’album Jewelz de O.C..

Quincy Jones continue dans les années 90 à s’investir dans la musique et les médias. Même si sa productivité diminue, le géant n’a alors plus rien à prouver. Il offre néanmoins aux amateurs de jazz le fameux Miles & Quincy Live At Montreux, performance live enregistrée en juillet 1991. Miles Davis était alors gravement malade, et sa mort 3 mois après l’enregistrement a plongé la planète jazz dans le deuil. J’ai fait l’impasse dans cet article sur de nombreux aspects de l’immense carrière de Quincy Jones. Je n’ai pas du tout abordé sa vie personnelle, je n’ai pas non plus parlé de son engagement très actif pour la cause noire américaine. J’invite tous ceux d’entre vous qui seraient intéressés par un récit plus détaillé de sa vie à lire Q Par Quincy Jones, son autobiographie publiée chez Robert Laffont.

Ed Pays

Envoyé spécial à Bordeaux. Spécialiste du rap de vieux, qui passe son temps à débattre de l'autotune. La dernière fois qu'il a écouté PNL, on l'a retrouvé en PLS.

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