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L’Orange & Jeremiah Jae – The Night Took Us In Like Family

Après l’opus de PRhyme en décembre dernier, une collaboration prometteuse et attendue réunit à nouveau un producteur et un rappeur. Cette fois-ci dans une plus grande confidentialité que le duo Premier/Royce Da 5’9’’, puisqu’il s’agit d’une équipe très underground, aux multiples talents artistiques, composée du beatmaker originaire de Nashville, Tennessee, L’Orange (connu pour sa passion des samples jazz, et notamment piano et voix – il faut écouter le sublime hommage à Billie Holiday sorti en 2011, Old Soul – et son goût pour l’écriture – il écrit de la poésie depuis son adolescence, et la met en musique, The Orchid Days, et le très réussi After The Flowers), et d’un jeune emcee et producteur originaire de Chicago, Jeremiah Jae (fils du compositeur et musicien de jazz Robert Irving III, repéré en 2007 par Flying Lotus pour son travail sur la série de mixtapes Lunch Special).

Le faiseur de sons et le poseur de rimes (qui a, cette fois-ci, laissé de côté son talent pour les tables de mixage), en contact depuis le featuring de Jae sur le titre « Love Letter », du LP The Orchid Days de L’Orange sorti l’année dernière, signent en ce début de printemps 2015, The Night Took Us In Like Family, leur première oeuvre commune. Une oeuvre sombre qui colle à la peau des deux artistes aussi bien qu’à leur univers : noir, abyssal, fantomatique, et inquiétant. Une réussite qui conjugue qui plus est, dans ses références et ses sons, cinéma de genre et musique. Un travail de maniaque de L’Orange sur la production, un hold-up vocal de Jae : la partition à quatre mains se joue bien. Press play.

LE « NOIR-HOP » : LES RACINES DU MAL

Prenez « Le Faucon Maltais » de John Huston (1941) ou « Le Port de l’Angoisse » de Howard Hawks (1944). Identifiez-y Humphrey Bogart et sa voix de fumeur. Versez-vous un verre de bourbon. Tournez un peu le bouton de la radio sur la droite, non un peu plus à gauche, oui là c’est bon, ça grésille un peu mais c’est ça. Fermez les yeux et imaginez une impasse humide et obscure, un cadavre étendu que l’on entraperçoit à travers les vapeurs qui s’échappent des bouches d’égouts, des pneus qui crissent dans la nuit, une petite pluie fine qui tombe, une silhouette fuyante… Le décor de The Night Took Us In Like Family est planté. Entièrement construit sur des références aux films noirs des années 50, l’album collectionne les extraits cinématographiques (dialogues, musique de film, effets sonores : claquements de doigts, sifflements, bruits de pas, coups de feu…). Insérés sur le beat, malaxés, étirés ou simplement découpés tels quels, travaillés comme de purs échantillons musicaux, ils créent une bande-son aux confins du vintage et de l’étrange, sorte d’album-polar qui fait la part belle aux bad boys d’antan.

Tout dans The Night Took Us In Like Family respire les bas-fonds.
« Sometimes I feel like the world is going under » chante Jae sur le titre « Underworld ».

Troublant parallèle entre le film noir, genre cinématographique né aux Etats-Unis dans les années 40 et dont la figure principale est l’anti-héros (détective alcoolique, gangster perdu, femmes fatales, âmes damnées…) et le hip-hop, musique issue des ghettos noirs, qui fait la part belle aux gangsters modernes dans un univers urbain où règnent violence, trafics en tout genre et injustice sociale. Si les références au monde mafieux parsèment les lyrics des rappeurs depuis la naissance du genre (Tony Montana, joué par Al Pacino dans le « Scarface » de Brian de Palma, et la figure du « Parrain » de Francis Ford Coppola, étant sans doute les références absolues et les plus itératives), aucun opus – à ma connaissance – n’avait, avec autant de subtilité et de manière si évidente, associé les deux univers, tout en dessinant presque une sous-catégorie au hip-hop US underground actuel.

Pour donner de la consistance musicale à ce « noir-hop », L’Orange pose les bases avec une réelle dextérité technique : du jazz, du boogie, du be-bop, des cuivres beaucoup, du grain et du souffle, des boucles de piano comme rarement elles ont été travaillées, même chez des producteurs très aguerris au style rétro. L’Orange surpasse sur cet opus le travail d’Apollo Brown sur son album instrumental Thirty Eight. Il ne s’agit plus de travailler les boucles samplées en répétition, mais d’extraire en elles la substance identitaire du morçeau. « Taken by the Night », premier single extrait de l’album, en est l’exemple parfait. La boucle de piano, superbe, est groovy, entraînante, entêtante… A l’image de l’opus.

UN ALBUM SCENARISE OU LE CONCEPT DU « SOUND-WRITING »

Dans une interview donnée à AllHipHop en avril 2014, L’Orange explique : « I think people have questions when they come to my music and looking for even more questions. So I try to create a scenario where we can ask those. »

Au-delà des interrogations que suscitent la musique du jeune producteur, c’est bien d’une narration dont il s’agit sur The Night Took Us In Like Family. Jeremiah Jae nous délivre, à grand renfort de rimes contées, l’histoire d’un mec louche (« The Conspicuous Man »), qui, de titres en titres, rôde sur le micro-sillon. Egalement accompagné, sur deux titres, par un Homeboy Sandman toujours aussi inspiré (« Ignore the Man to your Right »),

I’ll never be apprehensive /
I’ll never be apprehended.

et un Gift of Gab des Blackalicious qui co-signe l’un des tracks les plus réussis de l’album (« All I Need »), Jeremiah Jae déroule un verbe anxiogène, avec une voix tantôt oppressée tantôt atone.

Sometimes it’s like a maze, soft shoes on the pavement /
Cab Calloway, my goon’s on a holiday /
(…)
In the battles with the soul you go cold /
Feeling rattled in the dome, you don’t know /
Damn where’d it go /
End up on a dead end street with no love, just desire for peace /
Blacked out, no white, you can barely see.

Le flow sombre et imperturbable de Jae comme posé au ralenti sur le beat fifties se mêle avec densité aux compositions obscures, construites selon le principe du montage filmique. Entrées et sorties de tracks sont travaillées comme des génériques. L’album progresse sur cinq chapitres, un incipit (« Part 1: Introducing A Conspicuous Man »), trois scènes majeures (« God Complex », « The Damning », « Revenge & Escape ») et un final (« Part Five: Macabre »). L’énorme travail de Jae sur l’écriture crée un rap imagé qui accompagne, meurtre par meurtre, le personnage dans sa descente aux enfers, finissant consumé dans les flammes de la folie vengeresse.

Album conceptuel, qui colore le hip-hop d’une nouvelle contemporanéité, The Night Took Us In Like Family a le grand mérite de faire taire les éternels rabats-joie qui nous annoncent tous les ans la fin du rap américain actuel. La scène underground US est non seulement loin d’être en déclin, mais elle nous offre tous les jours la chance de découvrir de petites pépites, aussi bien producteurs que rappeurs, qui, de Brooklyn à Chicago, et de Los Angeles à Washington DC, redéfinissent et affranchissent le genre en lui faisant atteindre des zones insoupçonnées.

L’association L’Orange/Jeremiah Jae fonctionne bien. Très bien. Je vous invite à vous pencher sérieusement sur ces deux-là : leur travail le mérite. Il faut accepter de plonger dans des eaux un peu troubles, de s’obscurcir un peu l’horizon le temps d’une écoute, de refaire fonctionner l’imaginaire, de commencer l’histoire avec eux et de ne pas savoir où ils vous conduisent..

Belle aventure nocturne.

To be continued…

Anaïs Le Brun

Tel JuL, elle a pris le large. Sa plume manque à l'équipe comme Juvie à Lil'Wayne. ? #IMissMyDawgz

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