On vous présente aujourd’hui le second volet de notre focus sur la carrière de l’un des papes du hip-hop : Jay-Z. La fin de la première partie de ce dossier Jay-Z nous avait laissé juste avant l’aube des années 2010, quelques mois après la sortie de 808s & Heartbreak de Kanye West qui venait par la même d’étendre le champ des possibles du hip-hop. C’est justement à ce moment que Jay-Z entre en studio pour achever sa trilogie The Blueprint…
Un sample d’Alphaville vient conclure le onzième album de Jay-Z, The Blueprint 3, suite et fin de sa trilogie qui l’a rendu mondialement célèbre depuis 2001. Un tube pop des années 1980, aux notes de synthés presque désuètes, et une question qui hante la deuxième partie de carrière de Jay-Z : peut-on rester jeune, autrement dit pertinent, à jamais ? Le rappeur feint de ne pas connaître la réponse, mais s’amuse à mesurer l’impact de sa carrière sur les générations futures. A mi chemin entre son rôle de mentor et celui de compétiteur, Jay-Z se replace avec cet album comme une pure force commerciale, agissant comme un véritable point d’ancrage entre deux générations en plein croisement.
La sienne, tout d’abord, celle des Timbaland, No I.D. ou Swizz Beatz (tous producteurs sur l’album), et l’autre, celle des invités, dont les deux plus gros rappeurs de la décennie à venir : Kanye West et Drake. Il n’est donc pas étonnant de voir Kanye lâcher officiellement un couplet (un de ses plus marquants) sur un album de Jay-Z, passant symboliquement du fils spirituel au rappeur en compétition sur le titre « Run This Town ». Le rappeur new-yorkais semble vouloir tirer les leçons de la tiède réception critique de Kingdom Come en invitant cette nouvelle génération à la table, plutôt que de rester dans sa posture d’old timer solitaire. Le but n’est plus de se justifier mais de rester dans la lumière le plus longtemps possible. Dans cette logique, il adopte une position artistique assez tranchée, n’affichant plus son visage sur le pochette de l’album mais un ensemble d’instruments dans une photographie très arty. Aucune relation avec les deux autres Blueprint, pourrait-on se dire, si ce n’est de tenter de saisir l’air du temps à chaque période (de 2001 à 2009), avec son lot de morceaux marquants mais aussi de ratés (le premier restant, de loin, le plus homogène en qualité).
Entre 2007 et 2009, l’album met un certain temps à se dessiner. Quelle direction prendre quand le rap commercial change presque radicalement durant cette période? Jay Z chapeaute en effet son nouvel album avec Kanye West, l’agitateur même de cette micro révolution au sein du rap américain, qui vient de sortir le très controversé 808s & Heartbreak à l’automne précédent. Un pavé dans la mare avec un album mi-chanté, mi-rappé, la voix modifiée par les logiciels, le tout composé sur une boite à rythme fortement ancrée dans l’histoire du rap, la TR-808. Un minimalisme qui créera une division très forte entre ses défenseurs de la première heure et la nouvelle génération d’auditeurs. Un album assez mineur artistiquement mais qui connaîtra un écho considérable sur l’avenir de la musique rap, entraînant Drake dans son sillage pour le succès qu’on lui connaît aujourd’hui.
Jay-Z, toujours très pragmatique, voit dans ce renouveau musical un moyen de s’incarner comme l’homme sans âge, celui qui a su traverser les générations. Il s’appuie donc sur la base du travail de Kanye West et de son équipe artistique, No I.D. et Jeff Bhasker, pour refaire une partie de l’album à Hawaii, base d’enregistrement d’808s & Heartbreak. The Blueprint 3 porte donc les stigmates de cette hésitation de direction artistique, marquée par le choix de single finement pensé par West : « D.O.A » (littéralement « Mort de l’Auto-Tune ») qu’il a lui-même aidé à populariser avec son dernier album… Une manière subtile pour le producteur de séparer pour de bon sa musique de celle de son mentor.
Jay-Z, lui, convoque pour cet album des sonorités très hétérogènes, entre samples chaleureux et sonorités synthétiques (via la patte de Timbaland notamment), entre tentatives de bangers ratés (« Off That ») et morceaux axés pour les stades (« On To The Next One »). Affichant ainsi une volonté plus offensive de s’affirmer, tout en lâchant du leste sur la cohérence artistique. Il convoque ainsi la génération future (notamment J. Cole et Drake), affirmant son rôle de passeur, dans une quête absurde de jeunesse éternelle. Sans être honteuse, la production de Kanye West ne trouve ni le souffle ni l’émotion de ses succès passés, et surtout pas la cohérence nécessaire pour faire de ce troisième volet un opus majeur. Véritablement problématique, mais néanmoins fascinant dans sa façon de s’accrocher à son temps, The Blueprint 3 est un énorme succès pour Jay Z.
Redevenu un rappeur vedette pour une nouvelle génération d’auditeurs, il est surtout validé par l’industrie lors des Grammy Awards de l’année suivante. Le rappeur rentre même un peu plus dans la légende avec son single « Empire State of Mind », véritable hymne publicitaire pour la ville de New York. Jay-Z est officiellement une icône pop à l’orée de la nouvelle décennie. Et tant pis si c’est avec l’album le plus faible de sa carrière.
Depuis son come back en 2006, le rappeur-entrepreneur est redevenu un artiste impactant, au-delà des frontières de la musique rap. Après un projet-événement en commun conçu avec Kanye West en 2011 (Watch The Throne), comble de l’album chic de deux artistes désormais hors du monde, le rappeur de Brooklyn explore de nouvelles pistes. Il dirige par exemple la bande originale du (mauvais) remake de The Great Gatsby, réalisé par Baz Lurhmann (qui réalisera la série The Get Down sur les débuts de la culture rap dans le Bronx des années 80). Le film fait l’ouverture du Festival de Cannes en 2013 et confirme le rappeur comme un des artistes musicaux qui comptent, son image servant de caution musicale à ce projet très ambitieux, pourtant porté par Leonardo DiCaprio.
Jay-Z affiche dorénavant son intérêt porté à l’art contemporain, loin des codes mafioso de ses débuts. Exit la figure du rappeur de rue, du hustler. Sur les pochettes d’album, place aux créations d’artistes, à l’anonymat. Jay-Z est une marque déposée, se suffisant à elle-même. Il se montre désormais comme un dandy élitiste, un proche des hautes sphères. La récupération peut paraître opportuniste mais elle ne trahit en tout cas pas la vérité de sa situation sociale : celle d’un nouveau riche qui s’assume. Shawn Carter ne traîne plus dans les corners de Bedford, mais dans les allées du MOMA. Le vent a tourné, le rap n’est plus la musique des opprimés sans voix, mais de ceux qui ont réussi. Jay-Z l’a bien compris et rappe enfin librement ce qu’il n’aurait jamais pu rapper quinze ans auparavant. Désormais figure des milieux mondains de New York, il reste cependant porteur d’une véritable caution « street ». Une icône « made in America », label fièrement étiqueté dans un morceau éponyme sur Watch the Throne.
Une marque donc, telle la « Blue Magic » de Franck Lucas, que les marques elles-mêmes veulent s’approprier. Son nouvel album, annoncé en grande pompe, sort par un deal complètement fabriqué avec Samsung, le géant coréen des smartphones derniers cris. Aucun single n’est annoncé, comme c’est la mode depuis quelques années dans le monde du rap. Une simple bande annonce suffit à vendre le projet : des sessions d’enregistrement, des apparitions de producteurs célèbres, dont un Rick Rubin pieds nus allongé dans un canapé semblant valider simplement par l’écoute le nouveau projet du rappeur new-yorkais. Un album réduit à un simple placement de spot publicitaire par un géant de la communication. Quel parcours pour le rap depuis les block parties du Bronx !
Le produit est donc livré à temps, le 4 juillet 2013, jour de fête nationale aux États-Unis. Un véritable blockbuster, feu d’artifice de 16 pistes, où sont conviés les invités les plus prestigieux. Le rappeur s’appuie cette fois sur la paire de producteurs Timbaland–J-Roc, responsables quelques mois plus tôt du retour dans les bacs de Justin Timberlake (The 20/20 Experience). C’est d’ailleurs lui qu’on retrouve en invité sur l’introduction de l’album, « Holy Grail ». Jay-Z se sert de l’imagerie de la Grande Charte (Magna Carta) comme posture. Une volonté de s’affirmer comme le créateur d’une œuvre majeure, de faire partie d’une destinée tracée par les plus grandes heures de l’histoire dans laquelle il se fond désormais. Un album fait de gloire et de failles, comme une bonne vieille recette.
Depuis 2009, Jay-Z court après une certaine singularité. Lui qui s’est notamment fait doubler par l’explosion de Kanye West, son protégé devenu l’artiste le plus commenté et visionnaire de la dernière décennie. C’est la première fois d’ailleurs que le producteur n’apparaît pas de près ou de loin sur un album de Jay-Z depuis 2000, confirmant le froid entre les deux hommes depuis leur projet commun. Il préfère s’appuyer sur d’autres producteurs fétiches, Timbaland et Pharrell, et démarche les nouvelles pointures comme Hit-Boy, Mike Will Made It, ou Boi-1da, le producteur de Drake pour signer un album spectaculaire, mais plus au cœur de sa vie personnelle (son mariage, la naissance de sa fille), annonçant le plus radical 4:44 à venir. Au cœur de cet album, un clip résume à lui seul les limites et le fétichisme du projet. Il faut voir le rappeur s’exhiber au MOMA, chemise à manches courtes et pendentif, rapper « Picasso Baby » devant une foule en délire pour comprendre l’impact de la fabrication de son image, et en même temps de celui du rap, devenu un produit chic pour public en quête de sensations fortes. Au lieu d’amener le MOMA dans les rues, Jay-Z fait le choix d’amener le rap au MOMA. Si le rap hésitait encore à choisir un camp, Jay-Z a décidé pour lui.
Il n’oublie cependant pas son rôle de mentor en fondant Roc Nation (des années après avoir quitté Roc-a-Fella, son précédent label), permettant de mettre sur orbite les carrières de Rihanna, J. Cole ou Vic Mensa depuis presque dix ans. Un rôle de producteur exécutif (nouveauté dans sa carrière) qui semble lui tenir à cœur et qui sera à n’en pas douter plus courant dans un avenir proche. Une manière, pour l’ex-jeune homme de Bedford, de rendre au rap les bienfaits de son expérience. Finally old.
Jay-Z a su dompter les années de transition d’un genre musical (encore jeune rappelons-le) en constante évolution. Les idoles sont passées, les phénomènes digérés, mais le rappeur de Brooklyn est toujours resté plus ou moins au sommet. Cultivant son image avec une précision hors pair, le mari de Beyoncé est passé de rappeur superstar à icône planétaire durant la dernière décennie. Parti au sommet de sa légitimité, il était dangereux pour lui de revenir en 2006, mais il a su faire les choix pragmatiques qui s’imposaient pour rester la figure mythique d’un genre en constante recherche de nouvelles idoles. Frôlant parfois le ridicule, et poussé vers la sortie artistique par une nouvelle vague d’artistes plus complets sur le papier, Jay-Z est pourtant resté synonyme d’un rap authentique, d’un savoir-faire à l’ancienne, comme le montrent ses nombreux featurings ces dernières années. En ne perdant jamais de vue la réussite de son empire financier, l’artistique et l’argent faisant toujours bon ménage lorsqu’il s’agit de rap, symbole sauvage d’émancipation sociale.
Mais le rap n’est plus la seule affaire des opprimés, le genre ayant dépassé les barrières et fuit son dogme depuis longtemps. Jay-Z fait ainsi figure d’exception quasi surnaturelle dans un genre musical où les artistes durent rarement plus de quelques années. Mais il est également la caution nécessaire, le baromètre, le porteur de mémoire pour que les autres artistes puissent s’exprimer aussi librement dans un art encore assez quadrillé. Il semble enfin avoir atteint une sorte de tranquillité avec son dernier album, 4:44, plus intimiste et au cœur de l’actualité, bouclant ainsi ses obsessions depuis Katrina sur Kingdom Come. Une façon de se remettre en cause et de ne plus chercher à draguer un public constamment en évolution.
Quel est le secret d’une carrière aussi riche ? Un talent inné, pour commencer. Mais qui porte également son aliénation. Le moteur et son frein, le poison et son antidote. Jay-Z l’a toujours compris et en a fait sa force, comme le symbolise si bien le nom du deuxième opus de la trilogie The Blueprint : the gift and the curse.
Crédits cover photo : Vogue, Billboard
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