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Hip Hop et Comics : crossover de choc

Plongés dans des bat­tles, por­teurs d’un don particulier qu’il leur faut sans cesse entretenir et imposer, et par­fois réunis en équipes démesurées, les rappeurs, DJs et super-​héros parta­gent un gène com­mun. Comics et Hip Hop se sont soutenus dès l’orée des années 1980, et ont pour­suivi depuis leur ascension, pour le meilleur comme pour le pire… Retour sur cette collaboration qui dure depuis quatre décennies.

À l’aube des années 1980, que peut faire un gamin du Bronx ou de Harlem pour sor­tir de la nuit dans laque­lle sont plongés son quartier, sa famille ? Les comics exis­tent depuis à peu près un demi-​siècle, mais ils sont devenus un objet de con­som­ma­tion de masse pour les classes moyennes et pau­vres des États-​Unis, et com­men­cent même à être lus par des adultes depuis une petite décennie.

Certes, la cen­sure s’applique encore à ces pub­li­ca­tions col­orées des­tinées pour la jeunesse, mais, au niveau du lec­torat, un pas est franchi. Surtout, les par­ents ne s’inquiètent plus vrai­ment de voir les fascicules aux mains des ado­les­cents. Après tout, les super-​héros véhicu­lent des valeurs telles que l’honneur, la bravoure, la loy­auté… Et puis, au moins, ils lisent, sans être for­cé­ment des jeunes ren­fer­més sur eux-​mêmes. La seule chose qui pourrait leur faire lever le nez des cases et des exploits des surhommes, à la fin des années 1970, ce sont peut-​être les rythmes en prove­nance du coin de la rue, ou du parc à quelques pâtés de maisons…

Les block par­ties ou rendez-​vous sauvages ne sont pas pour les enfants, pas avant que l’industrie du disque ne s’empare du phénomène, mais le Hip Hop se fait enten­dre sur les postes de radio (lire notre article sur les radios new-yorkaises des 80s), qui ne sont désor­mais plus seule­ment réservés à l’autorité parentale. La pla­tine famil­iale fait peut-​être enten­dre de la soul ou du funk, mais le poste dans la chambre dif­fuse d’autres artistes, les Cold Crush Broth­ers, Stet­sasonic, ou, bien­tôt Grand­mas­ter Flash and the Furi­ous Five

Avant le com­bat, con­stituer son équipe et équipement

Si l’exercice du DJing con­stitue en soi un spec­ta­cle sus­cep­ti­ble d’impressionner, la for­ma­tion ini­tiale de la musique Hip Hop, asso­ciant un DJ et un ou plusieurs Mas­ter(s) of Cer­e­mony (MCs) évoque immé­di­ate­ment les super-​héros dans les équipes qu’ils for­ment (X-​Men, Fan­tas­tic Four, Avengers, Justice League…) ou peu­vent former à l’occasion, à tra­vers des crossovers (his­toire croisant deux ou plusieurs univers de super-​héros indépen­dants). Les noms des crews de l’époque ne se privent pas de faire le par­al­lèle, il suf­fit de penser à Grand­wiz­ard Theodore & the Fan­tas­tic Five

Stet­sasonic, le groupe de Brook­lyn cité plus haut, attaque directe­ment avec « In Full Gear » sur son album du même titre, en 1988 : l’« équipement com­plet » décrit dans le morceau est « aéro­dy­namique », par­ti­c­ulière­ment adapté pour « arrêter » les MCs faibles, qui commet­tent des « crimes » en osant mon­ter sur scène… Quant aux cris qui scan­dent le titre, on les con­fondrait presque avec des onomatopées.

De l’éclair de Grand­mas­ter Flash au logo iconique de Pub­lic Enemy, en pas­sant par le « A » d’Assassin, l’identité visuelle du groupe est tout aussi impor­tante. Celui de Pub­lic Enemy fut créé par Chuck D lui-​même, le MC « sérieux » du groupe, quand Fla­vor Flav allait lui don­ner la réplique sur un mode débridé et empreint de folie. Ce dernier relève d’ailleurs du véri­ta­ble per­son­nage de comics, avec son hor­loge démesurée autour du cou… S’il est bien un logo qui atteint la pop­u­lar­ité des sym­boles de Bat­man ou de Super­man, c’est celui du Wu-​Tang Clan, dess­iné par le DJ Allah Math­e­mat­ics, com­pagnon du groupe depuis les débuts. Évidemment, le graff et le tag, composants du Hip Hop, sont allés chercher des éléments des comics, avant de les influencer à leur tour: l’aspect graphique est le plus évident, et il suffit d’avoir vu quelques exemples pour en être convaincu.

En matière d’extravagance artistique, la palme revient sans doute à Ram­mel­lzee, un rappeur, graf­feur et sculp­teur actif à New York dans les années 1980 : son nom avait tout un tas de sig­ni­fi­ca­tions ésotériques et mys­tiques, et il s’était fab­riqué plusieurs cos­tumes emprun­tant autant au samu­rai qu’à Iron Man. À côté de cet under­ground obscur, les “com­bi­naisons” des rappeurs se sont rapi­de­ment déclinées en dizaines de vête­ments streetwear et autres acces­soires, que le pub­lic se plaît à adopter pour rejoin­dre une sorte d’équipe super­héroïque : typiquement, les Adi­das de Run DMC.

Rammellzee

Le surhomme et la société, la haine du vigilant

La première interaction du super-héros avec la société se fait dans son quartier, arrondissement, ville : com­ment imag­iner Super­man sans Métrop­o­lis, Bat­man sans Gotham, ou Spider-​Man sans New-York et ses gratte-​ciels ? Et que seraient Orly-​Choisy-​Vitry sans Ideal J, la Seine-​Saint-​Denis sans NTM ?

À force de décrire le quo­ti­dien dans sa vio­lence et sa bru­tal­ité crues, et en guise de rançon du suc­cès, comics et rap se sont tous deux trou­vés frap­pés par une forme de con­trôle, voire de cen­sure. La Comics Code Author­ity voit le jour en 1954, près de deux décen­nies après les pre­miers exem­ples du genre, suite à la pub­li­ca­tion d’une étude du psy­chi­a­tre Fredric Wertham, Seduc­tion of the Inno­cent. Dans cette dernière, il déplore l’influence des comics, perçu comme des col­por­teurs de vul­gar­ité et de vio­lence auprès des jeunes publics, con­sid­érés comme vulnérables.

La musique Hip Pop con­naît sa pro­pre autorité de salubrité avec le sticker Parental Advisory Explicit Con­tent apposé sur les dif­férents albums et sin­gles, et mise en place aux États-​Unis par l’industrie du disque elle-​même (Record­ing Indus­try Asso­ci­a­tion of America), en 1990. Si c’est une chan­son de Prince (« Dar­ling Nikki ») qui lance les procédures, le rap sera une cible de choix pour les censeurs de tous bords, pour vio­lence, vul­gar­ité, ou même pornographie.

Le Comics Code et le sticker Parental Advisory

Au coeur de la bataille, exploits, super­pou­voirs et vertu

Le vif du sujet, et le feu de la bat­tle : le par­al­lèle entre les rappeurs et les super-héros — ou vilains — devient alors évi­dent. Hors de la scène, le MC ou le DJ sont des indi­vidus lambda, du moins dans une cer­taine approche de la musique hip-hop, ce qui ras­sure par ailleurs quant à leur authen­tic­ité. Mais, une fois face à la foule, mis devant le MC à coucher, le DJ à dis­tancer, la bête se réveille. La dou­ble per­son­nal­ité des artistes, semblable à celle de Batman, Super­man, Spider-Man et con­sorts, va par­fois jusqu’à rejoindre la fureur de Hulk : une fois trans­formé, l’individu sur scène devient sim­ple­ment incontrôlable.

« Super héros du rap français rappe dans les films d’action

Un kilo de rimes trois bar­res, prêt pour la trans­ac­tion »

Booba dans « Les Bidons veu­lent le Guidon », Timebomb

Le rap, prin­ci­pale­ment celui tourné vers les bat­tles, con­tient nom­bre de métaphores, assez sim­ples, dans lesquelles le MC adopte les car­ac­téris­tiques d’un super-héros, sim­ple­ment pour affirmer sa supéri­or­ité. Dans « Raise the Roof », sur Yo! Bum Rush the Show (Pub­lic Enemy, 1987), Chuck D se com­pare à Thor, et fait pleu­voir la foudre sur ses adver­saires, ou au Prince Namor, « qui est craint sur les deux côtes », autrement dit la East Coast comme la West Coast des États-Unis. Snoop Dogg, lui, s’imagine bien en Bat­man dans « Bat­man and Robin » sur une prod de DJ Pre­mier, avec Lady of Rage en Robin et RBX en Com­mis­sioner X, alter ego du Com­mis­saire Gor­don. Bon, rayon exploits super-héroïques, le chien atom­ique pro­pose, entre autres, de don­ner de l’herbe exci­tante à Catwoman… Et com­ment ne pas citer les quelques mem­bres du Wu-Tang qui représen­tent à eux seuls une par­tie du cat­a­logue Mar­vel ? Ghost­face Kil­lah se fait surnom­mer Iron­man, Cap­tain Amer­ica ou Tony Starks (avec un –s supplémentaire absent des comics), Method Man Johnny Blaze (aka Ghost Rider), quand le pro­duc­teur et MC RZA, lui, s’est créé son pro­pre per­son­nage, Bobby Dig­i­tal. Tous, en tout cas, ne sont pas avares de références à leurs surhommes préférés.

« Swing­ing through your town like your neigh­bor­hood Spi­der­man »

« Je me bal­ance dans vos rues comme votre fidèle Spi­der­man»

Inspec­tah Deck dans « Pro­tect Ya Neck », Wu-​Tang Clan

En 1999, un MC bien­tôt repéré par KRS-One, Dr. Dre, et Com­mon imag­ine pour s’amuser « Secret Wars », freestyle de 5 min­utes 30. La chan­son reprend le titre d’une célèbre série Mar­vel des années 1984 – 1985, la pre­mière à pra­ti­quer le crossover en masse : les super-héros et vilains de plusieurs univers se croisent dans un com­bat titanesque rassem­blant entre autres Les 4 Fan­tas­tiques, Spider-Man, Fatalis, les Avengers, Fatalis, Octo­pus, le Lézard, Galac­tus… Dans son freestyle devenu culte, The Last Emperor les con­voque face à ces MCs préférés : KRS affronte le Pro­fesseur X, Dr. Strange se mesure à GZA, Red­man com­bat Hulk, Storm est défaite par Lau­ryn Hill… Un com­bat légendaire, qui con­naî­tra une sec­onde par­tie, de 10 min­utes, à la fin de l’album Music, Magic, Myth, le pre­mier de The Last Emperor, en 2003.

Mais celui qui les couche tous, en ter­mes d’érudition comics, c’est prob­a­ble­ment Mar­shall Math­ers et sa rude dic­tion comique, aka Eminem. Slim Shady pos­séderait même un exemplaire d’Amazing Fan­tasy #15, dans lequel le lecteur décou­vrait pour la pre­mière fois Spider-Man. Sa col­lec­tion per­son­nelle serait « gigan­tesque », d’après Rigo « Riggs » Morales, directeur artis­tique de Shady Records. Le rappeur de Detroit voulait devenir dessi­na­teur de comics, il les aura finale­ment col­lec­tion­nés, avec une appé­tence par­ti­c­ulière pour Hulk, et le graphisme de John Romita Senior, un des grands maîtres de la Mai­son des Idées. L’éditeur a d’ailleurs sauté sur l’occasion, en faisant appa­raître le rappeur dans son pro­pre rôle à deux reprises, aux côtés du Pun­isher (hors-série, mai 2009, assez mau­vais) et de Iron Man, même si cette dernière appari­tion est lim­itée à la cou­ver­ture, en édi­tion lim­itée (Mighty Avengers #3, 2013). Dans les deux cas, le rappeur est dess­iné par l’espagnol Sal­vador Larroca.

Pour beau­coup de rappeurs, le super-héros était un mod­èle de vertu, au milieu de la pauvreté, du crack, et de l’immobilier qui prend à la gorge les habi­tants des quartiers défavorisés. Et les artistes, en adop­tant, par­fois malgré eux, le rôle de mod­èles, se font alors le relais d’un com­porte­ment, si ce n’est exem­plaire, plus sage que la voie de la criminal­ité. À l’inverse, la référence aux super-vilains peut fournir l’incarnation de ce qu’il faut com­bat­tre. Venom, DJ, pro­duc­teur et MC fon­da­teur du label Mar­vel Records, n’a pas adopté l’identité du per­son­nage de comics doté d’un sym­biote en vain. « Les gens oublient souvent que Eddie Brock, la véritable identité de Venom, n’en veut qu’à Peter Parker, parce qu’il a détruit sa carrière. Il sauve souvent des gens dans les comics », rappelle l’artiste. Son pre­mier album, Un jus­ticier dans la ville (2009), fait dans l’horrorcore et l’hardcore, ambiance plutôt éloignée du rap ambiant, façon Gravediggaz. Dans « Le Caïd », Venom utilise le per­son­nage cor­rompu, adver­saire de Spider-Man et Dare­devil, notamment, pour incar­ner la cupid­ité qui pourrit le monde con­tem­po­rain. La pochette, signée par le dessi­na­teur Melki comme toutes celles de Mar­vel Records, vaut aussi son pesant d’or.

Un justicier dans la ville, premier album de Venom (2009)

« Son cos­tume est blanc

Sorti du press­ing de la justice

Pour­tant les mains pleines de sang »

« Le Caïd », Venom, Un jus­ticier dans la ville

En 1983, un maxi de la Motown fait appa­raître le rap « The Crown » par Gary Byrd & The BG Expe­ri­ence, inté­grale­ment pro­duit par Ste­vie Won­der. La pochette ne laisse aucun doute : Byrd est ici pour faire la leçon, ce qu’il revendique ouverte­ment. Toute­fois, le « mes­sage », qui ne dure pas moins de 10 min­utes, utilise ici les références aux comics (Super­man et Hulk) pour attirer l’attention des plus jeunes tout en leur rap­pelant leurs orig­ines africaines, par l’histoire et la con­science du groupe eth­nique. Claire­ment à destina­tion des jeunes, le mes­sage est impor­tant, peut-être un peu trop martelé, pour un hip-hop qui voulait faire danser et penser en même temps.

Rappelons qu’en 1966, lorsque Stan Lee et Jack Kirby créé le premier personnage d’envergure noir des comics de l’époque, ils le nomment Black Panther, et le font chef d’une nation africaine, Wakanda. Il intégrera deux ans plus tard, en mai 1968, les Avengers. Dans la réalité, un mois plus tôt, Martin Luther King était assassiné aux États-Unis. Même si les comics ont parfois abordé avec maladresse la diversité des personnages, on ne peut que reconnaître une certaine audace.

Longtemps perçu comme une musique réservée aux jeunes, le rap s’est aussi retrouvé asso­cié à des opéra­tions ouverte­ment com­mer­ciales, qui liaient comics et Hip Hop pour s’assurer les faveurs des moins de 13 ans, et le porte­feuille des par­ents. On passera rapidement sur la con­tri­bu­tion de Vanilla Ice, le rappeur blanc créé de toutes pièces par les maisons de dis­ques, et son « Go Ninja » des­tiné à la bande orig­i­nale du film Tortues Ninja (1990). Les films Bat­man For­ever (1995) et Bat­man & Robin (1997) firent eux aussi appel au Hip Hop dans leurs ban­des originales, par­ti­c­ulière­ment diver­si­fiées. Le premier invi­tait Method Man pour « The Rid­dler », aka l’Homme-Mystère, quand le second se rabat­tait sur Bone Thugs-n-Harmony (« Look Into My Eyes »). Les clips sont comme les films, kitsch à souhait. Mais, niveau rap, Method Man s’en sort bien. Au sein des stu­dios de cinéma, la recette n’a pas vrai­ment changé : Ghost­face Kil­lah s’est ainsi fendu d’un titre, « Slept with Tony », pour la BO du premier Iron Man, ainsi que d’une appari­tion dans le film, rel­a­tive­ment inutile et coupée au mon­tage. Ou peut-être est-ce un clin d’oeil de Mar­vel à son rival DC Comics, par rap­port aux films Batman…

Un exem­ple à suivre ?

Dans le comics comme dans le Hip Hop, la fin des années 1980 et le début des années 1990 son­nent le début d’une remise en ques­tion du « rôle » de la musique Hip Hop. Les super-héros, dans leur toute-puissance, leur jus­tice par­fois aveu­gle et leur ingérence, per­dent peu à peu la con­fi­ance de ceux qu’ils sont cen­sés pro­téger : Bat­man : Dark Knight ou Watch­men, tous deux publiés chez DC Comics, met­tent le doute dans l’esprit des surhommes. « Who’s watches the watch­men ? » (« Qui garde les gar­di­ens ? »), gim­mick extrait de Watchmen, incarne par­faite­ment cette crise pro­fonde de statut. Dans le Hip Hop, le rôle d’éducateur que l’on con­fi­ait sou­vent aux rappeurs dis­paraît, à la faveur du gangsta rap ou, sim­ple­ment, d’une seule expres­sion artis­tique et personnelle.

« Tou­jours rien de neuf, la vie d’artiste c’est tardif

Au ptit dèj des news rouges coulent et le sang se tartine

Une rafale de flash fauche cash une princesse au Ritz

Les USA super-​héros et Bush est Pro­fes­sor X »

Lavokato dans « Boboch Con­nex­ion », Nakk Men­dosa ft. Les10

Évidem­ment, le meilleur exem­ple en la matière, le producteur/ rappeur le plus extrémiste, c’est bien MF Doom : MF pour Metal Face ou Moth­er­Fucker, c’est selon, mais Doom fait bien référence au Dr. Doom (aka Doc­teur Fatalis en VF) des comics Mar­vel. « La façon dont les comics sont écrits vous fait voir la dual­ité de la réal­ité, de telle manière que le méchant n’en est plus vrai­ment un quand on con­sid­ère les choses de son point de vue. En décou­vrant cette écri­t­ure, je me suis dit que je pou­vais l’adapter au hip-hop, quelque chose que per­sonne n’avait jamais fait. C’est à ce moment-là que j’ai créé ce per­son­nage et que j’ai com­mencé à embrouiller tous ces élé­ments — la nais­sance du Vilain », explique l’homme masqué dans sa célèbre inter­view pour Wired. Le pro­duc­teur repren­dra des samples basiques, iconiques du hip-hop, pour les dis­tor­dre, les malmener et créer le son MF Doom.

Operation : Doomsday, premier album studio de MF Doom (1999)

Aujourd’hui, les rappeurs plus jeunes ont ten­dance, à tort ou à rai­son, à ne plus accorder de crédit aux anciens, et à se con­cen­trer sur une ligne pure­ment hédon­iste, asso­ciant costumes les plus clin­quants et éta­lage des fea­tur­ings les plus impres­sion­nants. Il faut dire que les com­bats de l’ancien temps ont beau avoir eu lieu, les sit­u­a­tions n’ont pas vrai­ment évolué. On entend un peu plus de hip-hop dans les pub­lic­ités, mais la recon­nais­sance n’est pas encore là.

« Kill a fuckin’ super­hero, I watch the Watchmen

I’m a super-​negro, my watch the rocks in

My Glock that’s cocked, loaded, and ready to lock in

Who’s send­ing nig­gas to the dirt? Ostriches

Cap­tain hold­ing them cap­tive fuck­ing hostages »

« Tuer un putain de super-​héros, je garde les Gardiens

Je suis un super-​négro, des dia­mants ser­tis sur ma montre

Mon Glock est tendu, chargé, prêt à tirer

Qui envoie les négros à terre ? Des autruches

Cap­tain [Amer­ica] les retient cap­tifs, des putains d’otages »

Hodgy Beats, « Oooh » de Pusha T ft. Hodgy Beats, Liva Don & Tyler The Creator

À voir si cette généra­tion tal­entueuse devien­dra com­pa­ra­ble aux hordes de surhu­mains aveuglés par leurs pou­voirs, décrites et dess­inées par Mark Waid et Alex Ross dès 1996, dans la mini-série King­dom Come, chez DC Comics. Bat­man, Super­man et Won­der Woman, les « anciens » super-héros, reprennent du ser­vice pour met­tre de l’ordre, sans man­quer de s’interroger sur leur droit d’ingérence au passage…

Des exploits à rapporter : les rappeurs crayonnés

Outre les appari­tions d’Eminem citées plus haut, l’intérêt du hip-hop pour le comics, notam­ment par le graff, s’est retrouvé dans plusieurs pub­li­ca­tions. La plu­part sont ouverte­ment à but com­mer­cial, et ne font inter­venir des rappeurs dans le seul but d’attirer un nom­bre d’acheteurs plus impor­tants, com­prenant les fans du groupe. En la matière, Vanilla Ice a une nou­velle fois eu droit aux hon­neurs, avec un titre rapi­de­ment oublié chez un édi­teur enterré, Rock’n’Roll Comics (sic).

Le Wu- Tang s’est égale­ment trans­posé au for­mat comics, à plusieurs reprises : Wu Massacre devait accom­pa­g­ner l’album du même nom, rassem­blant Raek­won, Ghost­face Kil­lah et Method Man. Le comics devait être assuré par Alex Haldi et le dessi­na­teur Chris Bachalo, passé chez DC Comics pour dessiner Bat­man ou Sand­man, avant d’atterrir chez Mar­vel pour des par­tic­i­pa­tions remar­quées séries Uncanny X- Men ou Amaz­ing Spider-Man. « Devait être », car le comics ne fut jamais achevé, prob­a­ble­ment pour des raisons économiques, même si quelques planches cir­cu­lent. La ren­con­tre défini­tive ne s’est donc tou­jours pas faite sur le papier, à l’exception d’un médiocre titre, The Nine Rings of Wu- Tang, paru au début des années 1990 chez Image Comics. Ghost­face Kil­lah a eu un peu plus de chance en solo, dans Cell Block Z, écrit avec Mar­lon Chap­man et Shauna Garr, et illus­tré par Chris Walker.

Wu Massacre, jamais sorti

50 Cent ou ou Onyx ont eux aussi tenté la trans­po­si­tion, sans plus de suc­cès dans les boutiques de comics. Le pre­mier avait pour­tant un par­cours digne des super-héros les plus tor­turés, mais il faut chercher du côté de l’underground pour trou­ver un essai réussi de récit de vie d’un rappeur. MF Grimm, qui n’est pas l’un des mul­ti­ples alias de MF Doom, a ainsi « prof­ité » d’un pas­sage en prison après trafic de drogues pour com­poser un triple album, Amer­i­can Hunger. Il l’accompagne, à sa sor­tie (la sienne et celle de l’album), d’un livre et d’un comics, Sen­tences, dess­iné par Ronald Wim­berly. Il y raconte son parcours, qui lui a fait côtoyer les plus grands (Dre et Suge Knight à la créa­tion de Death Row) et les bas-fonds (fauché, il devient dealer à Los Ange­les, une agres­sion le laisse paralysé des deux jambes). Sincère et touchant, le comics reçoit un bon accueil, y com­pris de la part de la cri­tique spécialisée.

Le groupe Pub­lic Enemy a aussi eu droit à ses aven­tures sous forme de sil­hou­ettes forte­ment encrées, sous le pinceau d’Adam “Illus” Wal­lenta. Le scénario est impos­si­ble, faisant de Pub­lic Enemy une organ­i­sa­tion secrète de badass luttant pour le bien pub­lic, mais les graphismes sont suff­isam­ment con­va­in­cants pour faire fonc­tion­ner le tout. Et quel meilleur gim­mick de super-héros que le « Yeah, boy­eeeeee » de Fla­vor Flav ? Every Hero Needs a Vilain, deuxième album de Czarface, le trio formé par Inspectah Deck, 7L & Esoteric, sortira accompagné de Death & Abduction, un comics en édition limitée. « On a grandi avec ces comics, et beaucoup d’entre nous sont encore de grands fans. J’ai pensé que les combiner avec des beats classiques du hip-hop et des rimes 90’s ferait une bonne combinaison pour un truc lourd », explique Inspectah Deck à HipHopDX. L’équipe récidive, puisque le premier album était accompagné d’une action figure en édition limitée. L’ambiance comics n’est pas réservées aux seuls packagings, mais aussi à la tracklist. Venant de Inspectah Deck, membre du Wu, rien de bien étonnant : la série Afro Samuraï était accompagnée par RZA

Action Figure du premier album, Czarface.

Au rayon des col­lec­tors ultimes asso­ciés aux sor­ties album des artistes, il faut savoir que De La Soul s’était fendu d’un comics, inclus en édi­tion ultra lim­itée à quelques exem­plaires de leur deux­ième sor­tie, De La Soul Is Dead (1991). MF Doom ne pou­vait pas couper à l’exercice, et il s’y est plié avec Mean­while… (Madvil­lain), qui pour­suit les incroy­ables aven­tures de Doom com­mencées dans le clip de « All Caps », défini­tive­ment à voir. Et à lire, avec un peu de chance : l’ouvrage était pro­posé dans l’album de remix Madvil­lainy 2, en cof­fret spécial.

Pour en savoir plus sur le personnage MF Doom et le super-groupe qu’il forme avec Madlib Madvillain., ne manquez pas notre dossier sur le label Stones Throw.

En France, le terrain semble moins fertile, peut-être parce que la bande dessinée franco-belge est longtemps restée privilégiée : on compte Imperial Asiatic Men (Stéphane Durel et Daniel Ballin, Clair de Lune), étrange adaptation BD de IAM sortie en 2007. La disparition de la maison d’édition Indeez (en redressement judiciaire depuis janvier 2015) a malheureusement mis un coup d’arrêt à un début de structuration, à des productions originales (L’Évasion, par exemple), et à quelques albums chelous, quand même. Qui sait, peut-être que les éditions de La Rumeur reprendront le flambeau d’une certaine « BD hip-hop », même si le Label 619 (voir ci-dessous) est devenu un véritable refuge de libertés graphiques… Plus récemment, les auteurs Cyrille Pomès et Jean-Pierre Filiu ont signé Le Printemps des arabes (Futuropolis), dans lequel le groupe de rap palestinien DAM est évoqué (quelques planches sont visibles à l’exposition Hip-hop : Du Bronx aux rues arabes, à l’IMA). Le troisième volume de la série Doggy Bags (Ankama), South Central Stories, se déroule à Los Angeles, en 1993, en pleine guerre des gangs… Signé Neyef, ce numéro spécial (il tord le cou au concept originel des Doggy Bags : trois histoires – trois auteurs) est une petite merveille de tension et de tragédie, qui rend d’ailleurs hommage au titre culte The Grocery (Singelin et Ducoudray) ainsi qu’à quelques mythes hip hop dans ses publicités insérées par Yuck. N’oublions pas, véritable exception française, la série d’animation Les Lascars, ensuite déclinée en bandes dessinées et en long-métrage. Créé par IZM, Eldiablo, Alexis Dolivet, Numéro 6, Cap 1 et Lucien “Papalu”, l’univers des Lascars s’impose comme la grande oeuvre graphique du Hip Hop français.

Outre Rockin’ Squat et Assassin, qui collaborent régulièrement avec le designer Deck Two, on a pu retrouver des illustrations de Fifou et de Wild sketch, respectivement sur les jeux de société La Ride d’Aelpéacha et Le Gouffre (avec Marche arrière).

Le mouvement Hip Hop, producteur de dessinateurs

Du côté des dessi­na­teurs de comics, les réus­sites sont à trou­ver dans les pub­li­ca­tions qui ne font pas for­cé­ment appa­raître des rappeurs, des DJs ou des albums cultes, mais celles qui, l’air de rien, se rap­prochent de « l’esprit Hip Hop », celui du mou­ve­ment global. Dans ce domaine, le dessi­na­teur Eric Orr fut un pio­nnier, et il dis­tribua de manière indépendante en 1986 Rap­pin’ Max Robot, l’histoire d’un robot qui fait du rap, tout simple­ment. Si l’histoire est basique, le style fit sen­sa­tion parce qu’il était le pre­mier à représen­ter les élé­ments du hip-hop de manière graphique, avec les mou­ve­ments du mouve­ment, graff, break­dance et MCing au pre­mier plan. Par la suite, Orr col­la­bor­era avec Ulti­mate Force, Jazzy Jay ou D.I.T.C.

Un an plus tard, Mar­vel Comics pub­lie le roman graphique Wolf­pack, par Larry Hama (scé­nario) et Ron Wil­son (dessin) : l’histoire de cinq jeunes du South Bronx (un des premiers ter­ri­toires à être représenté par les groupes de musique hip-hop), entraînés pour devenir les jus­ticiers de cette par­tie de New-York. La cou­ver­ture et le comics font apparaître les détails d’un des quartiers les plus pau­vres de la ville, quand les cinq jeunes héros per­me­t­tent aux lecteurs de s’identifier par­faite­ment avec eux. Le titre lais­sera une trace par­ti­c­ulière auprès des lecteurs, audi­teurs du genre.

Wil­son tente aujourd’hui de pub­lier Bat­tle Rap­pers, réal­isé avec l’auteur Keith Thomas, pour faire revenir le Hip Hop allié au comics sur le devant de la scène. Toute­fois, le scé­nario (des rappeurs aliens met­tent à mal le hip-hop avec des labels) et le graphisme lais­sent augurer du pire… Ronald Wim­berly, qui avait col­laboré avec MF Grimm, a de son côté signé un beau suc­cès d’estime avec The Prince of Cats, relec­ture hip-hop de Roméo et Juliette.

Évidemment, les pochettes d’album sont et restent de véritables terrains de jeu pour les dessinateurs, et les collaborations entre artistes sont innombrables. Le rap français s’est particulièrement illustré dans ce domaine en particulier, et un rapide état des lieux US/FR procure déjà des exemples à foison.

Du côté des grands éditeurs du genre, Marvel semble le plus au fait du lien entre les deux univers artistiques : quand Killer Mike et El-P, réunis en Run The Jewels, lancent un concours afin que des tagueurs s’emparent de leur pochette d’album, la Maison des Idées participe avec une couverture alternative. « Ça m’a fait réfléchir. Si ce mouvement a pu se répandre jusqu’au Bangladesh ou à Taïwan, avec des gens qui proposent leur propre version du logo […], peut-être que Marvel peut faire de même et s’amuser un peu », explique Axel Alonso, éditeur en chef de l’éditeur de comics.

Couvertures alternatives Run the Jewels pour Deadpool #45 et Howard the Duck #2

Avec Internet, ce qui devait arriver arriva : des fans de comics et de Hip Hop se sont mis en tête de « remixer » les pochettes classiques du rap US, façon Marvel et DC. Michael Axt, Julian Lytle, Sean Causley, JC Etheredge et d’autres graphistes, illustrateurs ou amateurs inventent Straight Outta Asgard avec Thor ou Only Built 4 Armor Linx avec Iron Man et War Machine… D’autres passionnés réécrivent carrément les tracklists pour les adapter aux personnages évoqués…

Ready To Die de Notorious B.I.G., détourné.

Signalons enfin un incontournable, d’ores et déjà, la série The Hip-Hop Family Tree de Ed Piskor. Publiée en ligne sur Boing Boing, le récit du hip-hop au format comics que propose l’auteur est précis, inventif, inhabituel… Une réussite, et une belle édition de Fantagraphics. Le 2e volume vient de paraître, et s’arrête aux débuts de Run D.M.C., ce qui laisse encore espérer de nombreux tomes…

Image en- tête : Afrika Bambaataa & Soul Sonic Force, « Renegades Of Funk », 1983, pochette par Bob Camp

NB: Ceci est une version enrichie de l’article « Hip hop et comics, l’alliance ultime » que j’avais initialement publié sur le site Coup d’Oreille.

Antoine Oury

Tel JuL, il a pris le large. Sa plume manque à l'équipe comme Juvie à Lil'Wayne. ? #IMissMyDawgz

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