Sorti en quasi surprise, 4:44 est le 13ème et dernier album en date de Jay-Z. Entièrement produit par No I.D (une première dans sa carrière) et ne comportant aucun rappeur en invité, la superstar du rap dévoile un projet certes maigrelet (36 minutes) mais qui a le mérite d’exposer enfin les questionnements d’un artiste proche de la cinquantaine, ébranlé par les rumeurs d’infidélité. Si, comme à son habitude, Jay-Z a réussi à monter un deal financier dont lui seul à le secret (après Samsung pour Magna Carta Holy Grail, c’est l’opérateur américain Sprint qui a cette fois-ci financé le disque de platine de ce nouvel album), on se pose plutôt la question de la pertinence du rappeur new-yorkais à enchaîner les albums depuis sa sortie de retraite en 2006. Début de réponse.
“I got 99 problems but a bitch ain’t one”. En 2003, Jay-Z immortalise la fameuse punchline d’Ice-T dans son mythique « album pré-retraite » The Black Album. 14 ans plus tard, les temps ont changé; la jeune danseuse de son clip “P.S.A”, Beyonce Knowles, est devenue la plus grande star féminine de son époque, mais surtout Madame Carter, en épousant Jay-Z (de son vrai nom Shawn Carter) un jour d’avril 2008. Depuis, toute la planète people n’a d’yeux que pour ce couple symbole de la réussite artistique afro-américaine.
Soupçonné d’infidélité, le rappeur fait les gros titres et subit l’après coup d’un enregistrement vidéo où il se fait agresser dans un ascenseur par la soeur de Beyonce, Solange Knowles. Mais c’est le dernier album de sa femme, Lemonade (2016), qui ré-ouvrira les plaies de cette histoire, la diva se confiant sur son mari et leur intimité. Il n’est donc pas surprenant de voir Jay Z exposer sa vision des faits sur son nouvel album, 4:44.
L’introduction est claire, et les mots résonnent étrangement. La dernière fois qu’on les a entendu, ils sortaient de la bouche d’un certain Nasir Jones (Nas) dans son morceau «Ether», écrit lors du célèbre beef entre les deux rappeurs au début des années 2000. Jay Z, montrant encore une fois son habilité à modeler sa propre histoire, introduit l’album avec la volonté de mettre à mort son alter ego, symbolisé par son nom de scène (dont il a enlevé le tiret pour l’occasion).
Sur un sample d’Alan Parsons Project, le rappeur s’adresse à lui même en se rappelant les erreurs de sa vie, dont celle qui a failli lui coûter le plus cher: perdre sa femme sur une infidélité. Prêt à en découdre avec lui même, Jay Z s’attaque même, dans un passage inattendu, à son ami de longue date, Kanye West. On les savait en froid depuis leur album commun (Watch The Throne, 2011) mais le passage surprend par la finesse de son double sens; en citant explicitement Kanye et ses élans égocentriques, Jay Z ne parle finalement que de lui même et se décrit comme le véritable «insane» (fou) du duo…
Cette introduction fait surtout office de note d’intention; d’une part la production quasi minimaliste, un sampling dépouillé de tout artifice, en constante évolution tout au long du morceau, volonté de No I.D de ne pas tomber dans la simple logique de boucle mais d’offrir un véritable terrain de jeu au rappeur. Il reprend ici le travail entamé sur ses deux derniers albums avec Common (notamment Nobody’s Smiling en 2014, avec ses samples de soul et ses drums étouffés).
D’autre part, Jay Z qui, sans retrouver le souffle de ses jeunes années, offre un dialogue sincère et direct avec lui même, et va tenter d’analyser l’homme qu’il est pour comprendre l’héritage qu’il va laisser à ses enfants (« Legacy », dernier titre de l’album). De cet héritage, il va en être question dans tout l’album en filigrane, à la fois socialement (la fragilité du statut du noir-americain aux États Unis) et financièrement comme lorsqu’il nous explique très fièrement qu’il vaut mieux faire fructifier l’argent que de le jeter sur des strip-teaseuses).
Si on cherche des invités sur l’album, il faut plutôt chercher du côté des samples, qui jouent un rôle prédominant.
Choisis pour la plupart par le rappeur lui-même (lui valant des crédits de co-producteur), l’album se construit autour d’échantillons de voix pour la plupart modifiés (rendus plus aigu ou grave, voire les deux au sein du même morceau), pratique délaissée dans le rap actuel, qui se base plus sur une logique de composition, aidée par des logiciels qui favorisent le travail hors studio et des producteurs de plus en plus jeunes.
Le vétéran No I.D prend ainsi à contre pied la production actuelle et laisse une grande place à l’improvisation dans ses découpages (il dit jouer des samples comme d’un instrument), ainsi qu’à la présence des voix, mises en avant pour donner des pistes d’écritures et d’émotions, le choix des samples guidant la thématique des morceaux.
En sort un album très épuré, court, bercé par les voix de Nina Simone, Stevie Wonder, Donny Hathaway ou les Clark Sisters qui agissent comme une sorte de «chœur antique» afro-américain aux leçons de vie du rappeur devenu le temps d’un album voix de sagesse. Jay Z vous raconte donc, en vrac, comment construire un patrimoine (Story of O.J), comment sourire à la vie même quand rien n’y fait (Smile), comment se méfier de ce qui vous entoure (Caught Their Eyes), ou bien de dire aux jeunes rappeurs d’arrêter de fantasmer sur une vie à «LA LA Land» (sur l’opportuniste Moonlight, référence au scandale des derniers Oscars).
Dans cet ensemble plutôt homogène, le morceau éponyme «4:44» dénote particulièrement. Construit sur un sample de la dernière sensation soul anglaise Hannah Williams, il est sans aucun doute le moment le plus fort de l’album, le titre central vers lesquels les autres semblent converger. Véritable moment d’aveu (presque trop?), Jay Z s’excuse auprès des femmes de sa vie, et surtout auprès de Beyonce pour son infidélité. Il s’y livre sans fard, notamment en parlant des enfants morts-nés qui ont marqué sa vie («I apologize for all the stillborns/ ‘Cause I wasn’t present, your body wouldn’t accept it»).
Si le rappeur de Brooklyn s’était déjà essayé à de beaux morceaux sur les femmes (« Song Cry », 2001), il ne s’était jamais mis à nu d’une telle manière. («Im never gonna treat you like I should», nous répète le refrain comme une triste confession).
4:44 est également le moment pour Jay Z de faire un point sur son statut de riche entrepreneur afro-américain dans la désormais Amérique de Trump.
Il faut voir le clip de «Story of O.J» (ci-dessous) pour comprendre l’agacement et la désillusion du rappeur sur la condition des noirs aux États-Unis (lui qui était un soutien sans faille d’Obama). Peu importe le statut, rien ne fera disparaître l’histoire et la couleur, veut nous dire le rappeur, qui se moque ironiquement de la non prise de position sur le sujet d’O.J Simpson, le célèbre sportif ayant fait la une dans une célèbre affaire d’assassinat. Le sample de «Four Women» (Nina Simone) ancre davantage le morceau dans une position sociale, à laquelle le rappeur tente de répondre par une quête de liberté financière, le véritable moyen de ne rendre de compte à personne. Il aborde les questions ethniques par le prisme de l’argent, véritable cœur paradoxal du rap et de sa longue histoire, entre luttes sociales et affranchissement financier.
Se trouvent donc mêlés dans l’album une dynamique émouvante entre samples historiques (facilement reconnaissables) et confessions d’un rappeur qui fait le point sur sa vie la cinquantaine approchant. Jay Z ne révolutionne pas l’utilisation de son patrimoine musical (Kanye West utilisait déjà le même processus sur Late Registration douze ans auparavant) mais parvient à toucher du doigt une certaine vérité émotionnelle, une rencontre entre époques, une filiation directe qui connecterait les états d’âme des afro-américains sur des décennies de musique. Détruire pour exister. Sampler pour perpétuer.
En 2012 sortait sur les écrans un formidable film d’Abel Ferrara, narrant les dernières heures d’un couple avant l’apocalypse. Que faire avant une mort certaine? Surtout quand celle ci est annoncée à la minute près. L’heure, qui sert de titre au film : 4:44 – Last Day on Earth… Difficile de n’y voir qu’une coïncidence, surtout vu l’impact des films de Ferrara sur le rap new-yorkais des années 1990 (de King of NYC à Bad Lieutenant).
Plutôt qu’un simple hasard, on préfère y voir un écho symbolique entre deux monstres sacrés new-yorkais sur la fin de leur carrière, tentant un dernier geste intimiste, repoussant sans cesse l’heure de la retraite. Sans être le meilleur album de sa carrière, Jay Z, bien aidé par la direction artistique précise de No I.D, dévoile un album qui refait la part belle à sa singularité, cherchant à proposer le projet idéal plutôt que de vouloir rester jeune à jamais (comme il le samplait sur «Forever Young» en 2009), quitte à se mettre une partie du public actuel à dos.
Avec cet album anti spectaculaire, le rappeur nous démontre ce qu’on finissait par ne plus espérer: on peut être un artiste rap vieux et pertinent. Sans ses producteurs habituels et en dépit d’une forme en deçà du fond (l’interprétation manque parfois d’énergie), Jay Z livre un bel et court album surprise, celui d’un maître entamant l’ultime virage de sa carrière avant de nous laisser contempler l’œuvre d’un rappeur qui aura mis du temps à contempler ses failles.
Il se permet même un titre bonus dédié à son père absent («Adnis»), donnant sans le savoir la meilleure explication au titre de l’album. Au beau milieu de la nuit, les enfants réveillent leurs parents, sans doute hantés par quelques fantômes.
1. Kill Jay Z
2. The Story of O.J.
3. Smile
4. Caught Their Eyes
5. 4.:44
6. Family Feud
7. Bam
8. Moonlight
9. Marcy Me
10. Legacy
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