Souffle brûlant, moiteur crasse. Quoi de plus d’actualité que ce Summertime ’06 sorti en ces jours de canicule, premier album du jeune prodige Vince Staples que nous retrouverons sur les planches ce mercredi 8 juillet dans les quartiers d’été de la Bellevilloise. Exposition au cagnard californien : 1 heure et 20 titres. Le temps de prendre une bonne insolation dans la chaleur étouffante d’un des quartiers de Los Angeles les plus gangrénés par les gangs, Northside Long Beach.
En une phrase, Vince Staples a résumé le propos de ce premier album qui porte une date en titre, à la fois repère et hommage à l’époque de son adolescence où il commence à fréquenter les gangs du sud L.A. En cet été 2006, Vince a 13 ans : « I feel like it was everything: from the style of dress, to the way we interacted with each other, to the way we spoke, to the things we were listening to. It was a very specific time period in my life, because of the age I was at. (…) I feel like Summertime ’06 couldn’t have been a better muse for what I’m doing right now, because it was a time in my life where I started to realize different things. »
Monté en deux parties, prenant la forme d’un double album, Summertime ’06 est une peau de serpent dans laquelle Staples s’est glissé avec toute l’ambiguité du mec qui connaît bien l’enfer sur terre. Les textes sont acérés, la voix tantôt brisée (« Lift Me Up »), tantôt tranchante (« Norf Norf »), presque à bout de souffle sur certains phrasés (« Jump Off The Roof »), coupant brusquement les couplets, comme hors d’haleine. « I ain’t never ran from nothin’ but the police » assène-t-il tout le long d’un des morceaux les plus prégnants de l’album, « Norf Norf ». Introduit par des effets sonores d’apesanteur, accompagné par une ligne mélodique brumeuse et angoissante, le track, servi brillamment par Clams Casino, permet au jeune rappeur californien de faire claquer un flow rendu presque hypnotique. La souplesse de son placement sur le beat ultra-minimaliste est proprement hallucinante.
Storyteller redoutable, frôlant le documentaire, Staples convoque souvenirs, proches, lieux quotidiens, situations réelles, et attise la fournaise d’un vécu difficile :
Tomorrow never come /
I’m on the block all night ’til the sun /
Come up, I can sleep when I’m done /
Four deep, five seats, three guns
Hopped out nigga, where you from?
« Get Paid »
Summertime ’06 est effectivement un album qui prend à la gorge. C’est une oeuvre intimidante. Produit par Dion Wilson, aka. No I.D. – qu’on ne présente plus (Common, Kanye West…) -, la matière sonore est lourde de sens. Ça frappe brutalement : beats anxiogènes, sons haute fréquence, spasmes nerveux d’éclats de batteries (« Birds & Bees »), de frappes de main (« Loca »), de percussions tribales (« Dopeman »), de grosses caisses (« Street Punks »). Puis, au détour d’un carrefour, le long de la California State Route 91, une fraîcheur venue du bord de mer californien nous parvient dans les lignes mélodiques de clavier (« Señorita », « Summertime ») ou les chants (« Might Be Wrong », « Like It Is »).
Cette dualité permanente semble avoir été installée comme principe de construction de l’album. Ça te balance en permanence d’un état de choc à un autre, tu entres dans Summertime ’06 comme dans une course folle, tu ne reprends ton souffle qu’au détour d’un bloc lorsque tu te mets à couvert. Mais non tu n’es pas tiré d’affaire, les balles sifflent à nouveau, le sprint reprend.
I pray to God cause I need him /
Cocaine withdrawals and I’m fiendin’ (I’m fiendin’, I’m fiendin’) /
Life way too hard, am I dreamin’? (I’m dreamin’, I’m dreamin’) /
Highway to hell and I’m speedin’, one way to tell if I’m breathin’.
« Jump Off The Roof »
Staples décrète l’état d’urgence. Il va au-delà de la rime consciente, il matérialise son rap. Sa musique est un organisme vivant en milieu hostile, musique-respiration, musique-transpiration. Comme si par son art, il cherchait une rédemption de son passé dans les gangs, à force de côtoyer la mort de trop près. Staples c’est la vie piégée, la contrepartie perpétuelle :
Hope you understand, they never taught me how to be a man /
Only how to be a shooter, I only need the time to prove it.
« Summertime »
Deux faces pour une même pièce de monnaie. Deux introductions pour une histoire unique : l’une se termine sur un coup de feu (« Ramona Park Legend Pt. 1″), l’autre débute sur une détonation (« Ramona Park Legend Pt. 2″). Même son placé en début et fin de morceau auquel se mêlent le bruit des vagues, le cri des mouettes, un rêve américain que viennent briser une sirène de police dans le lointain et des coups suspects sur une porte. La rupture est brutale, la dépressurisation fatale, le danger permanent. Sur cet effet de miroir inversé, les deux parties de l’album s’auto-alimentent, abordant toutes les faces cachées de l’Amérique : misère sociale, racisme, exploitation.
Encerclé, piégé à l’intérieur d’un terrain de jeu terrifiant, l’auditeur est à l’image des personnages du clip « Señorita ».
Vision apocalyptique d’un Long Beach dont les habitants seraient devenus des morts-vivants, la vidéo se termine sur un zoom arrière qui découvre l’envers du décor : derrière une vitre teintée, une famille américaine blanche « idéale » regarde la scène en souriant. Staples est comme pris au piège d’une jungle-decorum.
Le combat de Vince Staples se pose aussi là, dans ce questionnement permanent de son identité, en tant qu’homme noir, ancien délinquant, rappeur, futur star du game… Identités multiples qu’il souhaite assumer toutes à la fois et qui le font s‘interroger avec beaucoup de lucidité, du haut de ses 22 ans, sur son rapport au public et à sa communauté : « All these white folks chanting when I asked’em where my niggas at. » (« Lift Me Up »).
L’album se termine sur la coupure brutale d’une entame de morçeau, outro qui n’en est pas, pas moins de 47 secondes et le son s’arrête net. Brouillage des ondes. Le rappeur nous réserve encore des surprises – ce premier album est presque un coup de génie – mais la réalité infernale a repris ses droits, et tout ce qu’il nous reste, c’est le silence. Un silence de mort. En cet été 2006, c’est la canicule. En cet été 2015, rien d’autre à ajouter. Staples nous colle déjà à la peau.
*Interview de Vince Staples le 15 juin 2015 pour Stereogum.
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