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Kendrick Lamar – To Pimp A Butterfly

MONOI – Il y a eu Good Kid, m.A.A.d. City, il y a To Pimp A Butterfly. De la chrysalide au papillon. Et le génie éclate en pleine lumière, investi par les siens, béni de tous. Sous nos yeux s’épanouit un bien étrange objet musical que ce troisième opus de Kendrick Lamar, oeuvre hybride empreinte d’histoire, de philosophie, de morale, de religion. Un esprit croyant dans un coeur inquiet. Un chef-d’oeuvre lyrique fait de blessures, d’hésitations, de doutes et de réussites, intimes et collectives. Un cri d’amour et de détestation. Une oeuvre miroir pour toute une génération mais sans preuve d’autorité aucune, une oeuvre étendard mais sans pression politique, une oeuvre humaniste, profonde, intelligente. Rageuse dans sa sensibilité. Lamar porte son rap comme sa croix, prêcheur hypnotique, qui bouscule les croyances d’une musique standardisée, usant de sa voix comme d’une prophétie.

ED – Il y a eu un avant TPAB, il y aura un après TPAB. Produit d’une vision, enfanté dans la douleur, TPAB est l’aboutissement d’une mutation du rap. Lamar pose avec une virtuosité non assumée les bases d’une nouvelle esthétique. Il n’est pas pour autant iconoclaste, il se revendique au contraire d’un héritage appréhendé dans sa globalité : la culture noire. Lamar se réapproprie l’idée de négritude, cette « négation de la négation de l’homme noir ». Est-ce vraiment nouveau dans le rap ? Évidemment pas. Mais là où s’imposait une vision largement clivante et communautaire du racisme aux États-Unis, Lamar remet en perspective le manichéisme qui prévaut quand sont abordées les problématiques raciales.

MONOI – A l’instar d’un Tupac Shakur, icône du gangsta rap de la côte ouest assassiné il y a presque 20 ans et ressuscitée par la magie du montage sonore sur les dernières minutes d’épilogue offert par « Mortal Man« , Lamar est aussi le porte-voix de la rue noire, conscient de ses contradictions, de sa diversité dans ses modes d’expression, de son ambivalence dans sa condition, de son va-et-vient permanent entre révolte identitaire et revendication d’une fierté communautaire parfois sectaire. Aventure musicale, TPAB oscille entre le chant d’esclaves, les cris, les pleurs, la voix qui se casse, le rap chanté, les choeurs gospel, le free jazz comme saturé d’improvisations permanentes aussi bien musicales que vocales, et un funk seventies synesthésique. Car il est bien histoire de fluides ici : larmes, sang, alcool, eau bénite, sueur… Kendrick, le « good kid » de Compton, devenu superstar, se lave-t-il de son innocence ou se repent-il de ses péchés ?

ED – Quelle est la finalité de la musique sur laquelle Kendrick pose sa voix? Une seule écoute suffit à comprendre qu’elle n’a pas été pensée comme simple accompagnement, mais qu’elle se dresse en contrepoint de la performance du rappeur. Avec cet album il n’est pas possible de parler de « beat » ou « d’instru » si l’on veut traduire la complexité et la richesse de la musique de Lamar. Cette complexité peut dérouter, aussi certains diront qu’elle a un côté « étouffe-chrétien ». Kendrick semble parfois lutter pour garder le dessus, à d’autres occasions il dissimule ses angoisses et incertitudes derrière de véritables cathédrales sonores. On est bien loin du traditionnel boom-bap. Le rythme est libre, tantôt bancal, tantôt fuyant et insaisissable. Cette liberté permet à Kendrick d’exprimer sa créativité en matière de flow et d’intonation. Il se libère de la métrique traditionnelle et donne ainsi substance au voyage mental auquel il nous invite. Attention, Lamar ne livre pas pour autant un album confus, l’ensemble est éblouissant dans l’exécution. Afin de ne pas effaroucher l’auditeur novice, il sait offrir – avec le concours de musiciens doués – quelques mesures d’une lumière éclatante, d’un groove entrainant. Écoutez par exemple la conclusion de la chanson « King Kunta », 1 minute de P-Funk à faire pâlir George Clinton (qui apparaît en personne sur l’intro de TPAB, « Wesley’s Theory »).

MONOI – Agité de contrebalancements permanents, perfusé aux références musicales et culturelles (des apparitions de George Clinton, Bilal, Snoop Dogg, Dr Dre aux samples de -en vrac- Radiohead, Michael Jackson, Jay-Z, James Brown, Rick Ross, Cold Grits, The Isley Brothers…), TPAB ouvre la voie entre sacré et vulgaire, entre divin et païen, et évoque les démons et les saints patrons, pour rendre possible l’existence en chacun d’un ailleurs moins méprisable. Kendrick est allé chercher aux confins de son âme, et rend compte avec toute l’acidité de sa lucidité, du trouble spirituel de l’introspection, unissant le sombre (« u« ) au lumineux (« i« ). Album évangélique, TPAB rejoint aussi bien les croyances en Jésus Christ, que les idéaux du Black Power, les combats de Malcom X et de Martin Luther King, et ranime les fantômes de la mémoire collective qui hantent l’identité noire (Kinta Kunte, personnage littéraire, symbole de la traite des Noirs, donne son nom au titre « King Kunta« ).

ED – Le véritable tour de force de TPAB, c’est de parvenir à communiquer cet entrelacs d’émotions et de visions au moyen d’une musique véritablement populaire. Malgré ce que l’on a pu lire ou entendre, l’album reste tout à fait accessible à une large audience. Certes l’influence de Flying Lotus se fait indéniablement ressentir sur une poignée de morceaux, mais c’est surtout dans le passé de la « black music » que Kendrick et ses associés vont puiser. Il a fait appel à une grande variété de producteurs et de musiciens pour donner corps à son colossal projet musical. Sounwave, qui a collaboré avec Kendrick depuis 2009, s’est vu confier une part non négligeable du travail de production. On retrouve son empreinte sur pas moins de 9 titres de l’album (parmi lesquels « King Kunta », « u » ou « Hood Politics« ). Autour de Kendrick et lui s’est formée une équipe soudée et très impliquée de musiciens. Thundercat est l’un d’eux, on reconnait très rapidement sa basse ondoyante et mielleuse. Stephen Bruner, de son vrai nom, apporte une délicieuse touche jazz-fusion, donnant à certains morceaux une couleur très chaleureuse (Sur « Mortal Man » par exemple). Bien entendu je ne citerai pas tous les producteurs qui ont participé à l’élaboration de TPAB, mais à mon sens il y a encore un architecte très important de la sonorité de l’album : Terrace Martin. Tout comme Sounwave il a déjà eu l’occasion de travailler avec K-Dot, notamment sur GKMC. Entre temps il a produit des beats pour des rappeurs tels que Talib Kweli ou Ab-Soul. Terrace est un inconditionnel du jazz, qui cite parmi ses influences Herbie Hancock et John Coltrane. On comprend bien alors pourquoi TPAB arbore cette esthétique très homogène, marquée par le jazz des années 60 et 70. Quand on écoute ce disque on se dit que le travail d’équipe a du bon. Il ne s’agit clairement pas d’un album où producteurs et emcees ont travaillé chacun de leur côté. En plus du travail de rappeur et d’écrivain, Kendrick a dû assumer un rôle de manager, de chef d’orchestre.

MONOI – Oui, TPAB est un tour de force, parce que Lamar abandonne sciemment et de manière parfaitement assumée les structures traditionnelles du Hip-Hop, et redessine les contours d’un rap « new-age », presque alternatif. Kendrick superstar repousse toutes les attentes liées à son statut sur le marché du disque, et il les repousse avec fébrilité, en faisant le choix conscient de la créativité. TPAB n’est certainement pas un album confortable. On ressort de son écoute agité, tendu, nerveux. Mais aussi imprégné. Comme nourri par le psaume lancinant, que Kendrick Lamar distille à chaque fin de morceau :

“I remember you was conflicted/ Misusing your influence / Sometimes I did the same / Abusing my power full of resentment / Resentment that turned into a deep depression / Found myself screaming in a hotel room. »

La chambre d’hôtel est bien l’épicentre de l’album, métaphore spatiale de la solitude, elle est espace de création et de dépression, l’une étant le pendant de l’autre. Kendrick s’y met en scène, en milieu d’album, sur le track « u« , où il s’adresse à lui-même, alcoolisé, dans un exercice de vérité et d’auto-dialogue proche de la schizophrénie. Œuvre construite sur le principe de l’ambivalence, TPAB peut déranger par ses soubresauts. Les effets cosmiques des cuivres imbriqués au groove d’un G-Funk revisité ne rendent pas l’album lisible de prime abord. C’est parce que l’auditeur est embarqué dans un labyrinthe de sons et d’influences. Si le message est universel, la portée messianique, TPAB ne cède musicalement à aucune facilité, et surprend par le choix pointu des compositions.

ED – Après deux semaines d’exploitation commerciale et de buzz intense, on peut maintenant analyser dans le calme l’oeuvre de Kendrick Lamar. De mémoire d’amateur de Hip-Hop, on n’avait pas vu un tel enthousiasme, un tel consensus dans la presse musicale spécialisée depuis My Beautiful Dark Twisted Fantasy de Kanye West. C’était il y a quatre ans. Il y avait bien eu good kid m.A.A.d city en 2012, le second album de Lamar qui avait secoué la planète rap, mais le concert de louanges n’avait pas été si unanime. Déjà on plaignait le pauvre Lamar qui, à 25 ans, avait sorti le Illmatic de sa carrière. Beaucoup s’accordaient à dire que le troisième album serait nécessairement moins bon, qu’il marquerait le début d’un déclin annoncé. Merci à toi Kendrick d’avoir déboulonné cette « prophétie ». Il y a bien des rap heads pour qui TPAB représente une sorte de « trahison », de pervertissement de l’esthétique du rap. Mais ces critiques sont recevables seulement si l’on considère que le Hip-Hop est une culture figée et hermétique. C’est l’éternelle querelle des anciens et des modernes. C’est pourquoi il est difficile de parler d’un « classique » en se référant à TPAB. C’est un disque ambitieux et novateur qui obtiendra son statut d’album essentiel après quelques mois ou quelques années, quand d’autres rappeurs auront marché dans le sillon de Kendrick Lamar.

Anaïs Le Brun

Tel JuL, elle a pris le large. Sa plume manque à l'équipe comme Juvie à Lil'Wayne. ? #IMissMyDawgz

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