Jeudi 1er décembre. Au beau milieu de son concert à Bercy, Nekfeu annonce à un public exultant la sortie de l’album surprise Cyborg. Il est le troisième rappeur français à remplir la mythique salle parisienne, et profite de l’événement pour lâcher une bombe. Le net s’affole et dès le lendemain, les plus grands quotidiens relaient l’information. Un clic, l’album est sauvegardé dans mes favoris. Le week-end arrivé, j’enfile mon casque et appuie sur lecture.
Flashback. Retour un an et demi en arrière. Du vent d’hiver glacial à l’été brûlant où un gamin de mon âge à réussi un exploit encore difficile à croire : relever le niveau actuel du rap français et mettre tout le monde d’accord en un album. Son premier. Et voilà que ça recommence ! Les heures passées à écouter chaque morceau, décortiquer chaque rime, intégrer chaque métaphore et chaque double-sens. À prendre gifle sur gifle, sous les coups d’un verbe redoutable depuis ses premiers écrits.
Il est vrai, on a parfois eu le sentiment de revenir au collège à l’écoute du Fennek, tant certaines phrases idéalistes flirtent avec les promesses adolescentes qui peuplent nos vieux agendas. Malgré ce plaisir coupable, il est temps de dire le respect profond que l’on porte à la meilleure plume actuelle du rap français, à son intégrité et à son effort acharné pour repousser ses limites. À cet égard, l’épreuve du second album est un baptême du feu dangereux, duquel peu d’artistes sortent totalement indemnes.
En livrant son nouvel opus au zénith de sa tournée —façon de parler, le concert a bien eu lieu à Bercy— Nekfeu réalise un excellent coup médiatique et échappe à la pression supplémentaire que suscite une attente prolongée. La question qui se pose alors est la suivante : Comment voler plus haut quand on a touché le soleil, battre des records quand on est premier et devenir meilleur lorsqu’on excelle déjà ? Réponse ci-dessous.
Nekfeu – « Humanoïde »
L’album s’ouvre avec « Humanoïde », une remise en cause au goût d’aveux, qui met en lumière les actes, les doutes et les secrets dont chacun a honte, mais que personne n’ose avouer. Alors qu’il réaffirme l’importance de valeurs universelles, Nekfeu dépeint en même temps une triste réalité : celle de l’homme, avec ses forces et ses faiblesses. Que l’on ait connu la rue ou les bancs des écoles les plus prestigieuses, les espoirs, les remords et les regrets sont les mêmes. Un message simple auquel n’importe qui peut s’identifier. La machine est lancée, le processus enclenché.
Que dire ensuite de « Réalité augmenté », qui à l’instar de la série Black Mirror, interroge avec justesse la superficialité de nos pratiques en ligne et la dictature de l’image sur les réseaux sociaux ? Une satire acerbe à l’égard de notre jeunesse 2.0 et des clichés qui la composent. Les slashers, qui cumulent les compétences virtuelles sans rien connaître à la dureté du travail. Les influenceuses, qui façonnent leur soit-disant célébrité à grands coups de bistouri numérique. Les voyeurs du net, avides d’images choc et pourvus de moins d’empathie que Jake Gyllenhaal dans le film Nightcrawler.
« Je me sens renoi, juif, blanc, reubeu et noichi
Jamais je n’choisirai la couleur du emoji »
Outre les travers du monde moderne et les tourments de la jeunesse désœuvrée que le révolté Ken Samaras semble porter sur ses épaules comme un fardeau, les relations amoureuses restent un thème qui hante ce second album. Une fois n’est pas coutume, elles sont ici passionnelles et tumultueuses, à mi-chemin entre amour aveugle et haine cordiale. Manifestement désintéressé par les plans cul et les amourettes, le tombeur de ces filles cherche toujours l’âme sœur. Ses peines de cœur lui inspirent des balades touchantes, qui pénètrent d’un faisceau de lumière la noirceur ambiante.
Les quelques skits disséminés ça et là participent à construire l’ambiance singulière de ce disque, tout comme les anecdotes dont nous gratifie ponctuellement son auteur. À titre d’exemples, on note plusieurs références aux Rap Contenders qui l’ont fait connaître, on apprend que la muse de « Galatée » n’est autre que l’héroïne d’« Egérie », et on comprend que la fameuse rédemption par la psychanalyse évoquée dans « Plume », extrait de la ré-édition de Feu, est en fait plus personnelle qu’il n’y paraît. Subtilement, le Fennek joue de sa notoriété et confirme d’un même jet son statut de figure publique.
« C’est pour les cyborgs défectueux, les Elephant Man
Les mecs instables qu’ont des putain d’valeurs mais les défendent mal »
Côté sonorités, l’album révèle une jolie palette musicale et émotionnelle. D’une furieuse envie de pleurer, on se retrouve vite à hocher nerveusement la tête ou à s’imaginer seul bouteille à la main dans les rues parisiennes. Les fautifs ? Nuls autre que la fine fleur des producteurs francophones : Hugz Hefner, Diabi, Loubensky, Hologram Lo’, VM The Don, Nepal ou encore En’Zoo. Dans cet ensemble sombre et vaporeux, le jouissif « Vinyle », proche de l’imagerie soul de Kanye West époque Roc-A-Fella, dénote. De même qu’ « O.D. », dont le style emprunte à Larry Fisherman, avec une touche jazz façon Terrace Martin, et « Nekketsu », qui rappelle étrangement un vieux Deep Forest.
De piste en piste, Nekfeu joue avec le rap technique et virtuose qui a fait son succès, use et abuse des allitérations, ose des inflexions de voix inédites. Son phrasé devient versatile, verse dans Kendrick Lamar lorsqu’il s’égosille sur « Vinyle », mimique Drake sur « Saturne », flirte avec les motifs rythmiques implacables d’Eminem avec l’intro d' »Avant tu riais ». Tel Booba, qui a su trouver à son apogée des modèles en la personne de 50 Cent, Lil’Wayne ou consorts, le Fennek s’abreuve directement à la source, de l’autre côté de l’Atlantique. Seine Zoo, l’O.V.O français ? Ma foi, peut-être bien.
Nekfeu – « Squa »
Soucieux que tout le « Squa » profite de la soirée, Nekfeu refile une conso désaltérante à ses frères de l’Entourage, de 1995 et du S-Crew. Parmi les invités, on aperçoit Jazzy Bazz et Alpha Wann, qui monopolisent la piste de danse, S.Pri Noir servant ses cocktails explosifs au bar, Némir bien trop occupé à draguer, Sneazzy, qui sirote son verre dans un fauteuil en cuir, et Clara Luciani, dont la voix suave fait chavirer le cœur des gros loubards comme celui des babtous fragiles. Dommage, Deen Burbigo n’a pas répondu présent, mais alors que la fête bat son plein, il est sûrement en bonne compagnie.
Tu es jeune et ambitieux donc tu te sens prêt
Déjà tipeu tu n’écoutais que le 113
En bref, Cyborg est une œuvre dense et honnête, qui nous fait passer du rire au larmes en l’espace de quelques secondes. Ses architectes sonores assurent une solide cohérence musicale et s’ils côtoient parfois les abysses, ils ne s’interdisent pas non plus quelques bouffées d’air en surface. Hormis la course effrénée dans laquelle Flingue et Feu se défient en duo, les featurings rappellent que Nekfeu brille rarement autant qu’en solo. Sans totalement se réinventer, notre guerrier mutant approfondit le sillon qu’il a creusé et reste fidèle à lui-même tout en continuant d’évoluer. De Saiyan en Super-Saiyan, ou plutôt de Pikachu en Raichu : moins mignon mais plus électrique. Cheminant dans des sphères aussi hautes que les herbes de Bourg Palette, il prouve qu’il n’est pas qu’un effet de mode, et que l’arène —ici estampillée AccorHotels— est toujours sienne. En porte-parole de son époque et témoin éveillé de ses propres émotions, il met à contribution son talent pour délivrer un message fort et authentique, à contre-pied des ersatz qui pullulent sur les ondes.