Pourquoi accorde-t-on en 2014 encore autant d’attention à tous ces disques sortis au milieu des années 90, alors même que le rap continue à produire chaque jour son lot de nouveaux artistes? Il serait trop simple de réduire cela à de la pure nostalgie. Les albums de cette période, notamment ceux sortis pendant les années comprises entre 94 et 96, ont défini le hip-hop moderne tel qu’on le connait aujourd’hui. Hormis quelques escapades très marginales en territoire inconnu (Death Grips, Shabazz Palaces, Clipping …), le rap n’a plus connu d’innovation majeure. Rien d’anormal donc à ce que chez The BackPackerz on déterre pour vous quelques joyaux de cette époque cruciale dans l’histoire du mouvement hip-hop. 19 ans après sa sortie, on revient aujourd’hui sur l’album Livin’ Proof de Group Home.
Rappelons nous d’abord que 1995 est l’année ou sont sortis des références absolues telles que: Labcabincalifornia de The Pharcyde, Infamous de Mobb Deep et Liquid Swords de GZA, mais aussi des albums de rappeurs comme Raekwon, Big L ou ODB. La concurrence était phénoménale, à une époque où les artistes ne pouvaient compter que sur la vente de disques et les concerts pour accroître leur renommée. Il était difficile dans ces conditions de véritablement percer, et on constate que de nombreux albums de cette époque sont passés « relativement » inaperçus. Livin’ Proof est un album que les hip-hop headz connaissent et chérissent encore en 2014, mais il a été victime de son temps si l’on peut dire.
Commençons par le lineup: Group Home est un duo composé des emcees Lil’ Dap et Melachi The Nutcracker. Ces deux rappeurs n’ont quasiment rien enregistré en solo, si ce n’est quelques maxis au début des années 2000. Lil’ Dap a sorti cette année un EP intitulé Code Of Silence. Ils ont fait leurs armes au sein de la fameuse Gang Starr Foundation, sorte de « pépinière » qui a vu émerger entre autres Jeru The Damaja et Freddie Foxxx. L’homme derrière la production de Livin’ Proof n’est autre que DJ Premier. Il a laissé son empreinte intemporelle et indélébile sur 11 des 13 morceaux de l’album. Les deux autres ont été produits par Guru (« Serious Rap Shit ») et Big Jazz (« 4 Give My Sins »).
L’apport de Preemo à la musique de Group Home est énorme. Il délivre un boom-bap très sobre, presque minimaliste. L’accent est surtout mis sur le kick/snare et la ligne de basse. Pas grand chose à voir avec par exemple « Rappaz R. N. Dainja » ou « MC’s Act Like They Don’t Know » enrgistrés par lui la même année pour le compte de KRS-One. Le seul titre un peu plus dynamique au niveau de la production est « Up Against The Wall (Low Budget Mix) », qui préfigure le style que Premier adoptera dans la suite de sa carrière. On comprend que l’appartenance à la Gang Starr Foundation a été décisive pour Lil’ Dap et Melachi. Preemo entretenait avec Guru une réelle relation d’amitié, et a produit des instrus pour beaucoup de membres de la Foundation (notamment le mythique The Sun Rises In The East de Jeru). Qui sait si Group Home serait passé à la postérité sans la MPC magique de DJ Premier?
Livin’ Proof n’a pas exactement tutoyé le sommet des charts, mais les singles issus de l’album se sont plutôt bien vendus, et aujourd’hui ils sont toujours convoités par les inconditionnels du vinyle. Le plus connus d’entre eux est « Supa Star », LE morceau de Group Home qui traversera les âges. Le beat de Preemo, construit à partir de « Hanging Downtown » de Cameo compte parmi ses meilleures productions. Même si l’univers convoqué par Lil’ Dap et Melachi ne présente aucune originalité, on sent poindre l’émotion derrière leur récit de la vie dans le ghetto.
« I travel ghetto to ghetto back streets to the street / Kick a rhyme or crime with this ill mastermind / Mom dukes used to tell me with these tears in her eyes / Now I’m out on my own survival with the dime / Like an African tribe little Dap will blow your mind / Check it out like this. »
La promotion de l’album s’est également articulée autour de deux autres maxis: Livin’ Proof / Supa Dupa Star et Suspended In Time / Tha Realness. Tous ces morceaux mettent en avant la marque esthétique développée par Group Home et DJ Premier. Livin’ Proof est un album d’une grande homogénéité. La basse lourde de Premier vous plaque au sol. Les synthés, le pizzicato, les sons de clochettes vous suspendent hors du temps. Le réalisme cru des « projects » laisse une place à la rêverie et à l’introspection.
« Son started in Brooklyn and you all know that / I call you son for a reason / That means nothing can come between us / When we walk these streets / Lyrics do get deep / Because we’re born to die / Shed tears and cry / Mom dukes passed away when you was locked up son / They had you, suspended in time / So I kick rhymes. »
Livin’ Proof présente une particularité intéressante: il inclut deux versions de la même chanson, pratique habituellement réservée au format maxi. Il s’agit de « Up Against The Wall », présentée avec deux instrus différentes de Preemo. La première (« Low Budget Mix ») se situe au milieu de l’album et peut presque être considérée comme un « banger ». C’est un des rares beats mélodieux de l’album, qui ouvre une parenthèse de légèreté dans cette chronique de la rue. Le texte de la chanson, lui, reste dans le ton très « thug rap » du reste de l’album. C’est pourquoi à mon sens le « Getaway Car Mix » est plus juste, plus en accord avec l’atmosphère tendue du ghetto. Le sample de piano parfaitement bouclé par Premier accompagne à merveille le récit des déboires de Lil’ Dap et The Nutcracker. L’expression « up against the wall » pourrait être traduite par « être au bord du gouffre », même si « the wall » fait référence au mur contre lequel on adosse les condamnés prêts à être fusillés.
« 5-O form my back thinkin’ that they’re in guard / Brothers keep on dividing and we won’t get far / The devil’s on some slick shit ready to hold us down / But I maintain my focus and just hold the fort down. »
Livin’ Proof est un disque à recommander à ceux qui ne jurent que par Illmatic ou The Infamous. C’est un album de « thug rap » qui n’est jamais étouffant, et parfois tout simplement beau. La patte de DJ Premier s’y ressent fortement, ses instrus n’ont pas pris une ride. Livin’ Proof fait également partie des disques qui ont reçu le traitement FFRR (pour Full Frequency Range Recording). FFRR, qui est devenu un label, est une technique d’enregistrement haute fidélité développée à l’origine par Decca Records. Le disque de Group Home a donc bénéficié d’une excellente technologie lors de son enregistrement, ce qui rend d’autant plus agréable son écoute. Livin’ Proof est sorti le 21 novembre 1995, soit presque 19 ans. Un album intemporel, parfait pour illuminer les journées d’automne à venir.