Rares sont les albums de rap à avoir atteint la notoriété d’All Eyez on Me : le 7 septembre 1996, quatre balles de Glock déchirent la peau de 2Pac et marquent à jamais sa légende. Ce dernier album du vivant 2Pac s’avère plein de contradictions, comme le jeune homme de 25 ans qui l’enregistre dès sa sortie de prison, mais survit sans peine aux années.
Après avoir mis la main sur Dre, D.O.C, Michel’le et Above the Law auprès du label d’Eazy-E, Ruthless Records, Suge Knight, toujours pas rassasié, se tourne vers l’homme qui changera son label, Death Row Records. Le détenu du pénitencier de Dannemora répondant au nom de Tupac Shakur, aussi connu sous le pseudonyme de 2Pac, purge une peine de prison de quatre ans et demi pour agression sexuelle (agression à laquelle il niera avoir participé, mais le simple fait de ne pas être intervenu faisait de lui un coupable, estimait-il). Pendant les six premiers mois de 1995, un visage revient plus souvent que les autres derrière la vitre du parloir, celui du patron de Death Row. Avec les albums de Dre, Snoop Dogg et Tha Dogg Pound sortis sur son label, les affaires sont florissantes, mais Suge Knight doit tenir un train de vie lancé à pleine vitesse, et met donc sur la table 1,4 million de dollars, le montant de la caution de 2Pac.
En prison, le rappeur a eu le temps de ressasser ses prises de tête avec la East Coast, Bad Boy Records, Puffy Combs et Notorious B.I.G., qu’il accuse de tentative de meurtre sur sa personne. Suge Knight n’est pas un imbécile et, en bon businessman, cherche à exploiter ce combat pour sa capacité à attirer à la fois journalistes et grand public. Sans doute le patron de Death Row aura même éperonné son poulain jusqu’au sang, le poussant à une folie perceptible dès le regard, comme sur « Hit Em’ Up », face B du single « How Do U Want It », et sans conteste le clash le plus violent du rap, dirigé vers Notorious B.I.G., avec une minute de pures insultes en guise d’outro.
Avec « Ambitionz Az A Ridah » pour ouvrir All Eyez On Me, 2Pac ne dément pas :
I won’t deny it, I’m a straight ridah
You don’t wanna fuck with me
Got the police bustin’ at me
But they can’t do nothing to a G
Énonce-t-il avant même les fameuses notes de piano qui constituent le motif du morceau. Le rappeur, sorti de prison le jour même de l’enregistrement d’« Ambitionz Az A Ridah », jure allégeance à Death Row dès le premier couplet, puis déclame ce qui deviendra sa légende : une description de sa disparition et son grand retour, roi parmi les princes du rap. En 2016, la disparition de 2Pac occulte facilement l’artiste, comme elle le fait aussi pour Jim Morrison ou Elvis Presley. Mais on prend pour des prophéties ce qui n’était alors que la réalité de 2Pac : au moment où il signe chez Death Row et s’associe avec Suge Knight, qui traîne déjà une sévère réputation de gangster, 2Pac se sait condamné. « Ambitionz az a Ridah », c’est tout un programme, qui inclut mort et résurrection : certes, 2Pac fait alors référence à la tentative de meurtre qui lui laisse cinq cicatrices de balles, en 1994, mais il n’est clairement pas rassuré sur son avenir. Quand son amie d’enfance Watani Tyehimba tente de convaincre le rappeur de ne pas signer chez Death Row, il lui confie entre deux sanglots : « Je sais que je vends mon âme au diable. » Pour approcher All Eyez On Me, il faut commencer par regarder ses crédits : le nom de Suge Knight, executive producer, s’y étale, en énorme, et il ne manque plus que les lettres de sang… Ces caractères sur la pochette d’All Eyez On Me, quatrième album de 2Pac, signifient que l’album totalement marqué par Death Row, puisqu’il n’aurait pas eu lieu sans le label.
Quitte à traîner avec le Grand Satan, autant profiter de la ride. 2Pac embrasse sans aucun complexe le style gangsta, et les horreurs qu’il chante ne sont que le reflet à peine déformé de sa propre existence époque Death Row. 2Pac sait ce qu’il fait, et il le fait bien. Depuis 2016, ce qui frappe comme un direct, ce sont ces 27 morceaux, 2 heures 12 minutes de tracks qui descendent rarement sous les 4 minutes, le tout sans interludes. All Eyez On Me deviendra vite un des doubles albums les plus vendus de l’histoire, pas pour déplaire à Death Row Records et Interscope, qui avaient pourtant prévu le coup avec cinq singles. Il faut dire qu’il n’y a qu’à se servir, tant la tracklist regorge de hits juteux. 27 morceaux, pas un à jeter, peut-être « Whatz Ya Phone # », « Check Out Time » et « Run Tha Streetz », et encore. 2Pac a toujours énormément écrit : Biggie racontait qu’un jour, le temps de s’asseoir sur le trône, 2Pac avait signé deux chansons. Mais le nombre de titres détonne, tout autant que la présentation en « book » : Tupac sait pertinemment qu’il écrit sa propre légende. Il trouvera un bon assistant en la personne de Dat Nigga Daz, bien moins reconnu que Dre alors qu’aussi flamboyant à cette époque, qui se révèle être un collaborateur de choix. Aujourd’hui, c’est bien simple, « Ambitionz Az a Ridah », « Got My Mind Made Up » et « 2 of Amerikaz Most Wanted » suffisent à elles seules à cribler de balles All Eyez On Me. Fidèle à Death Row longtemps après la mort de 2Pac, Daz Dillinger participe aussi à l’écriture d’un certain nombre de chansons, et, très clairement, au versant gangsta du premier album.
“La prison a tué mon esprit. Je suis essoré. Je suis fatigué, à présent. Je ne suis plus convaincu de pouvoir changer les choses.” (2Pac à son ami Leila Steinberg, après 11 mois de détention)
Et c’est bien de gangsta que l’on parle : 2Pac avait déjà fait état d’une allégeance à la West Coast sur ses précédents albums, mais il s’éloigne ici radicalement de son personnage de « thug », tout aussi sulfureux mais plus tourné vers les problématiques sociales. 2Pac avait traduit « thug » par l’acronyme « the hate you gave the little enfants fucks everyone » (« la haine que vous confiez à vos enfants détruit tout le monde ») : l’attitude du gangsta, plus désabusée et autodestructrice, fournit à 2Pac l’exutoire idéal pour le désespoir qu’il ressent depuis son adolescence (laquelle est encore fraîche : il meurt à vingt-cinq ans…). All Eyez On Me semble littéralement canaliser la nervosité du beef avec l’East Coast : d’ailleurs, dès le mois d’août 96, Tupac cherchera à s’éloigner de Death Row, et à honorer le plus rapidement possible son contrat pour trois albums, signé en prison, d’après sa fiancée de l’époque Kidada Jones. Mais, pour le moment, Notorious B.I.G. est clairement son adversaire dans une sorte de match de boxe rapologique : Ready To Die, premier crochet du droit du Big Poppa, est sorti en 1994 et tourne encore sur les dancefloors. Le scénario est idéal : East contre West Coast, et que le meilleur gagne : ce match, aussi culte que Ali – Foreman ou Tyson – Seldon, hante encore les discussions en 2016. Pas besoin d’arbitrage vidéo pour affirmer que 2Pac est parvenu, avec All Eyez On Me, à lancer un coup de la catégorie de ceux qui mènent au tapis.
Proche de 2Pac, Tyson utilisa pendant longtemps « Ambitionz Az A Ridah » pour annoncer son entrée sur le ring. 2Pac lui dédicaça plusieurs chansons, dont « Let’z Get It On (Ready To Rumble) », son ultime enregistrement.
Le double-album est sans conteste un des meilleurs albums du G-game, aidé par la patte, au mastering, de Brian « Big Bass » Gardner, qui n’a pas volé son surnom. Sur « Can’t C Me », produit par Dr. Dre, 2Pac invite George Clinton pour réunir G et P-Funk sur un morceau menaçant et à deux doigts de la folie. Entre la note stridente inaugurale qui revient sans cesse, les interventions hallucinées de Clinton, le ton énervé de 2Pac et surtout sa dédicace finale et le rire cinglé qui l’accompagne :
I dedicate this to you punk motherfuckers!
This one’s for you, BIG baby
Pas la peine de traduire pour expliquer à qui s’adresse ce bon vieux diss : simple et efficace. Bien plus que « California Love », destiné aux dancefloors, « Can’t C Me » suscite l’apothéose gangsta, le massacre sonore qui ne laisse personne indemne, la bande-son d’un drive-by sanglant.
Signer chez Death Row permet d’abord à 2Pac d’accéder aux meilleurs producteurs du moment, Dr. Dre et Dat Nigga Daz en tête, sans oublier DJ Pooh, Doug Rasheed et QDIII, le fils de Quincy Jones. L’ambiance G-Funk d’All Eyez on Me se remarque d’abord par ces excentricités sonores, comme sur « Only God Can Judge Me » et « California Love ». Le premier s’amuse avec des guitares wah wah qui traversent le son comme le métronome d’un appareil respiratoire, l’autre avec les vocalises vocodées de Roger Troutman, légende funk de la West Coast. Avec « Only God Can Judge Me », Doug Rasheed signe même la meilleure prod’ de Dre non signée par Dre. Les hooks de Nate Dogg, au moins aussi connus que les punchlines de 2Pac ajoutent encore un peu plus de baroque à cette perle G-Funk qui pioche dans funk et P-Funk, piliers du genre, de quoi désinhiber l’album, en plus des litres d’Alizé, de Cristal et de Hennessy. La forte présence et les lyrics extrêmes du G-Funk conviennent parfaitement à l’état d’esprit gangsta de 2Pac, mais aussi à son caractère fier et espiègle, comme sur « All About U », « Picture Me Rollin » » ou « Heaven Ain’t Hard 2 Find ».
2Pac ne se contente pas de remplir le cahier des charges de la G-Funk : d’autres morceaux se caractérisent par un dépouillement total comme « Got My Mind Made Up », qui se contente du trio drum/snare/basse pour mieux laisser l’espace aux homies Dat Nigga Daz, Kurupt, Redman et Method Man. Pour vraiment apprécier l’intervention de 2Pac, il faut savoir que ce morceau lent et menaçant avait à l’origine était enregistré avec Rage et Inspectah Deck, qui furent finalement retirés de la version finale. Le fait est là : la plupart des meilleurs morceaux d’All Eyez On Me n’était pas destinée à 2Pac, mais tombe à pic pour l’emmener sur les hauteurs. L’album est chargé en featurings, et « 2 Of Amerikaz Most Wanted », qui réunit Snoop et 2Pac, reste une référence. Cette litanie sans refrain, traversée par un hook obsédant chanté par Daz (poursuivi plus tard dans « Ain’t Nothing But A Gangsta Party Part 2 ») et ce charley métronome qui ne lâche pas une mesure, magnifie des flows impeccables.
Comme galvanisés par la puissance de Death Row, 2Pac et Knight vont aussi inviter K-Ci et JoJo, du fantastique groupe de R’n’B Jodeci, à leur sensationnelle célébration gangsta. Un tel rassemblement de tout ce que la musique noire produisait de meilleur aurait pu laisser une impression d’opportunisme, mais les correspondances se font sur chaque featuring, enregistré en peu de prises selon les souhaits de 2Pac. Et, contrairement à ce que le virement gangsta de l’album a pu laisser penser, la foule compacte qui se presse dans les studios ne conduit pas 2Pac à abandonner ses racines, ni les références aux Black Panthers.
Évidemment, All Eyez On Me transpire la thug life, mais en faire le petit livre rouge du gangbanger serait bien imprudent. On a pu, au fil des années et des anniversaires, qualifier All Eyez On Me d’album gangsta, mais cette mauvaise réputation dépasse largement la réalité. Sur cet album plus que sur les autres, 2Pac est capable du pire comme du meilleur : gangsta en sale état d’ébriété sur « Thug Passion » puis pasteur chamboulé pour « Life Goes On », et quand même, comme à l’époque, dragueur et léger, sur « All About U » et « Heaven Ain’t Hard To Find ». Dans le cas de 2Pac, il faut se rappeler sans cesse de sa carrière cinématographique, et combien il aimait être acteur : le voir, ou l’entendre, aller d’un personnage à un autre n’est plus si étonnant. Si l’on retourne aux productions, l’album est partagé entre la nouvelle garde (Daz et Dre) et à un collaborateur de longue date, Johnny J, qui remet au premier plan ses kicks claquants et ses amples samples. Le second album, plus particulièrement, explore volontiers de nouveaux croisements avec les chœurs féminins, le fatalisme, le retour de thèmes tupaciens, qui donnent l’impression d’assister à une Cène sans lendemain. All Eyez On Me emmène les gangstas au confessionnal, et certains d’entre eux versèrent des larmes sur « Life Goes On », oraison funèbre qui emporte avec toute sa vitalité. Daz Dillinger lui-même parcourt le spectre des interprétations de 2Pac en produisant l’incroyable « I Ain’t Mad at Cha », qui envoie le rappeur au bar : quelques notes de piano, piano, et tout le monde verse une larme dans son verre. 2Pac y raconte l’existence de plusieurs personnages, réels ou inventés (probablement un peu des deux), tous marqués par un changement (thème déjà abordé dans « Changes » sur l’album précédent), qu’il s’agisse d’une évolution ou d’une régression. Tout dépend du point de vue, et le rappeur sait de quoi il parle.
« I Ain’t Mad at Cha » est un des symptômes du mal qui ronge All Eyes On Me, et plus généralement de 2Pac : une conscience désespérée des idées reçues qui prennent le pas sur les individualités des Noirs d’Amérique, mais une propension certaine à s’y conformer pour certains aspects de sa vie publique. Autrement dit : faites ce que je dis, pas ce que je fais.
Si ces errements sont apparents dans le comportement de 2Pac, en témoigne la plainte pour agression sexuelle, ils sont vraiment difficiles à déceler dans sa musique. Sur le sexisme, par exemple, « Wonda Why They Call U Bitch » fut longtemps pointé du doigt pour ses attaques envers les femmes. Sauf que la chanson s’adresse à Delores Tucker, femme politique noire que 2Pac considérait comme une traître pour ses prises de position contre le gangsta rap. Et la position du rappeur se comprend : pourquoi attaquer l’expression de la violence réelle que constitue le gangsta rap, plutôt que de combattre directement son sujet ? Pour revenir aux paroles de « Wonda Why They Call U Bitch », il est clair que 2Pac ne réserve pas la charmante dénomination aux seules femmes. Les « Niggaz » peuvent être des « Bytches » aussi, comme il l’écrit dans les remerciements de l’album. Quand All Eyez On Me sort, Tucker a déjà critiqué à plusieurs reprises le vocabulaire du gangsta rap, et celui de 2Pac en particulier. La violence est clairement dirigée, et si le rappeur avait des affinités avec les femmes, il ne se privait pas de les malmener comme des hommes s’il jugeait qu’elles l’avaient trahi, lui ou sa cause. Ce n’est pas vraiment du sexisme, et même une forme d’égalitarisme dans la rancune.
“Il était persuadé qu’il y avait deux types de femmes. Ce qui était dangereux avec Pac, parce qu’il vous mettait sur un piédestal, puis, si vous faisiez une erreur, il jurait que vous étiez le diable en personne. Toute son existence était extrême. C’est ce qui le rendait si difficile à aimer. La pitié n’entrait pas en compte.” (Jada Pinkett Smith, amie de 2Pac)
L’absence de morceaux prenant le point de vue de la gent féminine (à l’exception de « Wonda Why », donc), après les « Dear Mama » et « Brenda’s Got A Baby » des précédents albums, a semblé confirmer cette déconsidération des femmes. Mais il faut entendre les femmes, pas dans les paroles de Pac, mais indépendamment de lui, sur des titres comme « Can’t C Me » ou « Holla At Me » : c’est Nanci Fletcher qui balance « You better beware where you lay/We better not find where you stay » (« Tu devrais faire attention aux coins où tu traînes/Il vaudrait mieux qu’on ne sache pas où tu vis »), sans que l’on sache si cette menace s’adresse à 2Pac ou à ses ennemis. Quoi qu’il en soit, thug s’accorde aussi au féminin. On retrouve l’imagerie plus traditionnelle de la femme aimante et dans l’attente sur « Run Da Streetz », incarnée par Michel’le, mais il est indéniable que la présence féminine évolue dans All Eyez On Me.
Elle a sans aucun doute évolué aussi dans l’esprit de 2Pac, qui réussit le coup de maître d’All Eyez On Me en enregistrant un album totalement vrai : on parle beaucoup d’authenticité à l’esprit hip hop, mais celles des paroles est tout aussi importante, dans certains cas. 2Pac avait mis tellement de son existence dans le rap qu’il ne pouvait en être autrement pour lui. Comme d’habitude, les paroles du rappeur correspondent avec sa propre existence, apportant un côté dérangeant et manifeste à l’album, replacé dans le contexte de sa sortie. Quand 2Pac enregistre « 2 of Amerikaz Most Wanted » avec Snoop Dogg, par exemple, les rappeurs sont tous deux engagés dans des procès, ce qui renforce un peu plus le côté sulfureux du morceau. Contrairement à ce que son origine — une dette contractée en échange d’une caution — laissait attendre, All Eyez On Me est, sans qu’il soit besoin de l’écrire, un pur chef-d’œuvre que 2Pac laisse à la postérité. Tel un messie déjà abandonné par son père, 2Pac a simplement appliqué à cet album la devise des riders : vivre comme si la mort était demain.
À l’occasion des 20 ans de sa sortie, l’album All Eyez On Me est disponible en CD et vinyle à la Fnac. Pour tenter de gagner les vinyls des plus grands succès du label (2Pac, Dr. Dre et Snoop) rdv sur notre page Facebook.
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Superbe chronique ! Tellement complexe ce double album, 2Pac avait mis la barre très haute avec ce masterpiece de la West Coast. 20 ans plus tard l'album n'a pas pris une ride et s'écoute avec autant de plaisirs.
Et ce qui fait aussi plaisir c'est de voir des MC comme Kendrick Lamar qui perpétue le genre, avec To Pimp A Butterfly pour poser de nouveaux standards à une West Coast qui s'est réveillé en 2015 !
RIP 2Pac