Damso – Lithopédion

Certains lui reprochent d’avoir délaissé son côté « saal », d’autres voient dans le nouvel album le passage d’un cap. Mais l’audace, la sincérité et la technicité de Damso sur son dernier projet n’autorisent pas la tergiversation : Lithopédion est une véritable œuvre d’art.

LITHOPEDION n.m. (du grec lithos, « pierre », et pais, « enfant »). Fœtus issu d’une grossesse extra-utérine, non arrivé à terme, non expulsé et calcifié qui peut être toléré par l’organisme et persister jusqu’à un demi-siècle sans être diagnostiqué.

C’est donc la mort dans la vie que Damso a composé son dernier album, un album plus sombre que jamais et qui se propose d’explorer les tréfonds de l’existence.

L’expérience Lithopédion commence avant même le début de son écoute. D’emblée, la cover annonce la couleur – ou plutôt la non-couleur : un œil qui affiche la fureur de pierre ou au contraire la peur de l’enfant (selon que vous cachez la partie gauche ou droite de la pochette), le début ou fin de l’éclipse, la grandeur de l’univers ou le vertige de l’illimité. Face à l’abîme, l’interrogation du morceau « Humains » est déjà d’actualité : « une infinité de fins ou une fin à une infinité » ?

« J’finirai comme l’infinité »

Lithopédion ne se résume pas à un simple album de rap. En excès, débordant, dans le déploiement, le disque est à voir comme un big bang musical à part entière. Dix-huit beatmakers, parmi lesquels de grosses pointures (Pyroman, Ikaz Boi, Angèle, DSK On The Beat et bien d’autres talents), se succèdent pour permettre à Dems de repousser ses limites musicales. Alors que l’électro style années 90 apporte une pulsation accélérée au titre « Aux paradis », le vocoder de « Smog » donne à Damso des airs de cyborg, pendant que les sonorités congolaises de « Même issue » vont de pair avec un passage chanté en Lingala.

Le titre « Julien », à n’en pas douter un futur classique, est dans cette perspective d’une audace infinie. Pris d’inspiration, le rappeur a triplement osé : écrire sur le thème de la pédophilie, faire un son qui s’apparente plus à la chanson française qu’au rap en lui-même (la façon dont Damso pose sa voix rappelle les chansons de Gainsbourg et l’échange entre Damso et Elisa Meliani n’est pas sans faire penser au « Je t’aime moi non plus » de Gainsbourg et Jane Birkin) et mêler la chaleur de la mélodie à la noirceur du sujet abordé.

Car entre Damsolitaire et Damso-Baudelaire il n’y a qu’un pas, Lithopédion est aussi l’occasion d’une expérience poétique unique. A cet égard, le morceau onirique « Festival de rêves », à l’instru planante, est tout bonnement remarquable.

La mort, la mort, la mort
Une vie, un gun, un corps
Menottes ou chaînes en or
Boréale est l’aurore […].

Verbes et connecteurs s’effacent au profit d’une poésie affirmée qui donne à voir en même temps qu’elle donne à entendre, nous montrant que Damso est bien le fils spirituel de Booba, celui que Thomas A. Ravier, dans un article de la Nouvelle Revue Française, avait qualifié de « démon des images ».

De la musique avant toute chose : la musicalité prend tellement le pas sur les paroles dans « Tard la night » que le texte est quasiment inaudible comme si l’auditeur était sous weed, à l’image du mumble rap, ce courant qui nous vient des States et dans lequel l’absence d’articulation du rappeur rend vain toute tentative d’audition. Outre ce titre singulier, la voix de Dems tend à faire primer la mélodie sur le rythme brut pour assouplir encore une fois l’habitus du champ rapologique.

Noir meilleur

Mais là où Damso fait fort, c’est en avançant que le dépassement musical n’est pas en lui-même sa propre fin : inscrit plus largement dans un dépassement de soi, il participe de la création d’une éthique spécifique, centrée, ainsi que Nietzsche l’avait théorisé, sur l’augmentation de sa propre volonté de puissance. « Pour un noir meilleur, j’dois faire du sale » : telle est la philosophie de Damsocrate. Si Damso fait quotidiennement du sale, c’est par la musique qu’il atteint l’apogée de son art de vie, comme en témoignent l’ultra-rapidité de son flow dans « Feu de bois », la violence impétueuse de son « Introduction » ou la parfaite technicité à l’œuvre dans « Smog ».

Seule différence avec le philosophe allemand : les racines de sa morale, Damso les trouve dans l’Histoire.

Quatre, zéro, zéro années mais c’est rien d’bien méchant non plus
Qu’on nous la met jusqu’à la monnaie et ça bien profond dans le cul  […]
Niquer des mères, bosser dur, c’est la procédure

gueule-t-il dans son « Introduction ». C’est tout d’un coup Batterie faible, Ipséité et Lithopédion qui s’éclairent du même coup : le saal, c’est-à-dire, selon le rappeur, l’excellence dans ce que l’on fait, est le moyen, pour Damso, d’affirmer la vie là où celle-ci a été niée, de vivre et de vivre mieux alors que cette qualité de vie a été mise à mal par les conjurations de l’Histoire depuis la période de l’esclavage. Et bafouée à cause des perpétuations de cette histoire-là dans le présent.

Profondeurs

Mais faire du saal, et Damso l’aura appris à ses dépens, n’est pas sans conséquence. A force de saletés, la vie lui aura rendu la monnaie de sa pièce, professant la sentence appropriée à toutes ces joies de pécheur. Il n’en fallait pas plus pour que le rappeur se mette à douter, la mort ayant déjà commencé à s’inviter dans son être – lithopédion.

Il l’a fait sans capote, et est devenu père. Puis ils se sont quittés, pour cause d’adultère. Dans « William », le cœur de William Kalubi (le vrai nom de Damso) s’ouvre pour décrire la situation difficile qu’il subit avec la mère de son enfant. Le morceau, bouleversant, est enregistré d’une traite : un seul couplet pour une durée d’une minute et trente-cinq secondes, une écriture qui bégaie, des répétitions de mots voire de structures grammaticales, une instru qui fait tourner la même mélodie. Les modalités traditionnelles de la composition sont inefficaces pour dire le désespoir et appellent d’autres moyens musicaux plus instinctifs : issue de cette spontanéité franche, l’émotion peut surgir et s’emparer de nous dans un élan de noirceur.

Alors que dire ? Avec Lithopédion, Damso a sans aucun doute renouvelé le paysage rapologique francophone. Si le saal, ou l’excellence ultime, aura été à la fois le remède et le poison pour l’homme, cela aura été salutaire pour l’artiste : c’est ce qui lui aura permis d’insuffler la vie là où il y avait de la mort. Et ça, c’est fort.

Cette chronique est une contribution libre de Nassim Mouayeb que nous avons choisi de publier sur BACKPACKERZ. Si vous aussi voulez tenter d’être publié sur BACKPACKERZ, n’hésitez pas à nous envoyer vos articles via notre page de contact.

La Rédac

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