Danny Brown, un rappeur aussi fascinant pour son flow que pour ses expérimentations capillaires est et restera un éternel incompris dans ce bon vieux rap game. Pour tenter de rendre hommage au rappeur de Detroit, on a demandé à notre cher Haudelard, une des rares personnes ici-bas capables d’apprécier la voix nasillarde du bougre, de nous raconter en détail comment il est tombé sous le charme du rappeur signé chez Warp Records.
Je me rappelle encore comme si c’était hier de la première fois que j’ai entendu Danny Brown. Je suis en deuxième année de licence, en 2008. Cela fait un an que je me suis vraiment mis à fond dans le rap. Cette merveilleuse période où tout est encore à découvrir et où tu peux te prendre une claque par un artiste différent chaque semaine. Une phase où tu as tellement faim de sons que tu peux consacrer tout ton temps à explorer dans son entièreté la discographie d’un artiste, juste parce que celui-ci t’a mis une claque telle que tu n’en es jamais rassasié.
A cette époque, mon pote Antoine, qui était alors mon fournisseur principal en double H de qualité, m’avait filé Popular Demand de Black Milk. Le premier album solo de l’artiste de Detroit avait provoqué sur moi l’effet d’une bombe, et j’avais donc logiquement besoin d’en entendre plus. Je me mis ainsi en quête de tout ce que ce dernier avait pu réaliser jusque-là, et je tombai tout naturellement sur The Preface, l’album de Elzhi qu’il a entièrement produit. L’écoute se déroula normalement, et je me délectais avec plaisir des morceaux qui s’enchainent. Jusqu’à une certaine piste n°7, le remix de « Fire ».
D’emblée, l’instru me met une belle patate. Et là, à 1:26, c’est la claque : je reste scotché par ce MC, jusque-là inconnu à mes oreilles, qui, en à peine 20 secondes, vient de me clouer sur place. Je ne réalise pas vraiment ce qui vient de se passer et je me repasse par conséquent en boucle son passage, comme si chaque nouvelle écoute me permettait de bien en prendre la mesure. Son flow, sa voix, la manière dont il attaque le beat… je ne trouve rien à redire, tout est parfait. Bluffé, je regarde la liste des featurings du morceau pour connaître le nom du MC en question. Ça y est, Danny Brown vient de se faire un nom dans mon esprit de passionné de hip-hop et il a déjà réussi en quelques secondes à y laisser une marque durable.
Deux années passent durant lesquelles j’ai continué à explorer inlassablement ce que le hip-hop avait à offrir, allant de découverte en découverte. Mais Black Milk est resté parmi mes incontournables, de ceux dont je guette chaque nouveau son. Et ça tombe bien ! Fin 2010, il sort un nouvel album. Quelques semaines avant sa parution, je jette un coup d’œil à la liste des morceaux. Tiens tiens ! Le n°9 attire mon attention…
Intitulé « Black & Brown », il rassemble à nouveau le duo qui m’avait donné tant de frissons quelques années auparavant. Le jour de l’écoute arrivé, ça ne loupe pas : la même claque ! Un beat qui tabasse à s’en faire un torticolis. Et Danny qui, en un couplet, vient achever mes cervicales. Même explosivité, même voix un peu chelou mais qui irrésistiblement me captive, même flow de taré qui me retourne le cerveau. A nouveau, je suis conquis.
Début d’année 2011, une nouvelle parait et me fait l’effet d’une bombe : un EP collaboratif entre les deux compères est prévu pour la fin d’année. Sans doute l’un des albums que j’attends alors le plus, et lorsqu’il sort je suis pas déçu. Les productions de Black Milk sont comme à l’accoutumée : hyper efficaces, avec ce soupçon d’expérimentation mêlé à un talent indéniable à l’origine de quelques fulgurances. Mais la réelle surprise vient de Danny. Enfin plutôt une confirmation.
Le gaillard se révèle en effet capable de maintenir son talent sur la durée d’un vrai projet. Je le découvre aussi plus versatile, et ce, sans jamais perdre de cette percussion qui m’avait tant plu la première fois. Ajouté à cela quelques petits punchlines bien senties (« Put my dick on her nose now she look like Pippen », « Smoking on some thunder from the land of supersonic ») et je tiens là un de mes projets favoris en 2011. Danny transforme à cette occasion l’essai et se taille alors une vraie place dans la liste de mes artistes favoris.
Surtout qu’un mois plus tôt il avait encore déjà fait des ravages : j’étais tombé par hasard sur l’un des morceaux qui, a mes yeux, est l’un des plus sous-cotés que je connaisse (Que Le Dieu Des Internets bénisse l’algorithme des suggestions sur YouTube pour offrir de vraies pépites par moments) : le remix de « Huzzah ! ». Celui-ci rassemble un joli casting avec Despot, Das Racist, El-P et bien sur Danny Brown. Et devinez quoi ! Bah ouais, rebelote ! Danny survole le morceau et son couplet défonce tout (même si objectivement, celui d’El-P est bien meilleur). Son flow, la manière dont il attaque le beat, l’énergie, l’explosivité dont il fait preuve magnifie de la meilleure des manières cette bombe qu’est la production de Necro. Je reprends la même claque qu’en 2008, et exactement pour les mêmes raisons. Bordel, le type n’a rien perdu en 3 ans. Costaud !
Bon, vous devez vous dire que je suis bien gentil avec mes histoires, mais que jusqu’ici, je me suis contenté de vous raconter en détail comment je me suis pris de passion pour un artiste. C’est mignon, mais c’est déjà arrivé à beaucoup d’autres et ça ne dit pas en quoi Danny Brown a réellement bouleversé ma vision du hip-hop ! Patience, lecteurs. Je peux aisément comprendre votre hâte. Mais calmez votre empressement. Je vous assure qu’il était vraiment nécessaire que je vous décrive en détail comment Danny est parvenu à se faire une telle place dans mon petit cœur d’hip-hop head afin que vous compreniez en détail la suite : comment un MC, qui se contentait jusqu’à présent d’exceller sur des beats qui avaient de toute façon de grandes chances d’être des bangers, a réussi à foutre en l’air toutes les certitudes bien établies sur ce que se devait d’être le hip-hop.
Pour vous remercier de votre attente, une idée originale de cache-pot. C’est cadeau.
Après Black & Brown, Danny m’a fait une telle impression que je me mets à m’intéresser en détail à l’artiste. Je me passionne dans un premier temps au personnage en lui-même, consommant tout ce qui est lié à lui de près ou de loin et qui me tombe sous la main. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que je suis loin d’être déçu. Je découvre un des mecs les plus excentriques du rap jeu, dont la bonhomie affichée et caractérisée par son rire atypique contraste clairement avec l’âme torturée qu’il est au fond, et au sein de laquelle dépression et drogues en tout genre cohabitent pour former un cocktail aussi détonnant qu’imprévisible. Un mec hyper attachant, qui admet sans soucis toujours garder un chat chez lui car il a une extrême phobie des souris, dont l’extravagance est telle que 50 cent ne l’aurait pas signé sur son label pour la seule raison de son style vestimentaire. La personne en tant que telle que j’ai découvert m’enthousiasme au final autant, si ce n’est plus, que l’artiste.
Sur de telles bases, je décide de m’attaquer à la discographie de Brown. J’entame avec enthousiasme avec le premier opus du bonhomme, The Hybrid, sorti en 2010 (passant par la même à côté des mixtapes qu’il avait sorti auparavant, car je n’étais à l’époque guère porté sur le format). Et c’est malheureusement une semi-déception. Non pas que l’album soit foncièrement mauvais, loin de là. Il est plus que correct, offrant parmi les 19 morceaux qui le composent quelques petits sons bien kiffants. Mais je n’ai pas le même ressenti que j’ai pu avoir auparavant, je ne retrouve pas le « truc » qui avait pu me rendre dingue auparavant. L’album souffre peut-être de sa longueur, et de la trop grande hétérogénéité de son ambiance sonore. Reste qu’au final, il ne me marque pas vraiment. Alors, est-ce que Danny est bien capable d’exceller en solo ou est-il condamné à n’être qu’un excellent guest pour bangers en puissance ? J’aurais peut-être des réponses à cette question avec l’album suivant, XXX, sorti fin 2011.
Et des réponses, j’en ai eu ! Mais pas forcément celles que j’espérais. Pour faire court, j’ai tout simplement détesté XXX, et ce malgré des écoutes répétées. Enfin, détesté le mot est peut-être un peu fort, mais c’est clairement un sentiment de rejet que j’ai éprouvé. Je suis désarçonné par la plupart des beats qui ne ressemble en rien à ce que j’aie l’habitude d’écouter alors. C’est en effet peu dire qu’un titre comme « Bruiser Brigade » est bien loin niveau sonorité de ce que peut faire un Apollo Brown que j’écoutais à l’époque en boucle. De plus, la voix nasillarde et haut perchée que prend Danny me décontenance au plus haut point. L’album est sombre, trop sombre pour moi, trop sombre pour que je puisse réellement prendre du plaisir à l’écouter. Je ressors au final hyper déçu, comme si tous les promesses que m’avaient laissé entrevoir Danny au cours des années précédentes n’étaient vouées qu’à rester à l’état d’éternelles chimères. Fort heureusement, deux morceaux me permettront d’entretenir la flamme de l’espoir : avec « Pac Blood » (qui doit faire partie de mes morceaux favoris) et « Monopoly », je retrouve d’une certaine manière ce qui m’a toujours plus chez Danny. Oui, c’est encore possible ! Danny peut répondre un jour à mes attentes, rien n’est perdu.
Surtout que quelques mois plus tard en mars 2012, sort le single « Grown Up ». L’instru déboite et comme d’habitude il la magnifie à la perfection. Dans le même temps, Danny confirme sa « transformation » : sa voix est toujours plus nasillarde, plus aiguë. Mais ca ne me dérange plus tant que ça. A vrai dire, je m’y suis fait et force est d’admettre que je trouve ca même au final plutôt cool. D’autant plus que Danny n’oublie pas de continuer à me gratifier de moment comme je les affectionne tout particulièrement : un single, une grosse instru, un feat avec plein de pointures, et au final finir par toujours se démarquer grâce une performance de dingue. Début 2013, c’est sur « 1train » d’A$AP Rocky, qui rassemble pourtant, en plus du jeune prodige d’Harlem, Kendrick Lamar, Joey Badass, Yelawolf, Action Bronson et Big K.R.I.T. Excusez du peu !
Danny est de retour en septembre 2013 avec son nouvel album, Old. Encore une fois, c’est encore quelque chose de relativement inhabituel. Ça part dans tous les sens, avec des sonorités parfois vraiment déroutantes, comme cela a pu être le cas sur XXX, en moins sombre peut-être. Mais ça passe cette fois-ci mieux, et je prends très vite un réel plaisir. Au final l’album me plait beaucoup. Danny est encore plus versatile qu’avant, capable de rapper comme un maniaque sous hélium (Side B), posé par un gros blunt de weed (« The Return »), ou simplement comme le bon vieux Danny que j’apprécie tant sur le bien nommé « Side A [Old] ». Alors oui, il faut le dire : il y a quelques trucs inaudibles, comme ce « Smokin & Drinkin » boosté à l’EDM jusqu’à l’overdose. Mais je pardonne sans soucis à Danny : il expérimente, et tant pis si ça casse.
Rassuré par l’expérience globalement positive qu’a été Old et motivé par ma découverte quelques temps plus tard de l’excellent remix de « Lie4 » qu’a fait Kaytranada, je décide de redonner une chance à XXX. Après tout, peut-être étais-je à l’époque passé à côté de l’intérêt de l’album, encore peu sensible à ce qui en faisait l’essence. Bingo ! Je ne m’y suis pas trompé ! Je kiffe vraiment cette nouvelle écoute, appréciant à sa juste mesure cet univers sonore qui m’avait tant dérouté deux ans auparavant. L’ambiance assez sombre qui s’en dégage est au final vraiment adaptée à la noirceur des lyrics de Brown, comme si de telles sonorités lui permettaient enfin d’expier dans sa pleine mesure les multiples fardeaux qui pèsent sur son esprit. Je comprends enfin pourquoi XXX avait été à l’époque un tel succès critique. Il m’aura donc fallu quelques années pour le réaliser, mieux vaut tard que jamais !
Danny se fait relativement discret dans les années qui suivent : quelques feats par-ci par là, pas forcément marquants, voire pour certains carrément mauvais, comme sur « High » où sa voix est tellement haut perchée et nasillarde qu’elle en est proche de l’inintelligible. Le grand retour se fait en octobre 2016 avec Atrocity Exhibition. Les premiers extraits ne m’ayant pas vraiment plu à leur sortie je ne sais pas à quoi m’attendre et je dois admettre être plutôt réservé. Et à la première écoute, mes doutes trouvent malheureusement la confirmation que je redoutais. Danny a la voix plus nasillarde que jamais, et l’ambiance sonore est encore plus chelou que ce à quoi je m’attendais. Je suis encore une fois dérouté et je reste au final sur un sentiment assez particulier. L’album ne m’a, de prime abord, pas parlé de ouf. Mais dans le même temps, je ne peux pas dire qu’il m’ait déplu. Et surtout, je ressent une irrésistible envie d’y revenir, ce que je m’empresse de faire assez rapidement. Plusieurs écoutes successives, et je commence à prendre la mesure de la qualité de l’album. L’album jouit d’une super créativité, et son côté très expérimental est contrebalancé par l’excellente production de ce brillant artiste et malheureusement encore trop méconnu qu’est Paul White, permettant de rendre l’ensemble parfaitement cohérent et hétérogène. De l’album, qui mêle à la perfection des influences aussi variées que le rock ou la musique tribale, se dégagent un envoûtant psychédélisme qui transpire par tous ses pores. C’est l’écrin parfait pour Danny, qui peut ainsi nous ouvrir les portes de son univers torturé sans concession aucune. L’album est une vraie tuerie, et est comme le décrit fort justement Frédéric Gendarme « le portrait en clair obscur d’un artiste définitivement à part, qui a construit son œuvre la plus fascinante au contact d’une noirceur qu’il accepte et dont il tire le meilleur » (Mowno, 2016).
Je suis au final parfaitement conscient que je ne suis clairement pas objectif sur Danny Brown. Il n’est sans doute pas le rappeur si exceptionnel qu’il m’apparaît être, capable d’éclipser n’importe quel rappeur osant l’inviter en feat sur son morceau. Mais cela n’a guère d’importance. La valeur véritable qu’a Danny à mes yeux se trouve ailleurs. Il a, grâce à la première impression extrêmement puissante qu’il m’avait faite alors, bénéficié d’une certaine manière d’un crédit illimité à mes yeux. Cela lui a permit de me faire apprécier sa musique, aussi singulière et sans compromis qu’elle soit. Il m’a ainsi offert une autre vision du rap, brisant les codes du genre que je pensais jusque-là immuable. Extrêmement hétéroclite dans ses influences, étant aussi bien inspiré par Joy Division, David Bowie ou St Vincent, que Nas ou Ghostface Killah, il a grandement contribué à me faire réaliser que les frontières entre les genres musicaux étaient au final extrêmement poreuses.
Bien évidemment, il n’est pas le seul responsable de ce processus : j’ai moi-même évolué, mûri en même temps en parallèle à sa musique. Et, au même titre que son dernier album est son oeuvre la plus poussée et aboutie à ce jour, je n’ai jamais été un auditeur aussi ouvert et averti qu’aujourd’hui. C’est une évolution qui est au final naturelle. Mais ce sont des rencontres comme celle que j’ai connue avec Danny qui la rende possible. Comme autant de catalyseurs du phénomène. Voilà pourquoi Danny Brown a indéniablement bouleversé ma vision du rap et de la musique en général.
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