On ne vous apprendra rien si on vous dit que les rappeurs, pour bon nombre d’entre eux, ont un ego surdimensionné. Dans le rap game, lorsqu’on veut s’imposer, il faut savoir montrer les crocs et protéger son territoire. Parce qu’une rime bien sentie peut vous transpercer comme une balle de 9mm, quoi de plus normal que de voir un rappeur malmener un rival dans une chanson? Les meilleurs s’y sont essayé: Jay Z, KRS One, Ice Cube… Tous ont à leur palmarès un « diss track » d’anthologie. Retour sur l’Histoire du clash dans le rap.
Le terme « diss » (ou « dis« ) en lui même serait attribué à LL Cool J et vient du verbe « to disrespect« . C’est dans la chanson « I Can’t Live Without My Radio » qu’il aurait été utilisé pour la première fois, en 1985. Mais il ne s’agit pas là d’un diss dans le sens où nous comprenons ce mot aujourd’hui. Il faut remonter en 1984, un an plus tôt, pour déterrer ce qui semble bien être le prototype du diss (ou du beef).
L’épisode que nous allons vous résumer est parfois référencé sous le nom de « The Roxanne Wars » (les guerres de Roxanne). Tout est parti d’un morceau de U.T.F.O., groupe de rap aujourd’hui oublié si ce n’est pour cette petite histoire. « Roxanne, Roxanne » est le point de départ du plus long beef de tous les temps. Cette chanson aujourd’hui un peu ringarde a inspiré plus d’une quinzaine de réponses entre sa sortie en 1984 et 1992, lorsque The Real Roxanne devient Roxanne et met fin aux hostilités avec « The Roxanne Shit Is Over ».
Si « Roxanne, Roxanne » est bien le premier morceau de cette longue (et pénible) escarmouche, le morceau ne vise aucune rappeuse en particulier. C’est en fait une chanson dans laquelle Kangol Kid se plaint à ses amis EMD et Doctor Ice d’une certaine Roxanne, qui repousse ses avances. Il s’agit d’une femme fictive, un avatar conçu pour les besoins de la chanson. Ce qui va mettre le feu aux poudres, c’est le conflit qui opposera U.T.F.O. à Mr. Magic, Tyrone Williams et Marley Marl qui animaient à l’époque Rap Attack à la radio. Le groupe annule au dernier moment le concert qu’il devait donner lors d’une soirée organisée par les hôtes de l’émission. C’est à ce moment que Lolita Shanté Gooden, entre en scène. Elle propose à Marley Marl d’enregistrer un morceau afin de prendre une revanche sur Kangol Kid et sa bande. Marl est séduit par l’idée, et compose un beat à la va-vite en pompant l’instru de « Roxanne, Roxanne ». Lolita se contente de rentrer dans le lard, pas de quartier. Le disque, intitulé « Roxanne’s Revenge », sera pressé à 100 exemplaires et distribué à même la rue. C’est cet événement qui inspirera à Lolita Gooden le blase sous lequel on la connait maintenant : Roxanne Shanté.
« So, if you’re tryin’ to be cute and you’re tryin’ to be fine / You need to cut it out cause it’s all in your mind. »
Roxanne Shante – « Roxanne’s Revenge »
« Roxanne’s Revenge » n’est pas seulement le premier diss de l’Histoire du rap, c’est aussi l’affirmation que la femme a sa place dans le Hip Hop (lire notre dossier 30 ans de rap au Féminin), qu’elle n’est pas simplement le faire-valoir de l’homme. Comme nous vous l’avons déjà dit, la dispute ne s’est pas arrêtée à la réponse de Roxanne Shanté et Marley Marl. U.T.F.O. a cru bon d’engager à ses côtés Elease Jack, qui sous le pseudo The Real Roxanne, enregistrera avec le groupe le morceau du même nom, qui constitue le troisième volet de ce qui deviendra une véritable saga. De nombreux rappeurs cherchant à percer, ou voulant apporter leur pierre à l’édifice seront inspirés par ce duel. Toutes ces chansons un peu farfelues sont aujourd’hui oubliées, et c’est tant mieux. Aucune d’elles ne peut prétendre à la même fraîcheur, à la même spontanéité que « Roxanne’s Revenge ». On a eu le droit par exemple à « The Parents Of Roxanne » (Gigolo Tony & Lace Lacy), « Roxanne’s A Man (The Untold Story) » (Ralph Rolle) et même « The Final Word – No More Roxanne (Please) » par The East Coast Crew. Mais dites-vous bien que les « Roxanne Wars » n’intéressaient déjà plus grand monde après le troisième disque.
Nous sommes maintenant en 2001. 17 années se sont écoulées depuis « Roxanne’s Revenge ». Imaginez deux rappeurs de New York. Pas n’importe lesquels, les meilleurs. Imaginez-les se livrant bataille, donnant le meilleur d’eux-mêmes pour s’anéantir mutuellement. Ce combat a bien eu lieu, entre les titans Jay Z et Nas. Cet affrontement, c’est celui de deux visions antagonistes du rap. Nasir Jones est celui qui en 1994, soit 7 ans avant les faits, a écrit l’une des plus belles pages du Hip Hop avec le formidable Illmatic. Cet album est une oeuvre majeure de la musique moderne. Pour Nas, le rap est avant tout un art. L’art, ça se respecte. On ne fait pas de compromis pour l’art. Il suffit de lire ses textes et d’écouter son flow pour arriver à la conclusion que pour lui, le rap est une affaire on ne peut plus sérieuse. Jay Z lui, a un côté plus dilettante, en apparence du moins. On n’arrive pas à un tel niveau de succès sans travail. Mais lui travaille pour de toutes autres raisons : la gloire et l’argent. Shawn Carter est un businessman autant qu’il est un rappeur. Entre 1994 et 2001 il a connu une ascension fulgurante et figure parmi les personnalités les plus en vue du game.
Le début de la rivalité entre les deux hommes pourrait bien remonter à 1995. Jay Z invite Nas en studio pour l’enregistrement de « Dead Presidents ». Mais ce dernier décline l’invitation, laissant Jay Z le bec dans l’eau. Ski, le producteur du morceau, fera quand même le choix de sampler un extrait de « The World Is Yours (Q-Tip Mix) ». Nas est donc présent sur le « Dead Presidents », en dépit de son refus.
Pendant plusieurs années, les deux géants du game s’envoient quelques discrètes piques, plus ou moins bien cachées dans leurs textes. Nas, dans « The Message », ridiculise la voiture de Jay Z, une Lexus équipée d’écrans de TV. En 1997, la mort de B.I.G. laisse un trône vacant. C’est Jay Z qui porte le premier coup, implicitement dirigé contre Nas, dans « The City Is Mine ». Les trajectoires de ces deux rappeurs de Brooklyn continuent d’évoluer dans des directions totalement opposées. L’un reste fidèle à un public amateur de rap authentique, l’autre s’envole vers un succès plus populaire.
« Don’t worry about Brooklyn I continue to flame / Therefore a world with amnesia won’t forget your name / You held it down long enough, let me take those reins. »
Jay Z – « The City Is Mine »
Par la suite Jay, fera semblant d’ignorer son compétiteur lorsque ce dernier l’attaque à plusieurs reprises, avec de plus en plus de hargne. Il va même jusqu’à s’en prendre à Memphis Bleek (un rappeur proche de Jay Z), qui prendra soin de lui répondre dans « My Mind Right ». En 2000 dans « Eye 4 An Eye Freestyle », Nas tente une nouvelle fois de faire réagir Carter. Il n’y va pas de main morte et enfin, il obtient une réaction.
« Y’all niggas all hail, the King is dead / He running like a bitch with his tail between his legs / « Stillmatic », still eye 4 an eye, wanna be God / You’re just the next rapper to die, fucking with Nas. »
Nas – « Eye 4 An Eye (Freestyle) »
Jay Z est long à se manifester, mais sa fureur n’en est que décuplée. Lors du concert du Hot 97’s Summer Jam, il révèle au public une nouvelle chanson. « Takeover », c’est son titre, est une véritable charge contre Mobb Deep et Nas. Il va même jusqu’à faire diffuser sur écran géant une photo de Prodigy lorsqu’il était enfant, dans un accoutrement de danseur comme Michael Jackson aurait pu en porter. Le morceau sortira sur The Blueprint dans une version allongée, comportant un 3ème couplet dédié à la discographie de Nas. Pour lui, entendre dire qu’il ne sort qu’un bon album tous les 10 ans en moyenne tape là où ça fait mal. Car beaucoup lui reprochent d’avoir perdu son inspiration après It Was Written. Mais ceux qui le croyaient battu l’ont enterré trop tôt.
« You said you’ve been in this 10, I’ve been in it 5 – smarten up, Nas / 4 albums in 10 years, nigga? I can divide / That’s one every…let’s say 2 / 2 of them shits was due / 1 was « nah, » the other was Illmatic / That’s a one hot album every 10 years average / And that’s so lame! / Nigga, switch up your flow / Your shit is garbage / What you trying to kick, knowledge? »
Jay Z – « Takeover »
Nas ne peut pas en rester là. Hors de question de perdre la face. La première salve, « Stillmatic (Freestyle) », n’est que le tour de chauffe. La grosse artillerie, il la réserve pour son prochain coup. Il est important, pour que le public ne détourne pas son attention, d’agir vite. Avant que la poussière ne retombe sur cette âpre lutte, Nas balance à son tour un scud en direction de son ennemi: « Ether ». Pourquoi ce titre? Parce que « I fuck with your mind like ether ». Et sans doute aussi parce que la vapeur d’ether chasse les fantômes. On reconnait bien là l’esprit de Nas. Le contenu des paroles, lui, est beaucoup moins subtil. Des attaques sur le physique et la sexualité, des accusations de plagiat. L’arsenal est lourd.
« How could Nas be garbage? Semi-autos at your cartilage / Burner at the side of your dome, come out of my throne! / I got this locked since 9-1, I am the truest / Name a rapper that I ain’t influenced / Gave y’all chapters, but now I keep my eyes on the Judas. »
Nas – « Ether »
« Takeover » et « Ether » sont les principaux temps forts de ce combat titanesque. Tout le monde à cette époque retient son souffle dans l’attente de la prochaine déflagration. Après ces morceaux fulgurants, l’orage commence progressivement à se dissiper. Il y aura bien une dernière réponse de Jay Z, intitulée « Super Ugly », mais qui n’a absolument pas le même retentissement que « Takeover ». Lui et Nas ont tous deux tiré profit de ce beef, qui les a placé pendant environ 2 ans au centre de l’attention de la planète rap. Les deux hommes sont aujourd’hui réconciliés, et ont même collaboré sur des chansons telles que « Black Republican », « Success » ou encore « BBC ». Mais donc qui des deux a emporté la victoire dans ce match du siècle? Les avis diffèrent, les fans des deux camps discutant toujours des mérites de chacun 15 ans après la bataille…
On est maintenant en 2016, et bonne nouvelle, les rappeurs continuent à se mettre des bâtons dans les roues. Seulement les choses ont un peu changé. On enregistre moins de diss tracks, procédé parfois long et coûteux, qui présente en plus un risque artistique. C’est maintenant sur les réseaux sociaux que le rappeurs se livrent bataille. L’avantage est le caractère instantané de l’attaque, qui se fait devant des témoins qui peuvent eux-même réagir et participer au clash. L’inconvénient, c’est que tout ça se passe bien souvent en dessous de la ceinture, pour des motifs plutôt puérils. On n’attaque plus tellement un rival sur l’infériorité supposée de ses textes ou de son flow. Il y a heureusement quelques contre-exemples, le plus récent étant la dispute entre le canadien Drake et Meek Mill.
Les deux semblent pourtant bien s’entendre en 2012, en témoigne leur collaboration sur « Amen ». La bonne entente dure même jusqu’à juillet 2015. Drake est aussi présent sur « R.I.C.O. », extrait du dernier album en date du rappeur de Philadelphie : Dreams Worth More Than Money. C’est un tweet assez inattendu de Meek qui va mettre le feu aux poudres. Le 21 juillet de cette même année, 140 caractères lui suffisent à rompre les liens de la cordialité avec Drake. Dans un tweet assassin, il accuse la superstar de ne pas écrire lui-même ses textes. Pourquoi attaquer ainsi son collaborateur? Ce que Robert Rihmeek Williams (aka Meek Mill) lui reproche, c’est de ne jamais avoir mentionné sur sa tweet line la sortie de Dreams Worth More Than Money. En clair, Drake n’a pas participé à la promotion de l’album et ça, ça ne passe pas.
C’est un certain Quentin Miller qui serait l’auteur des paroles rappées (ou chantées) par Drake. Sous le feu des projecteurs de la presse américaine, le rappeur d’Atlanta devra alors donner sa version des faits. Selon ses dires, Drake aurait fait appel à lui alors que son album était déjà quasiment bouclé, juste pour obtenir une sorte de validation de la part d’un confrère. Quentin ne serait donc pas vraiment le « ghostwriter » de Drake. Étrange, cela dit, de le voir crédité sur plusieurs morceaux de If You’re Reading This, It’s Too Late. Miller ne sera pas le seul à prendre la défense de Drizzy. Il sera rejoint par Noah Shebib, qui a produit certains de ses récents morceaux, et plus étrangement par Norm Kelly, un homme politique canadien. Pendant plusieurs jours, les tweets fusent, certains plus pertinents que d’autres. Funkmaster Flex lui, prend parti pour Mill, considérant que faire appel à un « ghostwriter » est une faute éliminatoire dans le rap game.
Très vite, les débats deviennent stériles. En 140 caractères, on ne peut pas dire grand chose. Drake sera le premier à exporter le clash hors des réseaux sociaux. Il sera le premier à enregistrer un « diss track », à l’ancienne. « Charged Up » n’est guère qu’un freestyle, mais en frappant le premier il se place au dessus de son nouvel ennemi. Le morceau est produit par Shebib, et parvient à se faire une place (la 78ème) dans le Billboard Top 100. Meek Mill se contente bizarrement de lui répondre sur Twitter. Le public américain attendait pourtant une réaction de sa part et de Funkmaster Flex. Mais sur Hot 97, c’est le silence radio.
Drake ne s’arrête pas là. Blessé par les accusations de Mill, il balance un deuxième missile 4 jours après « Charged Up ». Le 29 juillet 2015 n’est sans doute pas une date choisie au hasard. Ce soir là se joue un match de baseball opposant les Toronto Blue Jays et les Philadelphia Phillies. Ce match est un peu la métaphore sportive du clash entre les deux rappeurs. Mais avec « Back To Back », Drake fait surtout référence à un autre affrontement entre ces deux équipes: celui de 1993. Cette année là, les Blue Jays emportaient face aux Phillies une deuxième victoire consécutive dans la compétition des World Series. Pour l’anecdote, c’est l’équipe de Toronto qui l’emporte à nouveau en 2015. Ce 29 juillet, l’alignement des planètes est parfait pour Drake.
« Yeah, trigger fingers turn to twitter fingers / Yeah, you gettin’ bodied by a singin’ nigga / I’m not the type of nigga that’ll type to niggas. »
Drake – « Back To Back »
Difficile, voire impossible de se relever d’une attaque si bien menée. Meek Mill tentera de laver l’affront dès le lendemain avec « Wanna Know », mais il est déjà trop tard. Tout le monde ne parle que de « Back To Back », qui sera d’ailleurs le premier « diss track » de l’histoire à être nominé pour un Grammy (dans la catégorie Best Rap Performance). Meek semble pourtant apporter la preuve que Drake a bien fait appel aux services de Miller comme parolier. Il incorpore dans « Wanna Know » un extrait de « Know Yourself » rappé par le fameux Q.M., ayant vraisemblablement servi de référence pour Drizzy. D’un point de vue strictement musical, le morceau n’est en revanche vraiment pas à la hauteur. C’est raté et tout le monde s’en aperçoit. Comme quoi il ne suffit pas pour gagner de démontrer la faiblesse de l’autre. Il faut aussi (il faut surtout!) prouver sa supériorité en tant que emcee. Mill, décidant de passer à autre chose, choisira de supprimer « Wanna Know » de sa page Soundcloud, officialisant ainsi sa défaite.
Quel que soit son sentiment personnel sur le beef et sur le fait que les rappeurs s’agressent mutuellement, force est de constater l’importance de ce phénomène tout au long de l’histoire du rap. Nombre de emcees ont déployé une énergie folle pour éliminer la concurrence, parfois aux dépens de la qualité musicale. KRS One, auteur d’un diss mémorable contre le Juice Crew (« The Bridge Is Over ») tentera en 1995 de mettre fin à cette habitude avec le superbe « Squash All Beef », sans succès.
La liste des rappeurs ayant provoqué un confrère en duel est longue comme le bras, vous vous en doutez bien. Parmi les beefs historiques, on aurait pu évoquer la rivalité 2pac / Biggie qui finira malheureusement par un double drame…, mais elle mériterait un article, pour ne pas dire un bouquin à elle seule. Que dire aussi des sévères dissensions au sein même des ténors du G-funk ? Certains diss tracks de cette véritable guerre fratricide sont simplement inoubliables. Eminem, Canibus, Common, LL Cool J, 50 Cent… Tous ces grands noms du rap ont déjà eu l’occasion d’écrire quelques lignes, voire quelques couplets assassins envers un des leurs. Nous avons regroupé quelques uns des diss tracks les plus marquants dans une playlist. Bonne écoute, et long live the beef!
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