Ghostface Killah revient sur le devant de la scène quelques mois seulement après la sortie de 36 Seasons. Cette fois-ci il est accompagné du trio de jazz canadien BADBADNOTGOOD. Sour Soul est l’album issu de cette collaboration, très intéressante d’un point de vue esthétique mais qui n’a pas été exploitée à son plein potentiel.
Un trio de jazz qui enregistre un album de hip-hop, c’est une idée qui a de quoi séduire. C’est le défi que se sont lancés 3 jeunes canadiens il y a quatre ans. Matthew Tavares, Alexander Sowinski et Chester Hansen donnent alors naissance à cet ovni dans le monde du rap, connu aujourd’hui sous le nom de BADBADNOTGOOD (ou BBNG). Génération digitale oblige, c’est une vidéo Youtube qui les a révélés au grand public (la fameuse « Odd Future Session« ). On y voit les 3 musiciens interpréter à leur façon des morceaux de Tyler The Creator. Touché par l’initiative, ce dernier a beaucoup contribué à leur succès sur internet. Trois albums ont été enregistrés par le groupe en à peine 4 ans: BBNG, BBNG2 et III. Ne manquait qu’un album enregistré sous le patronage d’un emcee de renom pour faire sortir définitivement BBNG de l’élitisme dans lequel l’étiquette « trio de jazz » les enfermait. C’est chose faite avec Sour Soul, fruit de leur collaboration avec Ghostface Killah (Dennis Coles). Rappeur au CV long comme le bras, Ghostface n’avait plus rien à prouver à qui que ce soit. Saluons donc le courage qui l’a poussé à se lancer dans cette aventure a priori périlleuse.
Sour Soul, c’est douze titres dont une intro. Finie la mode des albums à rallonge à plus de quinze titres. Le format est court et l’écoute dure seulement 33 minutes. Il faut cependant se rappeler que Ghostface a été très occupé ces dernières années, avec Twelve Reasons To Die en 2013 et 36 Seasons sorti il y a à peine plus de deux mois. L’avantage avec un album si court est qu’il y a moins de place pour le superflu, voire le déchet.
Twelve Reasons To Die a constitué un véritable tournant esthétique dans la carrière de Ghostface Killah. L’univers sonore des disques antérieurs – comme par exemple Fishscale – était très inspiré par le funk et la soul des années 60 et 70, avec de nombreuses références aux comics Marvel (il avait pris pour alias Tony Stark, l’homme derrière Iron Man). Depuis, Coles s’est tourné vers le cinéma italien des années 70. Plus précisément ces thrillers fantastico-érotiques popularisés par des réalisateurs comme Dario Argento et Mario Bava : les « gialli ». Ces dernières années donc, on pouvait entendre la forte influence exercée par la musique d’Ennio Morricone ou Piero Umiliani sur la musique de Ghostface Killah. Sour Soul se situe dans la continuité de ce changement de sonorité de l’ex-emcee du Wu-Tang Clan.
Les musiciens de BBNG ont parfaitement réussi à capturer cette ambiance de polar érotique de seconde zone. L’exemple le plus saisissant en est le morceau instrumental intitulé « Stark’s Reality ». Dans l’ensemble, les morceaux sont plutôt lents et le son des instruments est très travaillé. La majeure partie du temps, il s’agit d’un trio basse-guitare-batterie, parfois agrémenté de violons ou de synthés très discrets. La musique composée et interprétée par BADBADNOTGOOD s’éloigne du jazz auquel ils nous avaient habitués, et nous montre que ces jeunes sont décidément très doués! Mais on regrette tout de même l’aspect trop maîtrisé de l’enregistrement. Rares sont les moments où le trio prend réellement le dessus et se lâche. Pas de furieuse impro, pas de démonstration instrumentale. Le trio n’a peut-être pas voulu voler la vedette à Ghostface. On sait que dans le milieu du rap les egos sont parfois fragiles.
Dennis Coles fêtera en mai ses 45 ans, dont plus de 20 passés à rapper. Il fait partie de ses artistes dont la carrière ne comporte que très peu de faux-pas. Mis à part sa période « Ghostdini », on peut dire qu’il a bien négocié le virage des années 2000, qui ont vu se planter beaucoup d’autres grosses pointures du rap. Mais malheureusement il faut bien reconnaitre que s’il ne déçoit jamais, il n’a pas non plus impressionné grand-monde ces dernières années. Le souci sur Sour Soul vient de la longueur des chansons. Bien souvent, il ne pose qu’un seul couplet, et sur les morceaux un peu plus longs, il fait appel à un invité pour l’accompagner au mike. Bien souvent ses textes laissent un goût d’inachevé et restent en suspension. C’est dommage, car on voit tout de même poindre quelques instants de grâce. Le ton de l’album est un peu plus apaisé qu’à l’accoutumée, on sent que Starks n’ose plus se la péter autant qu’avant. Ghostface ne fait du Braggadocio que sur deux titres (ce qui est peu pour un disque de rap): « Six Degrees (Feat. Danny Brown) » et « Gunshowers (Feat. Elzhi) ».
« Mind body and soul, I’m a strong individual / Come through in the final hour, with gun showers / Stand the fuck up like Flav and fight the power / I’m an activist, socialist, deadly ass poetrist / Supreme Clientele, I’m a goddamn vocalist / My thoughts are so heavy I could change a generation. » (Ghostface Killah, « Gunshowers »)
On remarque sur l’album la présence de MF Doom, qui vient avant tout nous rappeler que les deux « super-héros » nous doivent toujours un album en collaboration intitulé Doomstarks et attendu depuis maintenant 3 ans. Ghostface aurait annoncé une sortie en 2015… On verra bien. En tout cas sur « Ray Gun », aucun des deux emcees n’atteint le niveau qu’on serait en droit d’attendre d’eux. La chanson ressemble trop à une sorte de « bande annonce » pour Doomstarks. Dans « Nuggets Of Wisdom » et « Food », Coles livre la parole d’un rappeur qui a trouvé la paix dans la religion (l’islam), désireux de transmettre à la nouvelle génération quelques sages conseils de vie. C’est à la fois drôle et attendrissant. Ces chansons clôturent sa participation à l’album, qui se ferme sur « Experience » morceau instrumental de BBNG. La véritable perle à retenir de Sour Soul est à mon sens « Tone’s Rap » pour deux raisons. D’abord, la partie instrumentale du morceau est tout bonnement sublime: un excellent blues très lent et minimaliste, à grand renfort de reverb et de flanger. C’est aussi un des moments où Starks se met à nu et se livre à l’autodérision. « Tone’s Rap » c’est la complainte du vieux « pimp » fatigué, qui passe un soufflon à sa rombière incapable de laver correctement sa grande veste satinée de mac. On est tenté d’y voir l’aveu d’impuissance d’un rappeur qui contemple la fin d’un âge d’or tout en se remémorant ses hauts faits.
« Ayo, ayo, bitch, what the fuck? I got lint on my robes / I can’t pimp in these clothes / Them fuckin’ hoes is killin’ me / There’s no slack for a pimp in these streets, is you feelin’ me? » (Ghostface Killah, « Tone’s Rap »)
La collaboration entre Ghostface Killah et BADBADNOTGOOD marque une parenthèse très agréable dans l’évolution récente du rap. Sour Soul se situe hors du temps, rencontre entre deux générations, produit du métissage entre rap et musique de cinéma « giallo ». D’un point de vue esthétique, la combinaison est parfaite. On regrette que l’agenda un peu trop chargé de Ghostface ne lui ait pas permis de s’investir plus dans ce projet qui aurait très bien pu être l’album de l’année avec un peu plus d’effort de sa part.
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