Drunk, c’est déjà le troisième album du bassiste californien Thundercat. Réduire cet artiste à son instrument est injuste. Car Stephen Bruner n’est pas seulement un brillant instrumentiste, il compose les morceaux et participe largement à leur production en studio. Sous la direction artistique de Flying Lotus, il s’éloigne encore un peu plus de la musique pop. Drunk est un album de Jazz à part entière. Pas le genre disque que l’on peut digérer dès la première écoute. Il faut se laisser happer par l’univers abstrait et feutré de Thundercat si on veut pouvoir apprécier sa musique.
Pourquoi chroniquer un album de Jazz sur TBPZ ? Avant tout pour rappeler le lien indéfectible qui unit cette musique avec le hip-hop. Thundercat est un des rares musiciens contemporains à faire le trait d’union entre ces deux genres musicaux. Il participe régulièrement à l’enregistrement de morceaux de rap, notamment au côté de l’incontournable Kendrick Lamar.
Clairement, Stephen Bruner puise son inspiration dans le passé, chez les grands du jazz fusion des années 70. Sa musique rappelle certains disques de Herbie Hancock, Donald Byrd ou Grover Washington. Mais il ne renie pas pour autant certaines extrapolations plus pop évoquant plutôt le « mellow funk » du début des années 80. On pense notamment à Kleeer, Cameo et Mtume.
De là à qualifier sa musique de « passéiste » il n’y a qu’un pas qu’il ne faut pas franchir trop vite. Flying Lotus, qui occupe une place centrale dans Drunk n’a jamais eu peur de l’expérimentation. Même si musicalement Ellison s’éloigne de plus en plus du hip-hop – du moins de sa version traditionnelle – il continue de travailler avec certains rappeurs qu’il affectionne. C’est sur son label Brainfeeder que sont sortis les trois premiers albums de The Underachievers.
Flying Lotus est un fan de jeux vidéos et de l’Internet des débuts. Son univers est construit en 8-bit. Quand on écoute certains morceaux de Drunk, on pourrait se croire dans une salle d’arcade au Japon entouré d’ados boostés au sucre. Pour vous en convaincre, écoutez par exemple « Blackkk » ou « Jameel’s Space Ride ». Il y a donc un côté ado attardé dans ce jazz-funk, et c’est extrêmement plaisant.
Étrangeté est le mot d’ordre sur Drunk. Dès l’intro, « Rabbot Ho », Thundercat invite l’auditeur à se saouler et à descendre dans un « rabbit hole ». Cette expression inspirée de Lewis Carroll et son Alice Au Pays Des Merveilles signifie se perdre dans un monde étrange et inconnu. La conclusion de l’album reprend la mélodie de « Rabbot Ho », venant ajouter à la désorientation. Drunk peut à la fois être vu comme la bande son d’un cauchemar une nuit d’intense fièvre, ou comme un voyage dans un monde onirique et merveilleux. On oscille en permanence entre noirceur et légèreté. De ce point de vue, il s’agit d’un album parfaitement équilibré.
À noter qu’il n’y a pas forcément de corrélation entre la tonalité de la musique et la gravité des paroles. Bruner est capable de chanter des textes très noirs ou ironiques sur une petite musique de comptine. « Bus In These Streets » est un morceau très enfantin en apparence, mais il n’en reste pas moins une charge pleine d’humour contre les écrans qui envahissent nos vies et la dictature de l’instantané sur les réseaux sociaux. Tout au long de l’album, Thundercat nous enjoint à ralentir, à lever la tête, à se parler, à rêver ensemble.
Parfois, la bizarrerie joue avec les limites du ridicule. Bruner ose des trucs et ça fait marrer si on est conquis, soupirer autrement. Dans « A Fan’s Mail (Tron Song Suite II) » on l’entend carrément miauler, avant de nous dire qu’être un chat, ça serait quand même cool. Une chanson de gamin de 8 ans, sur une instru jazz-funk très sérieuse.
Le bouillonnement créatif un peu surréaliste de Thundercat ne l’empêche pas de considérer certains problèmes bien réels. Mais même lorsque il politise son propos, ce n’est jamais en faisant l’économie de l’humour et de l’ironie. « The Turn Down », morceau sur lequel apparaît Pharrell Williams évoque avec la même malice le mouvement Black Lives Matter et la crise écologique qui menace notre planète. Rien de révolutionnaire certes mais le contexte politique exige un minimum de prise de conscience de la part des artistes.
Oui, Stephen Bruner a bien invité des rappeurs sur Drunk, et pas des moindres. Kendrick Lamar et Wiz Khalifa ont répondu à l’appel du bassiste californien. Mais pour être honnête, leur présence ne marque pas réellement les esprits. À la fin de l’écoute de l’album, on en oublierait presque qu’ils ont chacun lâché quelques rimes sur « Walk On By » et « Drink Dat ». Ces morceaux sont un peu secondaires et ne leur permettent pas de briller outre mesure. Ces deux emcees ne sont guère que la caution hip-hop d’un vrai disque de jazz-funk. N’achetez donc pas Drunk pour écouter du rap. Thundercat ne s’est pas laissé voler la vedette sur son propre album.
Drunk est un album ambitieux. Se lancer dans le Jazz en 2017 est une réelle prise de risque, au moins commercialement. Pas sûr qu’inviter Pharrell et Kendrick suffise à attirer vers lui des masses de curieux. Pour ce genre d’entreprise, bénéficier de l’appui de Flying Lotus est un réel avantage. Son label Brainfeeder agrandit année après année son catalogue d’albums de Jazz. Drunk n’est pas à la hauteur de The Epic, l’incroyable triple album de Kamasi Washington sorti en 2015, mais il reste plus accessible. On regrette parfois que Thundercat ne s’aventure pas davantage dans les impros instrumentales et ne mette pas plus en avant son instrument de prédilection. Beaucoup de titres ne dépassent pas la barre des 2 minutes et laissent un goût d’inachevé. Toutes les idées musicales ne semblent pas avoir été poussées jusqu’au bout de leur potentiel. Ces reproches ne viennent toutefois pas atténuer l’impression de virtuosité et de maîtrise qui se dégagent de Drunk. Cet album est une formidable parenthèse dans le temps, une pause rafraichissante dans l’actualité musicale.