En marge de son concert explosif à la Bellevilloise en décembre dernier, nous avons eu la chance de rencontrer Denzel Curry, la nouvelle sensation du rap US qui nous vient tout droit de Floride. L’occasion de revenir en détail sur sa région d’origine, sa carrière et sa récente célébrité, mais aussi ses dépressions et ses relations avec son pote Joey Badas$$ et son compère floridien Rick Ross.
The BackPackerz : Tout d’abord, pourrais-tu te présenter en quelques mots pour les rares qui ne te connaîtraient pas encore ?
Denzel Curry : Mon nom est Denzel Curry. J’ai des origines bahamiennes et amérindiennes. Je suis originaire de Miami en Floride, Carol City pour être précis. Et je suis… un artiste qui essaie d’avoir un impact sur le monde.
En Europe, le grand public connait bien des villes comme New York ou Los Angeles, mais moins la Floride (si ce n’est Miami), et encore moins un endroit comme Carol City. Pourrais-tu nous parler de l’endroit d’où tu viens ?
De prime abord, Miami n’est pas si différent d’une métropole comme New York ou L.A. Mais quand tu grandis ici, tu évolues dans une culture vraiment à part. Ça s’explique parce que l’immigration y est très hétérogène. On ne retrouve pas une telle composition ailleurs. Tu baignes dans de multiples influences : latino, jamaïcaine, haïtienne mais aussi afro-américaine. Et c’est quelque chose d’unique, de vraiment appréciable.
Cette diversité culturelle dont tu parles, on peut aussi la retrouver directement dans tes origines. Comment cela s’exprime-t-il dans ta musique ?
Cela se ressent dans mon rapport à l’art en général. Je suis vraiment investi là-dedans, et ce depuis toujours : j’ai fait une école d’art, et même après en avoir été exclu, j’ai continué à énormément pratiquer. Sous toutes les formes : graffiti, tags, dessin. J’ai par exemple dessiné moi-même mon logo. Mais tu retrouves ces influences dans tout ce que je fais : ma musique, mes clips…
Des clips, comme dans celui de « ULT » ? Je dois t’avouer qu’il exerce une certaine fascination sur moi. Il s’en dégage une énergie de fou, mêlée à une ambiance un peu dérangeante, fortement teintée d’ésotérisme et de vaudou. Peux-tu m’en dire plus sur sa genèse ?
On a eu l’idée avec David Wept (ndlr : l’un des réalisateur du clip). Ça nous est venu après qu’on ait regardé ensemble CB4 (ndlr : comédie sortie en 1993 avec Chris Rock dans lequel ce dernier forme un groupe de rap qui parodie le gangsta rap, et plus particulièrement N.W.A.). Et à un moment du film, il y a un clip qui nous a marqué, celui de « Straight Outta Locash ». On s’est maté avec Dave et on s’est dit « Putain ! Ça tuerait de s’en inspirer pour clipper ‘ULT’ ! ». A partir de là, on a commencé à écrire l’histoire, à assembler les autres pièces. Ça s’est fait hyper naturellement et bon, au final le résultat ne ressemble plus vraiment à notre inspiration de base.
En très peu de temps tout est allé très vite pour toi (ndlr :en 3 ans, Denzel a produit 3 albums, a été nommé à la XXL Freshmen List, a vu une de ses chansons retenue pour faire la B.O d’une publicité d’Adidas et a signé un gros contrat avec un label). Comment as-tu géré cela ?
Et bien je l’ai juste géré. Je n’avais pas le choix, donc j’ai fait avec, tu vois ce que je veux dire ? Dans le cas des trois années qui se sont écoulées, je me suis contenté de faire les choix qui me paraissaient les meilleurs, ceux qui m’aideraient à avancer dans le sens que je voulais. Et la suite des événements semble m’avoir donné raison non ?
C’est sûr. Mais à aucun moment tu as eu des difficultés à t’adapter à de tels bouleversements dans ta vie ?
Non, parce que je ne les ai pas vécus comme des bouleversements. Et puis, j’ai une idée bien précise de la manière de mener ma carrière, je sais comment gérer mon argent et comment en faire plus.
Donc par exemple, au moment de choisir sur quel label signer…
(Il coupe) Ça a été assez simple en fait. J’avais déjà bien réfléchi à la question : je comptais prendre une décision qui ne serait peut-être pas la meilleure sur le coup, mais la plus pertinente sur le long terme. Certains labels m’avaient déjà contacté pour me signer. J’avais alors dressé une liste de souhaits, des trucs sur lesquels j’aurais été inflexible. S’ils ne voulaient pas s’aligner dessus, je n’était pas pas prêt à bosser avec eux et j’allais voir ailleurs. C’était aussi simple que cela. Le label Loma Vista Records était celui qui était prêt à faire cet effort. Donc j’ai signé avec eux, point.
Après, il y a un autre élément qui a été important : ils n’étaient pas motivés dans leur démarche par une seule chanson et le buzz qu’elle avait provoqué. Pour la plupart des autres labels, la motivation était uniquement centrée autour d’ »Ultimate » et du succès qu’il y avait autour. Ce qu’ils voulaient, ou en tout cas ce qu’on pouvait craindre qu’ils veuillent, c’est capitaliser dessus et ensuite me laisser de côté, pourrir dans mon coin. C’est déjà arrivé à de nombreux artistes avant, et il était hors de question que ça soit le cas pour moi. Ils me signaient peut-être un énorme chèque sur le coup, mais qu’est-ce que j’en avais à foutre ? Je n’en ai pas besoin, je me débrouille déjà bien tout seul pour vivre confortablement. Chez Loma Vista, ils étaient intéressés par l’ensemble du projet et c’est ça qui m’a vraiment plu. J’ai donc préféré refuser des offres plus lucratives immédiatement pour signer avec eux. C’était la meilleure décision et je n’ai clairement pas eu à le regretter jusque-là.
C’est en tout cas un choix clairement singulier, Loma Vista n’étant habituellement pas un label estampillé Hip-Hop mais plutôt Indie-Pop (ils s’occupent de St Vincent et Little Dragon, entre autres). Comment la connexion s’est faite avec eux ?
Ils sont venus me chercher. Je connaissais déjà un groupe qu’ils géraient : Show Me The Body. C’est comme ça que le premier contact s’est fait. J’ai rencontré peu après Tom Whalley (l’ancien boss de Warner, qui avait notamment signé Planet Asia dans les années 2000) et son discours m’a plu. Il m’a dit : « Ici, on n’est pas intéressé par ‘Ultimate’, ce qui nous intéresse c’est le projet Imperial, dans sa totalité. Et on veut signer un deal avec toi pour 3 albums, incluant Imperial ». Imperial étant déjà sorti au moment de cette discussion, cela signifiait que j’avais juste 2 albums supplémentaires à produire, et deux chansons bonus pour la sortie physique d’Imperial. Le deal était clair : je savais à quoi m’en tenir, ce que je devais faire et ce que je pouvais attendre d’eux. Ça m’a plu donc j’ai signé chez eux.
On a brièvement parlé du titre « Ultimate ». Ce morceau a vraiment été un tournant dans ta carrière non ? Peux-tu revenir sur sa création et sur l’impact qu’il a eu ?
Ce morceau, il était à l’origine juste pour les fans tu vois ? Je l’ai fini un soir vers genre minuit, et j’avais encore rien finalisé, le mastering, la couverture, avant 3h du matin. A 3h30, j’ai uploadé le morceau sur SoundCloud et balancé la couverture sur Twitter en indiquant que je donnerai le lien uniquement à partir d’un certain nombre de likes. Le truc à bien fonctionné, j’ai filé le lien et ensuite… le truc était lancé quoi ! Tout le monde a kiffé le morceau, ça a été un carton. Ça a attiré l’œil de certaines personnes en particulier et c’est ainsi que le morceau s’est retrouvé sur une pub Adidas.
Avec le morceau s’est aussi créé une sorte de mouvement, « The ULT movement ». Est-ce que c’était prémédité et si oui comment en es-tu venu à cela ?
Oui, en quelque sorte. Disons que je ne l’envisageais pas comme un mouvement à proprement parler. Parce qu’un mouvement, ça va quelque part, ça bouge, et ça peut disparaître. Alors que moi, c’est plus une mentalité que je veux que les gens aient. Un truc qu’ils gardent en eux, qui reste gravé dans leur tête. Un truc à avoir pour toujours. Je ne vais pas te forcer à adopter cette mentalité, mais je vais essayer de te convaincre, de t’amener avec moi, pour que tu saches mieux appréhender ta vie et être le meilleur. C’est ça la mentalité ULT.
Tu as récemment confié à Noisey que tu as traversé deux sérieuses dépressions ces dernières années. C’est quelque chose de nouveau et cependant encore assez rare dans le rap que de parler de ce genre de choses. Je voulais te demander si faire de la musique avait eu une influence sur ces deux épisodes dépressifs ?
Indéniablement. J’ai réussi à les surmonter grâce à l’écriture. Pour le dernier notamment, quand ma petite amie a rompu avec moi. Ça m’a vraiment tué, j’étais au fond du trou. Mais à un moment je me suis dit « Putain, fini d’être dépressif, j’en ai ras-le-bol d’être comme ça ». Et écrire m’a vraiment aidé, ça a été une catharsis. J’étais vraiment plein de colère et j’avais besoin d’expier ce truc qui était en moi. De ce processus, j’en ai tiré Imperial.
Mais ce qui est intéressant aussi avec Imperial, c’est que bien qu’effectivement cette colère, cette noirceur habite l’ensemble du projet, il s’en dégage dans le même temps une réelle volonté chez toi de t’extirper de cette négativité et un certain optimisme par rapport à cela ?
C’est parce que je ne suis pas quelqu’un de naturellement triste. Par contre je me dois de te décrire ce que je vois autour de moi, qui est parfois, et même souvent, hyper morose. Mais après je suis au contraire un mec hyper enthousiaste. Et je veux que les gens ressentent aussi ça dans ma musique. Je veux qu’ils comprennent qu’aussi merdiques que puissent être les choses parfois, tout peut finalement s’arranger. Car toute part d’obscurité peut aussi se transformer en quelque chose de lumineux.
Sur Imperial on retrouve en featuring un artiste qu’on n’attendrait pas forcément : Rick Ross. Tu peux nous parler de cette rencontrer ?
Ça fait longtemps que lui et moi on avait un profond respect mutuel. On vient tous les deux de Carol City, on est allé au même lycée. On s’est finalement rencontré un jour, par l’intermédiaire de son DJ, DJ Sam Sneak, dans un club. C’était hyper cool. Quand Knotty Head est sorti, à l’origine il n’y avait pas de featuring dessus. Je l’ai envoyé à Ross en demandant si on pouvait l’avoir en feat sur un remix. Et Rozay a vraiment kiffé le son. Ainsi, quand je lui ai demandé s’il était chaud pour un remix il m’a répondu « Pas besoin d’en dire plus, je te gère ça t’inquiète ». Trois jours plus tard, il me renvoyait le tout et c’était exactement ce que j’attendais.
On retrouve aussi sur l’album Joey Bada$$ en featuring. Il semble que vous soyez vraiment proches tous les deux…
Joey, c’est la famille ! Il est même plus question de musique. Ça va au-delà, c’est un frère ! On se connait depuis 2012, et on a commencé à vraiment se voir dès 2014. J’étais souvent en tournée avec The Underachievers, et ils font partis avec Joey de la nébuleuse Beast Coast. Donc Joey traînait souvent dans les parages. Aujourd’hui, je le considère pas comme Joey Bada$$, un artiste que je kiffe et avec qui j’aime bosser, mais simplement comme Joey, un super pote que j’adorerai toujours voir, même si on ne taffe pas sur un truc ensemble.
Tu collabores aussi souvent avec Ronny J, qui est un producteur que j’adore et qui a notamment pas mal bossé avec The Underachievers. Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Grâce à un ami que l’on avait en commun, Nico. Mark (ndlr : Maturah, un de ses managers) a amené une fois Ronny au studio, et c’est là qu’il m’a fait écouter le beat qui deviendra celui de « Threatz ». Mais pour te dire la vérité, au départ je n’aimais pas le beat. Mais Mark a insisté : il avait déjà trouvé l’idée pour le refrain et il m’a dit que si je posais un couplet dessus je pourrais tuer l’instru. Je me suis dit « allez vas-y, pourquoi pas ? ». Le couplet que j’ai écrit dans la foulée se retrouvera finalement être le premier couplet du morceau. Et ça a été un carton.
Donc forcément, à partir de là se sont développés des liens avec Ronny. Au final, il a produit pas mal des morceaux d’Imperial et c’est l’un des deux autres producteurs exécutifs du projet (ndlr : avec Lower East Coast). Pour les morceaux qu’il a produits, le processus était hyper simple et efficace : j’arrivais avec les lyrics, on trouvait le beat ensemble et on donnait le tout à Finatik N Zac (duo de producteurs australiens qui a notamment produit pour les deux albums d’A$AP Rocky) pour qu’ils retravaillent les morceaux afin de les faire sonner « plus impressionnant ».
On sait la scène rap floridienne florissante ces dernières années. Si tu avais un mec encore sous les radars à nous conseiller absolument, ce serait qui ?
Mon gars Twelve’Len, car ce qu’il fait ne ressemble à rien de ce que tu as vu et ça déchire vraiment. Et aussi Yoshi Thompkins, parce qu’il a énormément de choses à dire et le flow qui lui permet de le faire bien.
Très bien. Une dernière chose : de quoi sera fait l’année 2017 pour toi ? On avait entendu des rumeurs sur de possibles projets collaboratifs avec d’autres artistes, qu’en est-il ?
Nope, pas pour cette année. Pour le moment, je taffe sur mon prochain album, Taboo, qui devrait sortir dans le courant de l’année. Et c’est tout.
Imperial, le deuxième opus de Denzel Curry, est sorti en version CD et vinyle le 27 janvier 2017 sur Loma Vista Records. Grâce au distributeur français Caroline International, The BackPackerz vous fait gagner 2 vinyles et 2 CDs de ce précieux album. Pour tenter de remporter l’un des deux, rien de plus simple :
Le tirage au sort aura lieu courant mars. Bonne chance à tous !
Credits photos Thomas Lang.
Merci à Denzel Curry d’avoir répondu à nos questions, à Manu Lartichaux pour avoir permis cette interview de se faire, et enfin à La Maison Sage de nous avoir accueilli chez eux le temps de l’entretien.
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