Black Milk – If There’s A Hell Below

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Octobre 2014

Black Milk

If There's A Hell Below

Note :

L’ami Black Milk est maintenant loin d’être un nouveau-né de la sphère hip-hop indé. Trentenaire stylé originaire de Detroit, Curtis Cross, aka. Black Milk, tourne dans le milieu depuis une bonne dizaine d’années. Véritable touche-à-tout, il fait partie de cette nouvelle génération d’artistes polymorphes. Faiseur de sons prodigieux, producteur, rappeur, il passe du beat à la rime en connaissance de cause, et nous donne à chroniquer, un an tout juste après la sortie de No Poison No Paradise, un nouvel album, le septième à son actif : If There’s A Hell Below.

Plongée en adolescence et dans l’enfer sur terre de Detroit, If There’s A Hell Below (référence explicite au titre soul/funk de Curtis Mayfield, If There’s A Hell Below We’re All Going To Go, 1970), est un véritable petit ouragan pour la presse web spécialisée. « Parfait travail d’exactitude artistique »* pour HipHopDX, une production qualifiée de « festin absolu »** pour Pitchfork, If There’s A Hell Below était très attendu. La maturité de Black Milk – notamment dans la maîtrise de son flow et la qualité de ses vers -, le niveau d’expertise atteint dans son beatmaking, la place de l’album dans la carrière de l’artiste font planer une certaine tension à la première écoute de ce nouvel opus. On se surprend à ne pas vouloir être déçu, surtout pas… Alors ?

EMOTION ET SOPHISTICATION

C’est donc avec une certaine appréhension, mais concentrée, que je lance Everyday Was, le premier des 12 tracks de If There’s A Hell Below.

Le son prend place, comme à l’envers, créant l’impression surprenante d’avoir commencé l’album sur une outro.

Sensation sonore et ralentie de fin de morceau.

Une pause.

Des effets de voix.

Qui laissent place enfin à un beat addictif, grave, tout en basses… Somptueux.

Pour achever l’auditeur, Black Milk s’engage dans le texte tel un boxeur sur le ring : le flow est nerveux, décidé, engagé. Une sensation d’avoir été introduit directement dans les racines du mal. Le producteur de Motor City a soigné son entrée en matière, et c’est peu de le dire. Everyday Was est un grand moment de musique. Il provoque une émotion propre au son hip-hop : un knock-out sonore qui prend aux tripes, et là, en plus, l’effet est réalisé avec virtuosité.

« Reminisce back on the innocence / Back when the money was limited / Before we had stacks / Before we had racks / Before we had raps on the internet. »

La voie ouverte par Black Milk avec ce premier titre est loin d’être facilement défrichable. If There’s A Hell Below est un album complexe construit sur le principe des ruptures et des changements de ton : rupture des rythmes, des ambiances, des genres, flow saccadé, rimes courtes. Black Milk s’amuse avec le tempo et joue sur le terrain de la déconstruction. Il semble prendre un malin plaisir à décortiquer chaque morceau en son centre pour en extraire un autre beat, et instaurer un changement de ton : une instru en cache une autre, créant une boucle paradoxalement homogène car structurante. Du mouvement permanent suscité par les basculements incessants émerge un tout structuré. Sur What It’s Worth, la prose lancée à la première personne du singulier est cinétique :

« Let it breathe / Let it doze / Me and my niggas had dreams / Cashing checks with seven Os /

PA / Westside / Hop in the truck like let’s ride /

Mom’s looking at the time / Hoping that her oldest son make it back inside /

And I did that / Live by a code/ Live for tomorrow /

Walk down streets where empty hollows stray /

Sidewalks where broken bottles lay/

I did that. »

S’appuyant sur des productions travaillées au corps, où les batteries jouent un rôle déterminant presque sur chaque morceau, le son de If There’s A Hell Below est d’une belle sophistication. Faisant une part belle au jazz dans des arrangements splendides (écoutez au casque la contrebasse de l’instrumental Hell Below !) et rendant hommage à sa ville, pour ce qu’elle représente en termes d’héritage musical, Black Milk crée un son organique d’une précision qui ne peut que nous révéler toute l’étendue de son talent.

L’un des plus beaux enchaînements de cet album se cache entre l’instrumental Hell Below et le banger teinté de pop 80’s Detroit’s New Dance Show où Black Milk nous ballote de la jazz session au dancefloor, presque sans transition aucune.

Entouré de la légende Pete Rock (pour une collaboration surprenante sur Quarter Water où Pete ne produit pas mais rappe bel et bien) ou de Bun B (sur Gold Piece), Black Milk apparaît aussi à l’aise dans un style dirty south que jazz rap. D’ailleurs, l’album entier adopte des sonorités 90’s complètement assumées: effets drum & bass, utilisation des interludes, insertion de moments parlés en interstice, recours pour les refrains à des chanteuses aux belles vibes r’n’b (Mel sur Everyday Was), on est pas loin de l’ambiance du Beats, Rhymes and Life d’A Tribe Called Quest (particulièrement sur le morceau Story & Her) ou de l’exercice auquel s’était livré Cypress Hill sur l’EP Unreleased & Revamped (produit pas DJ Muggs en 1996). On est baigné dans une nostalgie permanente de la golden era, comme un éclat de soleil furtif sur une vitre brisée des usines désaffectées de Motor City.

PURE PROUESSE MUSICALE OU SIMPLE MANIAQUERIE ARTISTIQUE ?

Alors tant de talent, tant de génie, tant de sophistication déployés sur un seul et même album laisseraient-ils place à une petite orientation critique ?

Oui.

La prouesse musicale certaine de Black Milk sur If There’s A Hell Below laisse peu de place à ces petits grains de folie qui font d’un très bon album un album mythique. Le travail est excellent, mais un peu mécanique  : on aimerait se laisser aller un peu plus, se fondre dans l’univers de l’album, en apprécier ces éventuelles imperfections, s’approprier les textes, laisser tomber l’intellect. Tout reste très Black Milk – certes de l’excellent Black Milk cette fois-ci – mais le rappeur se donne-t-il vraiment et sincèrement à l’auditeur ? La densité et la complexité de son travail musical rend peu lisible sa démarche, si ce n’est pour nous prouver qu’en plus d’être devenu un très bon emcee, le gars du Midwest est un vrai musicien – information que l’on connaît déjà de toute façon si l’on s’intéresse déjà un tant soit peu à son travail.

Sur If There’s a Hell Below, il règne comme une impression d’être tenu à distance. Parce que tant d’excellence frôle le perfectionnisme maniaque. Il le révèle lui-même dans l’interview qu’il a donnée en octobre dernier pour le webzine Passion of The Weiss:

« I’m hard on myself. Most of the shit I do, of course I like it but I’m still very critical. I’m even worse with other people’s shit. I might be the last person that needs to be starting some kind of music label because I’m not gonna sign nobody, I’m just too picky ».***

Les trois moments de réel plaisir musical, que, pour ma part, sont Everyday Was, What It’s Worth et Detroit’s New Dance Show, me font m’interroger sur l’identité de cet album. C’est de l’excellent boulot, j’aurais bien du mal à dire le contraire, mais je n’ai pas réussi à m’installer dans ses profondeurs.

C’est donc avec un peu de regret que je sors de cette écoute. Le train conduit par Black Milk m’a laissée au bord de la route, et pourtant il manque peu de choses pour que je saute sur le parapet et le rattrape en route : une dose de prétention en moins, un zeste de laisser-faire, de la spontanéité sans modération.

Artiste fabuleux sur scène, Black Milk gagnera certainement en épaisseur sur ses prochains projets d’albums à s’inspirer de ces « live performances » qui font de lui l’un de ces rares magiciens du beat aussi largement respectés pour son apport à la scène musicale hip-hop aujourd’hui que pour son identité d’artiste. Black Milk, je t’attends en gare. Et de pied ferme.

* « Fine work of artistic exactitude »

** « absolute feast »

*** « Je suis dur avec moi-même. Ce que je fais, bien sûr je trouve ça bien, mais je reste quand même très critique. Je suis bien pire avec ce que font les autres. Je devrais être la dernière personne à avoir besoin de monter une maison de production car je ne vais jamais signer avec personne, je suis trop sélectif. »