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Le jour où Dave Chappelle déclara sa flamme au Hip-Hop

Dans les pas d’un glorieux aîné

Le 20 août 1972, le label Stax rassemble ses vedettes, Isaac Hayes en-tête, au Los Angeles Memorial Coliseum pour un concert mythique commémorant les émeutes survenues 7 ans auparavant dans le quartier de Watts sur fond d’injustices raciales. L’évènement est capturé dans le film Wattstax. Réalisé par Mel Stuart, le film donne la parole à une communauté afro-américaine qui a des choses à dire, prête à faire face aux vents contraires soufflant sur elle de plein fouet, ceux-là même qui font flotter le Star-Spangled Banner, bannière de l’oppresseur.

A l’hymne du même nom sera opposé le retentissant « I am Somebody », poème du révérend William Holmes Borders devenu slogan scandé par Jesse Jackson et les 100 000 personnes présentes dans le stade comme symbole d’affirmation de soi. Poignant de bout en bout, Wattstax bénéficie des interventions de Richard Pryor. Le légendaire humoriste y raconte les siens comme personne avec sa verve caractéristique qui le place tout en haut au panthéon de la comédie américaine.

30 ans plus tard, Dave Chappelle fait figure d’héritier, il est un passionné absolu de son art qui a trouvé sa vocation très tôt, se produisant dans les comedy-clubs de Washington DC dès l’âge de 14 ans. Pryor est une influence majeure chez qui il a admiré une forme d’honnêteté brutale. À l’instar de son prédécesseur, il sait verser dans la vanne grivoise d’enfant terrible tout en se distinguant par un talent de conteur hors-pair, dressant un portrait brut de la société américaine. Une fibre de griot cultivée par sa mère qui lui transmet l’histoire de figures africaines et noires américaines. Bien avant qu’il ne naisse, elle travailla pour Patrice Lumumba dans les premières heures de l’indépendance congolaise.

En 2004, « l’héritier » s’est révélé à la face de l’Amérique, le Chappelle’s Show fait des cartons d’audience. En deux saisons il révèle toute sa folie, son talent d’observation et un sens aigu du timing dont il sera souvent question avec lui. Dans sa galaxie haute en couleur le hip-hop est toujours présent. Il y offre d’ailleurs une tribune de choix à bon nombre d’artistes et notamment aux Soulquarians dont il est proche. C’est à eux qu’il va faire appel pour mettre sur pied une grande fête en plein Brooklyn revenant aux origines du hip-hop, la Block Party. Avec Michel Gondry à la caméra pour en garder une trace, il trouve un partenaire à l’univers marqué derrière plusieurs clips de Björk, de IAM (« Je danse le Mia ») ainsi que l’émouvant et multi-primé Eternal Sunshine Of The Spotless Mind.

© Erin Patrice O’Brien

En Wattstax, le projet trouve plus qu’une inspiration, une filiation. A travers les deux concerts transpirent le témoignage de deux générations, l’une ayant engendré l’autre. Ainsi la Block Party va se trouver peuplée de sentiments voisins à ceux de son ainé et tendra vers la même finalité : le retour vers les siens. Des traits devinés très tôt dans le film lorsque Gondry suit l’humoriste désireux d’inclure à la fête, ceux qui l’entourent au quotidien dans les communes de Yellow Springs et de Dayton dans l’Ohio. A trois jours du show, il devient le Willy Wonka du coin, distribuant des tickets en or autour de lui, du barbershop à l’épicerie où il a ses habitudes. De cette série de vignettes chaleureuses, on retiendra l’explosion de joie des jeunes de la fanfare de Central State University, apprenant qu’ils rejoindront New York pour le concert.

De retour à la Big Apple, on découvre et ressent toute la personnalité de Brooklyn racontée par sa population, ses artistes, son monument le « Broken Angel » (« l’ange brisé ») et la jeunesse de Christopher Wallace alias Biggie Smalls. Autant d’éléments composants le Brooklyn d’un autre temps, avant que l’hyper-gentrification ne passe par là.

Dave Chappelle & Lil’Cease | Capture d’écran – Dave Chappelle’s Block Party

Un Concert Iconique

« Il s’agit d’être ensemble et de performer. » Dans l’album du concert, Chappelle lance ces mots le plus simplement du monde. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’ils auront été suivis à la lettre. Le 18 septembre de 2004, une modeste ruelle de Bed-Stuy, à l’intersection de Quincy et Downing Street, devient le théâtre d’un évènement historique.

Comme un symbole, le comédien arbore un tee-shirt à l’effigie du modèle Pryor. Sous l’œil de « l’ange brisé », Kanye West entame une marche solennelle, comme annonçant son règne futur sur la pop-culture au son des tambours battants de la fanfare de Central State University. Les Dead Prez ne s’imaginent pas viser si juste avec « Turn Off The Radio » assurant ensuite que ça va plus loin que le « Hip-hop ». C’est d’ailleurs un peu de l’histoire du mouvement qui est présent ce jour-là. Le fondateur DJ Kool Herc rejoint Erykah Badu et Common sur scène, les emblématiques Big Daddy Kane et Kool G.Rap, artisans à l’origine de l’âge d’or des 90’s, rappent avec Black Thought, et Jeru The Damaja est venu donner de la force. On compte aussi au casting le talentueux Cody Chesnutt et une très jeune Maimouna Youssef (aka Mumu Fresh) accompagnant Stic.Man et M-1.

Entre chaque passage, Dave Chappelle régale la foule et le voisinage, trop heureux d’avoir un tel spectacle à sa fenêtre. Absolument rien ne saurait gâcher la fête pas même quelques gouttes de pluie, elles aussi prévues au programme. En coulisse, on demande à Jill Scott si Erykah Badu l’intimide. Amusée, elle répond « M’avez-vous déjà vu sur scène ? » Manifestement non. Erreur réparée quand la diva atteint la scène et scie l’assistance de toute sa puissance vocale. L’auteur de Baduizm se joint à elle sur le refrain de « You Got Me » des Roots. Leur duo-duel électrique est aussi un beau clin d’œil.

En effet, à la genèse du tube sorti en 1999, il y a Jill Scott, tout juste repérée par Questlove, qui écrit et pose le refrain. Elle découvre à la sortie du morceau que sa voix a été remplacée par celle de Ms.Badu, le label MCA ayant insisté pour un profil plus installé. Elle saura répondre à son introduction cocasse à l’industrie du disque un an plus tard avec le sublime Who Is Jill Scott? Words and Sounds Vol. 1.

Avec les Roots aux commandes, tous collent à l’essence même du live donnant une nouvelle vie à leurs titres phares. De quoi inspirer la foule dans laquelle on reconnaît un jeune J.Cole alors pensionnaire de l’université de St.John. Etudiant du rap autoproclamé, on le voit observer Mos Def et Talib Kweli avec grande attention. Les Blackstar, à domicile, sont repris en cœur sur « Definition » et sur leur solos respectifs « Get By » et « Umi Says ». L’ode à la liberté de celui qu’on appelle désormais Yasiin Bey est habitée par le spectre du martyr Fred Hampton, figure charismatique des Black Panthers abattu dans son sommeil par des officiers de police de Chicago à l’âge de 21 ans, le 4 décembre 1969.

Son fils Fred Hampton Jr, intervient en faveur des prisonniers politiques comme Mumia Abu-Jamal. Le passage de l’activiste porte une résonance plurielle, a l’image des luttes menées par une communauté en proie aux sempiternelles injustices raciales et aux violences policières peu résolues à appartenir au passé. Impossible de ne pas penser au classique des Dead Prez, hymne de l’événement rappelant que le rap prend une toute autre dimension lorsqu’il sait divertir et être un puissant haut-parleur à la fois. Définitivement bien plus que du hip-hop.

Iconique à plus d’un titre, cette célébration reste aussi celle de la réunification des Fugees, la première depuis leur séparation post- The Score. En quelques morceaux, ils rappellent à tous en quoi ils ont été un groupe incontournable. Dès les premières notes de « Killing Me Softly », Lauryn Hill, époustouflante, scotche tout son monde, Wyclef Jean et Pras compris. Devant la synergie retrouvée, on les croit prêts à repartir pour d’autres projets, il n’en sera rien ou peu de chose, juste un album non matérialisé et des tentatives de tournées vite avortées. Leur apparition surprise est l’ultime tour de l’évènement.

Jaquette du DVD en Edition Japonaise

Quelques instants après avoir salué son public, Chappelle confesse qu’il s’agit du « meilleur jour de sa carrière ». Le propos est peut-être hâtif mais pas totalement dénué de véracité. Un simple geste peut vous figer les choses dans le temps, celui du comédien a immortalisé l’effervescence d’alors autour d’une scène artistique noire américaine, au langage poétique, spirituel et engagé. A travers le « concert de ses rêves », il aura tiré la photographie définitive d’une période dorée sur fond de hip-hop et de neo-soul dans laquelle les Soulquarians auront eu un rôle pivot. 

Dernier acte des Soulquarians

En 1996, D’Angelo et Questlove prennent leur quartier à l’Electric Lady Studios, studio New Yorkais monté par Jimi Hendrix et qui a abrité les créations de très grands de David Bowie à Stevie Wonder. Avec James Poyser et J.Dilla ils forment les Soulquarians. Ils sont très vite rejoints par Common, Erykah Badu, Mos Def, Talib Kweli, Bilal et Q-Tip avec l’intention claire de créer un mouvement inspiré des Natives Tongues et de la Motown. Entre 1996 et 2002, l’Electric Lady devient leur maison, le centre d’expérimentations poussées concentrant hip-hop, jazz-funk, r’n’b et soul. Leur galaxie sera imprégnée des couleurs excentriques d’un Prince, de celles plus torturées d’un Fela Kuti et de la touche de prestigieux collaborateurs, de Roy Hargrove (R.I.P) à Pino Palladino. La fusion des talents alliée à la mémoire des lieux rend l’expérience presque mystique, elle les verra donner vie à un son unique, un corps vibrant.

Si Questlove a pu avoir le rôle de tête pensante, le cœur a certainement battu aux rythmes des vibrations virtuoses de J.Dilla (le film et la bande-son, sortie après son décès, lui sont dédié). Chacune des œuvres créées dans cet espace-temps dégagera une énergie reconnaissable, celle d’une génération, portée notamment à l’écran dans des films cultes comme Love Jones ou Brown Sugar et dans le show Def Poetry Jam.

Photo de famille des Soulquarians

L’épopée fut courte mais suffisamment riche pour marquer l’histoire, engendrant des classiques tels que Things Fall Apart des Roots, Like Water For Chocolate de Common, Mama’s Gun d’Erykah Badu et surtout Voodoo de D’Angelo. La célébration organisée par Chappelle marque la fin de l’aventure. Alors que tous partaient dans diverses directions, il parvient à réunir l’équipe une dernière fois, et ce, parce qu’il est l’un des leurs.

Questlove parlera du 18 septembre 2004 comme du jour des « funérailles » du collectif. Un dernier acte exceptionnel et touchant, car à l’image de ce que les Soulquarians auront été, plus qu’une grande équipe, une famille. A voir la dynamique régnante entre eux tous, à les voir interpréter les titres des uns et des autres car fans du répertoire des uns et des autres, on peut nourrir quelques regrets et imaginer les possibilités qu’ils avaient de grandir encore un peu tous ensemble. Chacun est parti bâtir de son côté, sortant du cocon familial, sans jamais se perdre de vue malgré tout.

Aujourd’hui, il n’y a plus d’entité mais des étoiles dispersées qui se savent et un héritage. De Thundercat à Donald Glover en passant par Noname, les -brillants – enfants de cette dream team sont nombreux. On peut aussi s’arrêter sur les performances d’artistes (d’Anderson Paak à Mac Miller) au Tiny Desk Concert de NPR pour voir l’étendue de leur influence, celle-ci, aussi palpable dans les albums majeurs que sont To Pimp A Butterfly de Kendrick Lamar et A Seat At The Table de Solange. Le corps n’est plus, l’esprit demeure.

Timing is everything

Près de quinze ans après sa sortie Dave Chappelle’s Block Party est devenue la capsule réjouissante d’une certaine époque. Une œuvre à laquelle le temps ne cessera d’insuffler plus de charme, de profondeur et de pertinence tant que l’esprit qu’elle capture continuera ses errances joueuses, trouvant refuge ici et là, pour mieux ressurgir sur chaque ère qui se présente. Est-ce par un coup de pouce du destin ou parce qu’il sentait les choses, toujours est-il que, via son initiative, Chappelle s’est trouvé au centre de petites histoires réunies pour marquer la grande.  A l’aune de grands bouleversements aussi.

Quelques mois suivant le concert, l’humoriste abandonne le Chappelle’s Show et laisse sur la table les 50 millions de dollars proposés par Comedy Central, la pression et les concessions qui allaient avec. Une décision qui fait émerger de tristes rumeurs, certains affirment alors qu’il fait l’impasse sur l’opportunité d’une vie et que le train ne passera qu’une fois. Ce à quoi il répondra maintes fois : « Mais à quel prix ? ». Le petit prince dit que droit devant soi on ne peut pas aller bien loin. Alors Chappelle reste à quai… pendant 10 ans. 10 ans hors des radars, où beaucoup s’accaparent la narration, faisant de son départ l’épisode définitif de sa carrière. Son retour sur le devant de la scène n’en a été que plus triomphal. Il dira ironiquement qu’il n’était jamais parti, simplement « en retard ». Et pourtant dans les temps pour le paraphraser.

Toujours aussi maître de son art, Dave Chappelle livre à partir de 2017, 5 specials avec Netflix pour plusieurs millions de dollars. En point d’orgue donc, la réception du prix Mark Twain dont le premier récipiendaire fut … Richard Pryor. A là mention du souvenir de 2004, revient l’image d’un Chappelle appuyant sur le lien étroit unissant comédiens et musiciens, développant un sens du timing qui leur est propre. Plus que le temps, c’est ce seul sens qui lui a donné raison.


Ce dossier est une contribution libre de Alfred Dilou que nous avons choisi de publier. Si vous aussi vous voulez tenter d’être publié sur BACKPACKERZ, n’hésitez pas à nous envoyer vos articles via notre page de contact.

La Rédac

BACKPACKERZ, c’est une grande mif de NERDZ réunis par l’amour du son et le goût du partage. Une équipe d’explorateurs passionnés, qui sillonnent la galaxie rap et les nébuleuses voisines, à la recherche de ses futures étoiles.

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